ANTOINE-AUGUSTIN RENOUARD
Le bibliographe dont nous inscrivons le nom doit être envisagé à divers points de vue : il a vendu et publié des livres, il en a écrit, il en a réuni ; à notre connaissance, du moins, il est le seul qui offre l'assemblage de ces trois objets différents qui, depuis la jeunesse, ont rempli une carrière plus longue que celle qui est accordée à la presque totalité des mortels. Essayons de tracer une esquisse, incomplète sans doute, mais fidèle, nous en avons l'espoir, du triple aspect sous lequel se présente A.-A. Renouard.
Il naquit à Paris en 1765 ; son père était dans le commerce et lui-même, après avoir fait de très-bonnes études, fut destiné aux affaires ; mais ses goûts le portaient vers une autre direction. Très-jeune encore, il éprouvait pour les livres un attachement des plus vifs. Toutes ses économies étaient consacrées à acheter quelques volumes ; il se refusait, pour atteindre ce but, les plaisirs vers lesquels on se porte de préférence à vingt ans. Ses choix étaient intelligents, il guettait déjà des exemplaires sur peau de vélin, et lorsque vint, en 1788, la vente de la vaste et précieuse bibliothèque du prince de Soubise (où se trouvait en entier l'admirable collection de l'illustre président Auguste de Thou), Renouard y fit d'heureuses acquisitions. Observons d'ailleurs qu'à cette époque les raretés bibliographiques étaient accessibles aux fortunes les plus modestes ; on adjugeait pour quelques francs ces volumes aux armes de de Thou qui se payent aujourd'hui le centuple lorsqu'ils se montrent aux enchères.
Les troubles de la Révolution arrêtèrent l'élan que la bibliophilie prenait en France ; au moment du 10 août et du 2 septembre, au milieu des terreurs de 1793, aux approches du 9 thermidor, on avait toute autre préoccupation que celle des exemplaires ayant appartenu à des amateurs célèbres ; les incunables, les vélins étaient oubliés ; les ventes avaient cessé.
Dès que la France put respirer, dès que les esprits eurent recouvré quelque tranquillité, Renouard s'amusa, comme distraction, à faire imprimer quelques volumes exécutés avec élégance et destinés à des amateurs délicats. Il était un admirateur instruit et fervent de l'antiquité ; il choisit de préférence des classiques, il débuta par quelques uns de ces écrits de philosophie morale où Cicéron a exprimé de nobles pensées que recouvre la diction la plus élégante.
A cette époque il s'était placé à la tête d'une manufacture de gazes, mais des occupations de ce genre ne lui souriaient pas ; les volumes qu'il avait mis sous presse dans un but de passe-temps délicat, et non de spéculation, trouvaient des acheteurs empressés ; il prit le parti d'embrasser la profession qui lui souriait le mieux.
Il devint libraire ; il établit une maison qui devint une des plus importantes de la capitale et qui prospéra rapidement. Il rouvrit avec les pays étrangers des relations qui s'étaient brisées au choc des guerres internationales et des discordes civiles ; il eut en Italie, en Allemagne, en Hollande, des correspondants actifs et intelligents ; il passa lui-même à plusieurs reprises les Alpes et le Rhin, malgré les lenteurs et les fatigues de voyages qu'on accomplit aujourd'hui avec une facilité rapide ; il fréquenta les foires de Leipzig ; sa probité sévère, son exactitude le mirent en possession de l'estime la mieux méritée.
Ses magasins devinrent le rendez-vous des amateurs d'élite. Le goût était alors plus sérieux qu'aujourd'hui ; les facéties, les heures gothiques, les plaquettes françaises du XVe et du XVIe siècle, les poètes de la Renaissance, les reliures de Le Gascon, de Duseuil, de Pasdeloup, étaient loin d'exciter l'enthousiasme avec lequel on les envisage depuis quelques années, en se les disputant à coups de billets de banque.
On demandait alors les plus belles éditions des classiques grecs et latins ; on se passionnait pour le grand papier : le Xénophon d'Oxford de 1705, l'Hésiode de 1730, l'Homère publié en 1800 par quelques jeunes patriciens anglais, le Tite-Live de Drakenborch, le Cicéron de d'Olivet, se payaient des prix qu'ils seraient loin d'obtenir ; les beaux volumes mis au jour à Parme par Bodoni étaient demandés avec avidité, et Renouard s'était empressé de lier des relations avec cet habile typographe que, le premier, il fit connaître en France.
Les bibliophiles d'alors n'étaient-ils pas plus sérieux que ceux de nos jours ? Les objets de leurs attachements ne répondaient-ils pas mieux aux aspirations du véritable connaisseur ? Faisons cependant une réserve en faveur des éditions originales de nos grands classiques français, de Molière, de La Fontaine, de La Bruyère, longtemps laissées dans l'oubli le plus complet, et qu'aujourd'hui on s'estime heureux d'obtenir au poids de l'or.
C'est qu'en effet, comme l'a si bien dit Charles Nodier : « Qui pourrait dédaigner ces titres de notre gloire littéraire, dont les moindres variantes, inestimables aux yeux du goût, révèlent les secrets les plus intéressants de la composition et les développements du génie, éclairé par l'expérience et mûri par le temps (1) ? »
Tout en vendant les livres anciens ou étrangers qu'il savait se procurer avec intelligence, Renouard n'oubliait pas qu'il était éditeur. Il publia des ouvrages qui sont aujourd'hui passés de mode, mais qui eurent alors un immense succès : les Lettres Emilie, cet agréable badinage du spirituel Demoustier, Le Mérite des femmes de Legouvé, les Œuvres de Gessner. Il voulut d'ailleurs faire entrer ses éditions dans les bibliothèques des amateurs les plus difficiles; il les orna de gravures nombreuses, de portraits ; il appela à lui les artistes les plus distingués, d'abord Saint-Aubin, ensuite Moreau, si gracieux, si habile à reproduire les costumes de la fin du siècle dernier, à donner à de petites figures une élégance charmante. Il eut soin de faire tirer quelques exemplaires (souvent un seul) des beaux volumes qu'il confiait habituellement aux presses de l'habile Crapelet, son imprimeur habituel, et il se réservait pour lui-même ces exemplaires de choix, en y intercalant les dessins originaux. Peu d'éditeurs ont le goût ou les moyens de se permettre ces fantaisies auxquelles nous applaudissons de grand cœur.
Mais Renouard était trop dévoué aux livres pour se borner à en acheter, à les revendre et à en fabriquer ; sa vocation le portait à en écrire, et les sujets qu'il devait embrasser ne pouvaient être douteux. De bonne heure, il avait été frappé d'une admiration sympathique pour la famille des Aldes Manuce ; c'était justice. Pendant près d'un siècle, ces illustres typographes ont rendu à l'intelligence humaine d'éclatants services ; Alde l'ancien mérite surtout l'hommage le plus sincère : réunissant autour de lui les plus érudits des Grecs qui fuyaient la tyrannie musulmane, il fut le premier à publier la majeure partie des grands écrivains de l'Hellénie. On ne possédait que des manuscrits plus ou moins défectueux ; la critique n'était pas encore éclose, la tâche était Rude ; Alde la poursuivit avec une infatigable activité et un dévouement à toute épreuve. Ce fut lui encore qui, s'avisant d'abandonner les caractères gothiques et l'in-folio si incommodes, livra aux lecteurs Virgile, Horace, Lucrèce dans le format portatif du petit in-8 et avec les types italiques amis de l'œil ; ses fils ; ses successeurs, marchèrent sur ses traces : les Commentaires de Paul Manuce sur Cicéron, ses Traités sur les Antiquités romaines, jouissent encore d'une juste estime. Alde Manuce, fils de Paul, écrivit sur les grammaires latine et italienne, retraça la vie de Côme de Médicis, s'exerça sur Térence, promena sur de nombreux objets son intelligence rapide et chercheuse. Il n'existait jusqu'alors sur cette illustre famille que quelques notions dispersées et incomplètes ; rien de suivi, rien d'exact. Renouard voulut combler cette lacune; il s'était procuré toutes les éditions aldines ou peu s'en faut ; deux ou trois tout au plus étaient parvenues à lui échapper ; il savait que la loi rigoureuse, inflexible, imposée à tout bibliographe qui se pique d'exactitude, est de ne parler que de visu, de décrire exclusivement les livres qu'il a longtemps tenus dans ses mains, sur lesquels il s'est courbé. Fruit d'un travail consciencieux, les Annales de l'imprimerie des Aides, ou Histoire des trois Manuce, parurent en 1803, 2 volumes in-8 ; vingt-deux années plus tard une seconde édition, revue et augmentée, vit le jour en 1825 ; enfin, toujours préoccupé de ce sujet favori de ses études, profitant de ces découvertes qu'amènent la marche de la science et le zèle des chercheurs, Renouard eut la satisfaction de faire paraître en 1834 une troisième et dernière édition qui demeure le mot définitif de la science bibliographique à l'égard des Aides. Il sera difficile d'y joindre quelques informations d'une valeur réelle.
A peine Renouard avait-il mis la dernière main à son grand travail sur les Aldes, que des typographes d'un mérite égal à celui des grands Vénitiens attirèrent avec raison son attention ; Paris doit citer les noms des Estiennes avec autant de fierté que la reine de l'Adriatique peut mentionner les Manuces. Ecrire l'histoire de cette illustre et laborieuse famille, dresser l'inventaire exact et raisonné de ses travaux, c'était se maintenir dans le domaine de l'histoire de l'imprimerie au XVIe siècle, c'était rester fidèle à l'ordre des idées dans lesquelles se plaisait le patient et scrupuleux bibliographe.
Maittaire avait déjà abordé ce sujet, mais l'Historia Stephanorum, publiée en 1726, incomplète et lourdement écrite dans une latinité qui n'aurait pas obtenu le suffrage de Cicéron, n'offrait que des matériaux qu'il était nécessaire de disposer dans un meilleur ordre. En 1837 on vit paraître la première édition des Annales de l'imprimerie des Estienne ; une réimpression augmentée et fort améliorée vit le jour en 1843. Un juge sévère, qui a qualifié d'excellent le travail sur les Aldes M. J.-Ch. Brunet, reconnaît que la notice sur Henri Estienne surtout se fait remarquer par « des détails neufs et d'un véritable intérêt. » Toutefois ces Annales, il faut le reconnaître, n'ont pas atteint le degré de perfection que présentent celles des Alde. Lorsqu'il les acheva, Renouard était presque octogénaire, et c'est une circonstance qu'il serait injuste de ne point prendre en considération.
D'autres recherches avaient occupé le zélé bibliographe ; il avait entrepris un catalogue raisonné des anciennes éditions des classiques grecs et latins ; des occupations multipliées ne lui permirent point de poursuivre avec activité et de terminer un ouvrage dont l'utilité eût été grande, et qu'il était bien en mesure de mener à bonne fin.
Envisageons-le maintenant au point de vue du bibliophile.
Pendant près de trente années, il saisit les occasions que lui présentèrent les ventes publiques et le mouvement d'un commerce actif afin de jeter les bases dune collection qui devint avec le temps une des plus importantes de Paris. Les éditions aldines, les classiques anciens, de beaux livres modernes en tout genre figuraient surtout dans ces armoires où resplendissait le maroquin. Les éditions qu'avait publiées le propriétaire s'y montraient sous la forme d'exemplaires sur peau de vélin ornés de dessins originaux. On distinguait aussi un choix exquis d'impressions elzéviriennes (plus de 50 volumes non rognés), de somptueux ouvrages relatifs aux arts, des pamphlets du temps de la Ligue, des libelles dirigés contre Louis XIV et les dames de sa cour, des singularités de divers genres, rencontrées, recueillies pendant bien des années d'attention incessante.
Il l'a écrit lui-même : « Ma bibliothèque fut commencée en 1778 avec le premier écu que me donna mon père et dont je fis usage pour acheter un Horace ; j'avais alors treize ans. » Dans les premières années de la Restauration, le bibliographe anglais Dibdin ne manqua point, en visitant Paris, de venir saluer la bibliothèque formée par Renouard. « Je trouvai en lui un œil de lynx, une connaissance parfaite des livres; jamais sa tête, ses pieds, ses mains n'ont connu un instant de repos, lorsqu'il s'agit de l'objet qu'il ne perd point de vue. Son exemplaire sur vélin des Epistoke de Cicéron, imprimées par Valdapfer en 1471, est un bijou exquis, une perle sans aucun défaut ; le Lucien, édition princeps, est peut-être le plus bel exemplaire qui existe. »
Lorsqu'on a réuni une foule de livres précieux, on éprouve tout naturellement le désir de faire connaître ce qu'on possède ; il y a là la vanité bien excusable du propriétaire qui s'est donné beaucoup de peine et qui a dépensé beaucoup d'argent, le plaisir de parler de ce qu'on aime, l'espoir qu'on se livre à un travail susceptible de rendre quelques services à la science. Renouard ne résista pas à cette tentation ; il entreprit l'inventaire raisonné de ses livres ; il le fit imprimer en 1818 sous le titre de Catalogue de la bibliothèque d'un amateur, avec notes bibliographiques, critiques et littéraires. Ces quatre volumes offrent une lecture qui aura toujours pour les bibliophiles un attrait particulier ; on y trouve en foule ce que Nodier appelle « d'excellentes choses de peu d'importance, et des notions qui ont plus de charme qu'on ne pense, quoiqu'elles aient encore moins de gravité qu'on ne le dit. » Nombre d'anecdotes se mêlent à des détails utiles pour le bibliographe ; on remarque aussi quelques notes d'une certaine étendue et offrant de l'intérêt ; nous indiquerons celles qui regardent les expéditions par le moyen des licences à la fin du premier empire et l'attribution à Laurent Coster de l'invention de la typographie, système qui n'obtient nullement l'assentiment de Renouard. Il mentionne parfois avec une satisfaction évidente de quelle façon tel ou tel volume précieux est passé entre ses mains ; il se met en scène avec bonhomie, il éprouve à parler de ce qu'il chérit un plaisir qui se communique.
Un écrivain ingénieux, conteur charmant, bibliophile fervent, et qui plus tard occupa à l'Académie française une place qui lui revenait de droit, rendit compte, dans le Journal des Débats, de cette publication; empruntons-lui quelques lignes oubliées aujourd'hui: « Lucullus avait formé une volière où se trouvaient assemblés et vivants tous les oiseaux du monde connu ; mais, à quelque prix que ce fût, il n'avait pu se procurer le phénix. Chez M. Renouard, on compte des phénix par douzaines... Il passe avec une insouciance un peu superbe, avec l'indifférence du luxe blasé, sur une foule d'ouvrages qui mériteraient bien une note de rareté ou un témoignage de contentement. On n'entreprendrait pas d'attirer un moment l'attention du lecteur sur un catalogue de livres qui ne sont pas d'ailleurs destinés à être vendus, si le catalogue de M. Renouard était un catalogue comme un autre ; mais M. Renouard, qui se distingue par une infinité de bonnes et solides connaissances, a imprimé à ses livres le sceau de son utile et curieuse érudition, On éprouvera souvent le regret qu'il ne se soit pas abandonné à la facile abondance de ses souvenirs, et qu'il ait dédaigné de nous faire part d'une foule de choses très-familières à sa mémoire qui seraient des découvertes pour nous ».
Presque tous les amateurs connaissant d'ailleurs le Catalogue de leur confrère, nous ne regardons pas comme nécessaire d'en parler avec plus de détail. Peu de temps après la publication de son catalogue, Renouard prit le parti de détruire de ses propres mains une portion de l'édifice qu'il avait élevé. Nous ne rechercherons pas quels furent les motifs qui le conduisirent à une résolution à laquelle il ne se résigna certainement point sans de vifs regrets. Les préoccupations imposées à tout père de famille lui firent probablement reconnaître qu'un capital considérable et improductif de revenu était immobilisé dans cette foule de splendides volumes ; ce n'est qu'à d'opulents amateurs anglais, tels qu'il s'en trouve dans les familles des Spenser et des Devonshire, qu'il est permis de maintenir de générations en générations des bibliothèques d'une immense valeur. Quoi qu'il en soit, la collection aldine fut expédiée à Londres où l'on se flattait d'obtenir des prix plus élevés qu'à Paris, et elle fut livrée aux chances assez favorables d'une auction.
D'autres ouvrages furent cédés de gré à gré ou placés, nous le croyons, dans diverses ventes, et ce n'était pas la première fois que Renouard employait ce moyen pour vider ses armoires trop remplies.
En 1804, en 1811, il avait mis en vente deux collections assez nombreuses d'ouvrages de prix ; il motive sa résolution dans les termes suivants : « Il est bien difficile de former une bibliothèque sans avoir de temps à autre à en écarter plus ou moins de volumes. Ces deux ventes se composèrent donc d'exemplaires remplacés par d'autres plus beaux ou par des éditions meilleures, et aussi de livres dont je me suis défait pour ne pas augmenter indiscrètement et indéfiniment mes collections. »
Toutefois, la majeure partie des livres fut conservée ; Renouard y ajouta même quelques livres de plus ; il acquit notamment deux de ces monuments de la xylographie qui ont devancé l'impression en caractères mobiles : l'Ars memorandi et l’Ars moriendi.
« Il faut vivre à Paris, il ne faut pas y mourir, a dit un célèbre critique contemporain. Fidèle à ce principe, Renouard, parvenu à un âge avancé, s'éloigna du tumulte de la capitale ; il alla s'établir dans les paisibles bâtiments de l'ancienne abbaye de Saint-Valéry (Somme) ; c'est là qu'il attendit tranquillement le terme de sa longue et honorable carrière : la mort l'atteignit au mois de décembre 1853, dans sa quatre-vingt-huitième année.
Ses livres furent rapportés à Paris, et ce fut en grande partie d'après les notes qu'il avait laissées que fut rédigé le catalogue de la vente annoncée pour les mois de novembre et de décembre 1854. Ce catalogue, plus considérable que la plupart des inventaires de ce genre, ne présente pas moins de 3700 articles, et les amateurs qui ne sont plus de la première jeunesse se souviennent très-bien de l'émotion qu'il produisit. On y retrouva avec plaisir de beaux volumes sur vélin, des dessins originaux qui étaient déjà signalés dans les quatre volumes de 1818, et qui depuis un demi-siècle avaient été retirés de la circulation. On accueillit avec enthousiasme la Bible latine de Robert Estienne, 1541, 2 vol. in-8, exemplaire de Thou (adjugé à 561 fr.) ; la Bible grecque de 1590, in-folio, grand papier, dont la rareté est extrême (2650 fr.) ; le Virgile d'Aide, 1527, in-8 (1600 fr.) ; les Œuvres de Coquillart, Paris, Galiot du Pré, 1532 (501 fr.) ; les Marguerites de la Marguerite des princesses, Lyon, J. de Tournes, 1537, parfaite reliure de Pasdeloup en maroquin rouge (685 fr.).
Mais nous pourrions remplir des pages entières si nous nous laissions entraîner à cette énumération ; tenons nous en aux Grandes Croniques du grata et énorme géant Gargantua (Lyon, vers 1532) ; c'était le seul exemplaire connu de cette facétie où l'on peut voir un premier essai du début de l'immortelle épopée bouffonne de maître François Rabelais ; il fut l'objet d'une lutte acharnée qui ne s'arrêta que sur l'enchère de 1825 fr.
Cette riche collection, formée avec tant de goût, contenait bien d'autres trésors que des livres imprimés. Mentionnerons-nous un ravissant manuscrit sur vélin orné de nombreuses miniatures attribuées aux artistes auxquels on doit les Heures d'Anne de Bretagne ? Ce bijou fut payé 10,350 fr., et il devint la propriété du plus opulent des banquiers passés ou présents. Nous ne saurions oublier, en fait de manuscrits, deux volumes in-folio de lettres originales et autres pièces de la main de Boileau (adjugés à 4000 fr.). En renonçant aux affaires, Renouard n'avait point entendu se livrer à un repos qui eût été un supplice pour lui, et tout en continuant ses recherches sur les Estiennes, il remplit pendant plusieurs années avec autant de zèle que d'intelligence les fonctions de maire du onzième arrondissement. Tant que ses forces le lui permirent, il voulut être utile ; nulle carrière n'a été plus laborieuse, plus honorable que la sienne ; nulle mémoire n'a droit à plus de sympathie de la part de tous les hommes éclairés qui aiment les livres, qui les apprécient et qui doivent à Renouard de véritables services.
GUSTAVE BRUNET in LE BIBLIOPHILE FRANÇAIS, Gazette illustrée des Amateurs de Livres, d'Estampes et de haute curiosité, T.2, 1868
1. On nous pardonnera de mentionner divers exemples des prix qu'ont atteints, depuis quelques années, certaines éditions de nos classiques ; ces adjudications, ayant eu lieu après la publication de la dernière édition du Manuel du Libraire, sont assez peu connues.
MOLIÈRE : Le Tartufe, 1669, 880 fr., vente Chedeau
L'Avare, 1669, 520 fr.
Amphitryon, 405 fr.
Les Femmes savantes, 425 fr., même vente
Le Médecin malgré lui, 220 fr., Techener, en 1865.
RACINE: Bérénice, 1671, 215 fr., vente Chedeau
Mithridate 1673, 23o fr., Iphigénie, 1675, 38o fr., même vente
Esther, 1689, 315 fr., vente Yemeniz.
CORNEILLE : Œuvres, Rouen, 1644, petit volume in-12 (ne contenant que sept comédies et Médée), 505 fr., Chedeau ; un second volume de 1648, contenant cinq tragédies, 760 fr., même vente. Les deux volumes réunis, 1050 fr., vente Périer (faite en 1865 par M. François, libraire) ; ce même exemplaire, qui était loin d'être beau, avait été, un an auparavant, payé 3 fr. à un bouquiniste de Rouen.
Xavier, pour évocation conforme.
Le bibliographe dont nous inscrivons le nom doit être envisagé à divers points de vue : il a vendu et publié des livres, il en a écrit, il en a réuni ; à notre connaissance, du moins, il est le seul qui offre l'assemblage de ces trois objets différents qui, depuis la jeunesse, ont rempli une carrière plus longue que celle qui est accordée à la presque totalité des mortels. Essayons de tracer une esquisse, incomplète sans doute, mais fidèle, nous en avons l'espoir, du triple aspect sous lequel se présente A.-A. Renouard.
Il naquit à Paris en 1765 ; son père était dans le commerce et lui-même, après avoir fait de très-bonnes études, fut destiné aux affaires ; mais ses goûts le portaient vers une autre direction. Très-jeune encore, il éprouvait pour les livres un attachement des plus vifs. Toutes ses économies étaient consacrées à acheter quelques volumes ; il se refusait, pour atteindre ce but, les plaisirs vers lesquels on se porte de préférence à vingt ans. Ses choix étaient intelligents, il guettait déjà des exemplaires sur peau de vélin, et lorsque vint, en 1788, la vente de la vaste et précieuse bibliothèque du prince de Soubise (où se trouvait en entier l'admirable collection de l'illustre président Auguste de Thou), Renouard y fit d'heureuses acquisitions. Observons d'ailleurs qu'à cette époque les raretés bibliographiques étaient accessibles aux fortunes les plus modestes ; on adjugeait pour quelques francs ces volumes aux armes de de Thou qui se payent aujourd'hui le centuple lorsqu'ils se montrent aux enchères.
Les troubles de la Révolution arrêtèrent l'élan que la bibliophilie prenait en France ; au moment du 10 août et du 2 septembre, au milieu des terreurs de 1793, aux approches du 9 thermidor, on avait toute autre préoccupation que celle des exemplaires ayant appartenu à des amateurs célèbres ; les incunables, les vélins étaient oubliés ; les ventes avaient cessé.
Dès que la France put respirer, dès que les esprits eurent recouvré quelque tranquillité, Renouard s'amusa, comme distraction, à faire imprimer quelques volumes exécutés avec élégance et destinés à des amateurs délicats. Il était un admirateur instruit et fervent de l'antiquité ; il choisit de préférence des classiques, il débuta par quelques uns de ces écrits de philosophie morale où Cicéron a exprimé de nobles pensées que recouvre la diction la plus élégante.
A cette époque il s'était placé à la tête d'une manufacture de gazes, mais des occupations de ce genre ne lui souriaient pas ; les volumes qu'il avait mis sous presse dans un but de passe-temps délicat, et non de spéculation, trouvaient des acheteurs empressés ; il prit le parti d'embrasser la profession qui lui souriait le mieux.
Il devint libraire ; il établit une maison qui devint une des plus importantes de la capitale et qui prospéra rapidement. Il rouvrit avec les pays étrangers des relations qui s'étaient brisées au choc des guerres internationales et des discordes civiles ; il eut en Italie, en Allemagne, en Hollande, des correspondants actifs et intelligents ; il passa lui-même à plusieurs reprises les Alpes et le Rhin, malgré les lenteurs et les fatigues de voyages qu'on accomplit aujourd'hui avec une facilité rapide ; il fréquenta les foires de Leipzig ; sa probité sévère, son exactitude le mirent en possession de l'estime la mieux méritée.
Ses magasins devinrent le rendez-vous des amateurs d'élite. Le goût était alors plus sérieux qu'aujourd'hui ; les facéties, les heures gothiques, les plaquettes françaises du XVe et du XVIe siècle, les poètes de la Renaissance, les reliures de Le Gascon, de Duseuil, de Pasdeloup, étaient loin d'exciter l'enthousiasme avec lequel on les envisage depuis quelques années, en se les disputant à coups de billets de banque.
On demandait alors les plus belles éditions des classiques grecs et latins ; on se passionnait pour le grand papier : le Xénophon d'Oxford de 1705, l'Hésiode de 1730, l'Homère publié en 1800 par quelques jeunes patriciens anglais, le Tite-Live de Drakenborch, le Cicéron de d'Olivet, se payaient des prix qu'ils seraient loin d'obtenir ; les beaux volumes mis au jour à Parme par Bodoni étaient demandés avec avidité, et Renouard s'était empressé de lier des relations avec cet habile typographe que, le premier, il fit connaître en France.
Les bibliophiles d'alors n'étaient-ils pas plus sérieux que ceux de nos jours ? Les objets de leurs attachements ne répondaient-ils pas mieux aux aspirations du véritable connaisseur ? Faisons cependant une réserve en faveur des éditions originales de nos grands classiques français, de Molière, de La Fontaine, de La Bruyère, longtemps laissées dans l'oubli le plus complet, et qu'aujourd'hui on s'estime heureux d'obtenir au poids de l'or.
C'est qu'en effet, comme l'a si bien dit Charles Nodier : « Qui pourrait dédaigner ces titres de notre gloire littéraire, dont les moindres variantes, inestimables aux yeux du goût, révèlent les secrets les plus intéressants de la composition et les développements du génie, éclairé par l'expérience et mûri par le temps (1) ? »
Tout en vendant les livres anciens ou étrangers qu'il savait se procurer avec intelligence, Renouard n'oubliait pas qu'il était éditeur. Il publia des ouvrages qui sont aujourd'hui passés de mode, mais qui eurent alors un immense succès : les Lettres Emilie, cet agréable badinage du spirituel Demoustier, Le Mérite des femmes de Legouvé, les Œuvres de Gessner. Il voulut d'ailleurs faire entrer ses éditions dans les bibliothèques des amateurs les plus difficiles; il les orna de gravures nombreuses, de portraits ; il appela à lui les artistes les plus distingués, d'abord Saint-Aubin, ensuite Moreau, si gracieux, si habile à reproduire les costumes de la fin du siècle dernier, à donner à de petites figures une élégance charmante. Il eut soin de faire tirer quelques exemplaires (souvent un seul) des beaux volumes qu'il confiait habituellement aux presses de l'habile Crapelet, son imprimeur habituel, et il se réservait pour lui-même ces exemplaires de choix, en y intercalant les dessins originaux. Peu d'éditeurs ont le goût ou les moyens de se permettre ces fantaisies auxquelles nous applaudissons de grand cœur.
Mais Renouard était trop dévoué aux livres pour se borner à en acheter, à les revendre et à en fabriquer ; sa vocation le portait à en écrire, et les sujets qu'il devait embrasser ne pouvaient être douteux. De bonne heure, il avait été frappé d'une admiration sympathique pour la famille des Aldes Manuce ; c'était justice. Pendant près d'un siècle, ces illustres typographes ont rendu à l'intelligence humaine d'éclatants services ; Alde l'ancien mérite surtout l'hommage le plus sincère : réunissant autour de lui les plus érudits des Grecs qui fuyaient la tyrannie musulmane, il fut le premier à publier la majeure partie des grands écrivains de l'Hellénie. On ne possédait que des manuscrits plus ou moins défectueux ; la critique n'était pas encore éclose, la tâche était Rude ; Alde la poursuivit avec une infatigable activité et un dévouement à toute épreuve. Ce fut lui encore qui, s'avisant d'abandonner les caractères gothiques et l'in-folio si incommodes, livra aux lecteurs Virgile, Horace, Lucrèce dans le format portatif du petit in-8 et avec les types italiques amis de l'œil ; ses fils ; ses successeurs, marchèrent sur ses traces : les Commentaires de Paul Manuce sur Cicéron, ses Traités sur les Antiquités romaines, jouissent encore d'une juste estime. Alde Manuce, fils de Paul, écrivit sur les grammaires latine et italienne, retraça la vie de Côme de Médicis, s'exerça sur Térence, promena sur de nombreux objets son intelligence rapide et chercheuse. Il n'existait jusqu'alors sur cette illustre famille que quelques notions dispersées et incomplètes ; rien de suivi, rien d'exact. Renouard voulut combler cette lacune; il s'était procuré toutes les éditions aldines ou peu s'en faut ; deux ou trois tout au plus étaient parvenues à lui échapper ; il savait que la loi rigoureuse, inflexible, imposée à tout bibliographe qui se pique d'exactitude, est de ne parler que de visu, de décrire exclusivement les livres qu'il a longtemps tenus dans ses mains, sur lesquels il s'est courbé. Fruit d'un travail consciencieux, les Annales de l'imprimerie des Aides, ou Histoire des trois Manuce, parurent en 1803, 2 volumes in-8 ; vingt-deux années plus tard une seconde édition, revue et augmentée, vit le jour en 1825 ; enfin, toujours préoccupé de ce sujet favori de ses études, profitant de ces découvertes qu'amènent la marche de la science et le zèle des chercheurs, Renouard eut la satisfaction de faire paraître en 1834 une troisième et dernière édition qui demeure le mot définitif de la science bibliographique à l'égard des Aides. Il sera difficile d'y joindre quelques informations d'une valeur réelle.
A peine Renouard avait-il mis la dernière main à son grand travail sur les Aldes, que des typographes d'un mérite égal à celui des grands Vénitiens attirèrent avec raison son attention ; Paris doit citer les noms des Estiennes avec autant de fierté que la reine de l'Adriatique peut mentionner les Manuces. Ecrire l'histoire de cette illustre et laborieuse famille, dresser l'inventaire exact et raisonné de ses travaux, c'était se maintenir dans le domaine de l'histoire de l'imprimerie au XVIe siècle, c'était rester fidèle à l'ordre des idées dans lesquelles se plaisait le patient et scrupuleux bibliographe.
Maittaire avait déjà abordé ce sujet, mais l'Historia Stephanorum, publiée en 1726, incomplète et lourdement écrite dans une latinité qui n'aurait pas obtenu le suffrage de Cicéron, n'offrait que des matériaux qu'il était nécessaire de disposer dans un meilleur ordre. En 1837 on vit paraître la première édition des Annales de l'imprimerie des Estienne ; une réimpression augmentée et fort améliorée vit le jour en 1843. Un juge sévère, qui a qualifié d'excellent le travail sur les Aldes M. J.-Ch. Brunet, reconnaît que la notice sur Henri Estienne surtout se fait remarquer par « des détails neufs et d'un véritable intérêt. » Toutefois ces Annales, il faut le reconnaître, n'ont pas atteint le degré de perfection que présentent celles des Alde. Lorsqu'il les acheva, Renouard était presque octogénaire, et c'est une circonstance qu'il serait injuste de ne point prendre en considération.
D'autres recherches avaient occupé le zélé bibliographe ; il avait entrepris un catalogue raisonné des anciennes éditions des classiques grecs et latins ; des occupations multipliées ne lui permirent point de poursuivre avec activité et de terminer un ouvrage dont l'utilité eût été grande, et qu'il était bien en mesure de mener à bonne fin.
Envisageons-le maintenant au point de vue du bibliophile.
Pendant près de trente années, il saisit les occasions que lui présentèrent les ventes publiques et le mouvement d'un commerce actif afin de jeter les bases dune collection qui devint avec le temps une des plus importantes de Paris. Les éditions aldines, les classiques anciens, de beaux livres modernes en tout genre figuraient surtout dans ces armoires où resplendissait le maroquin. Les éditions qu'avait publiées le propriétaire s'y montraient sous la forme d'exemplaires sur peau de vélin ornés de dessins originaux. On distinguait aussi un choix exquis d'impressions elzéviriennes (plus de 50 volumes non rognés), de somptueux ouvrages relatifs aux arts, des pamphlets du temps de la Ligue, des libelles dirigés contre Louis XIV et les dames de sa cour, des singularités de divers genres, rencontrées, recueillies pendant bien des années d'attention incessante.
Il l'a écrit lui-même : « Ma bibliothèque fut commencée en 1778 avec le premier écu que me donna mon père et dont je fis usage pour acheter un Horace ; j'avais alors treize ans. » Dans les premières années de la Restauration, le bibliographe anglais Dibdin ne manqua point, en visitant Paris, de venir saluer la bibliothèque formée par Renouard. « Je trouvai en lui un œil de lynx, une connaissance parfaite des livres; jamais sa tête, ses pieds, ses mains n'ont connu un instant de repos, lorsqu'il s'agit de l'objet qu'il ne perd point de vue. Son exemplaire sur vélin des Epistoke de Cicéron, imprimées par Valdapfer en 1471, est un bijou exquis, une perle sans aucun défaut ; le Lucien, édition princeps, est peut-être le plus bel exemplaire qui existe. »
Lorsqu'on a réuni une foule de livres précieux, on éprouve tout naturellement le désir de faire connaître ce qu'on possède ; il y a là la vanité bien excusable du propriétaire qui s'est donné beaucoup de peine et qui a dépensé beaucoup d'argent, le plaisir de parler de ce qu'on aime, l'espoir qu'on se livre à un travail susceptible de rendre quelques services à la science. Renouard ne résista pas à cette tentation ; il entreprit l'inventaire raisonné de ses livres ; il le fit imprimer en 1818 sous le titre de Catalogue de la bibliothèque d'un amateur, avec notes bibliographiques, critiques et littéraires. Ces quatre volumes offrent une lecture qui aura toujours pour les bibliophiles un attrait particulier ; on y trouve en foule ce que Nodier appelle « d'excellentes choses de peu d'importance, et des notions qui ont plus de charme qu'on ne pense, quoiqu'elles aient encore moins de gravité qu'on ne le dit. » Nombre d'anecdotes se mêlent à des détails utiles pour le bibliographe ; on remarque aussi quelques notes d'une certaine étendue et offrant de l'intérêt ; nous indiquerons celles qui regardent les expéditions par le moyen des licences à la fin du premier empire et l'attribution à Laurent Coster de l'invention de la typographie, système qui n'obtient nullement l'assentiment de Renouard. Il mentionne parfois avec une satisfaction évidente de quelle façon tel ou tel volume précieux est passé entre ses mains ; il se met en scène avec bonhomie, il éprouve à parler de ce qu'il chérit un plaisir qui se communique.
Un écrivain ingénieux, conteur charmant, bibliophile fervent, et qui plus tard occupa à l'Académie française une place qui lui revenait de droit, rendit compte, dans le Journal des Débats, de cette publication; empruntons-lui quelques lignes oubliées aujourd'hui: « Lucullus avait formé une volière où se trouvaient assemblés et vivants tous les oiseaux du monde connu ; mais, à quelque prix que ce fût, il n'avait pu se procurer le phénix. Chez M. Renouard, on compte des phénix par douzaines... Il passe avec une insouciance un peu superbe, avec l'indifférence du luxe blasé, sur une foule d'ouvrages qui mériteraient bien une note de rareté ou un témoignage de contentement. On n'entreprendrait pas d'attirer un moment l'attention du lecteur sur un catalogue de livres qui ne sont pas d'ailleurs destinés à être vendus, si le catalogue de M. Renouard était un catalogue comme un autre ; mais M. Renouard, qui se distingue par une infinité de bonnes et solides connaissances, a imprimé à ses livres le sceau de son utile et curieuse érudition, On éprouvera souvent le regret qu'il ne se soit pas abandonné à la facile abondance de ses souvenirs, et qu'il ait dédaigné de nous faire part d'une foule de choses très-familières à sa mémoire qui seraient des découvertes pour nous ».
Presque tous les amateurs connaissant d'ailleurs le Catalogue de leur confrère, nous ne regardons pas comme nécessaire d'en parler avec plus de détail. Peu de temps après la publication de son catalogue, Renouard prit le parti de détruire de ses propres mains une portion de l'édifice qu'il avait élevé. Nous ne rechercherons pas quels furent les motifs qui le conduisirent à une résolution à laquelle il ne se résigna certainement point sans de vifs regrets. Les préoccupations imposées à tout père de famille lui firent probablement reconnaître qu'un capital considérable et improductif de revenu était immobilisé dans cette foule de splendides volumes ; ce n'est qu'à d'opulents amateurs anglais, tels qu'il s'en trouve dans les familles des Spenser et des Devonshire, qu'il est permis de maintenir de générations en générations des bibliothèques d'une immense valeur. Quoi qu'il en soit, la collection aldine fut expédiée à Londres où l'on se flattait d'obtenir des prix plus élevés qu'à Paris, et elle fut livrée aux chances assez favorables d'une auction.
D'autres ouvrages furent cédés de gré à gré ou placés, nous le croyons, dans diverses ventes, et ce n'était pas la première fois que Renouard employait ce moyen pour vider ses armoires trop remplies.
En 1804, en 1811, il avait mis en vente deux collections assez nombreuses d'ouvrages de prix ; il motive sa résolution dans les termes suivants : « Il est bien difficile de former une bibliothèque sans avoir de temps à autre à en écarter plus ou moins de volumes. Ces deux ventes se composèrent donc d'exemplaires remplacés par d'autres plus beaux ou par des éditions meilleures, et aussi de livres dont je me suis défait pour ne pas augmenter indiscrètement et indéfiniment mes collections. »
Toutefois, la majeure partie des livres fut conservée ; Renouard y ajouta même quelques livres de plus ; il acquit notamment deux de ces monuments de la xylographie qui ont devancé l'impression en caractères mobiles : l'Ars memorandi et l’Ars moriendi.
« Il faut vivre à Paris, il ne faut pas y mourir, a dit un célèbre critique contemporain. Fidèle à ce principe, Renouard, parvenu à un âge avancé, s'éloigna du tumulte de la capitale ; il alla s'établir dans les paisibles bâtiments de l'ancienne abbaye de Saint-Valéry (Somme) ; c'est là qu'il attendit tranquillement le terme de sa longue et honorable carrière : la mort l'atteignit au mois de décembre 1853, dans sa quatre-vingt-huitième année.
Ses livres furent rapportés à Paris, et ce fut en grande partie d'après les notes qu'il avait laissées que fut rédigé le catalogue de la vente annoncée pour les mois de novembre et de décembre 1854. Ce catalogue, plus considérable que la plupart des inventaires de ce genre, ne présente pas moins de 3700 articles, et les amateurs qui ne sont plus de la première jeunesse se souviennent très-bien de l'émotion qu'il produisit. On y retrouva avec plaisir de beaux volumes sur vélin, des dessins originaux qui étaient déjà signalés dans les quatre volumes de 1818, et qui depuis un demi-siècle avaient été retirés de la circulation. On accueillit avec enthousiasme la Bible latine de Robert Estienne, 1541, 2 vol. in-8, exemplaire de Thou (adjugé à 561 fr.) ; la Bible grecque de 1590, in-folio, grand papier, dont la rareté est extrême (2650 fr.) ; le Virgile d'Aide, 1527, in-8 (1600 fr.) ; les Œuvres de Coquillart, Paris, Galiot du Pré, 1532 (501 fr.) ; les Marguerites de la Marguerite des princesses, Lyon, J. de Tournes, 1537, parfaite reliure de Pasdeloup en maroquin rouge (685 fr.).
Mais nous pourrions remplir des pages entières si nous nous laissions entraîner à cette énumération ; tenons nous en aux Grandes Croniques du grata et énorme géant Gargantua (Lyon, vers 1532) ; c'était le seul exemplaire connu de cette facétie où l'on peut voir un premier essai du début de l'immortelle épopée bouffonne de maître François Rabelais ; il fut l'objet d'une lutte acharnée qui ne s'arrêta que sur l'enchère de 1825 fr.
Cette riche collection, formée avec tant de goût, contenait bien d'autres trésors que des livres imprimés. Mentionnerons-nous un ravissant manuscrit sur vélin orné de nombreuses miniatures attribuées aux artistes auxquels on doit les Heures d'Anne de Bretagne ? Ce bijou fut payé 10,350 fr., et il devint la propriété du plus opulent des banquiers passés ou présents. Nous ne saurions oublier, en fait de manuscrits, deux volumes in-folio de lettres originales et autres pièces de la main de Boileau (adjugés à 4000 fr.). En renonçant aux affaires, Renouard n'avait point entendu se livrer à un repos qui eût été un supplice pour lui, et tout en continuant ses recherches sur les Estiennes, il remplit pendant plusieurs années avec autant de zèle que d'intelligence les fonctions de maire du onzième arrondissement. Tant que ses forces le lui permirent, il voulut être utile ; nulle carrière n'a été plus laborieuse, plus honorable que la sienne ; nulle mémoire n'a droit à plus de sympathie de la part de tous les hommes éclairés qui aiment les livres, qui les apprécient et qui doivent à Renouard de véritables services.
GUSTAVE BRUNET in LE BIBLIOPHILE FRANÇAIS, Gazette illustrée des Amateurs de Livres, d'Estampes et de haute curiosité, T.2, 1868
1. On nous pardonnera de mentionner divers exemples des prix qu'ont atteints, depuis quelques années, certaines éditions de nos classiques ; ces adjudications, ayant eu lieu après la publication de la dernière édition du Manuel du Libraire, sont assez peu connues.
MOLIÈRE : Le Tartufe, 1669, 880 fr., vente Chedeau
L'Avare, 1669, 520 fr.
Amphitryon, 405 fr.
Les Femmes savantes, 425 fr., même vente
Le Médecin malgré lui, 220 fr., Techener, en 1865.
RACINE: Bérénice, 1671, 215 fr., vente Chedeau
Mithridate 1673, 23o fr., Iphigénie, 1675, 38o fr., même vente
Esther, 1689, 315 fr., vente Yemeniz.
CORNEILLE : Œuvres, Rouen, 1644, petit volume in-12 (ne contenant que sept comédies et Médée), 505 fr., Chedeau ; un second volume de 1648, contenant cinq tragédies, 760 fr., même vente. Les deux volumes réunis, 1050 fr., vente Périer (faite en 1865 par M. François, libraire) ; ce même exemplaire, qui était loin d'être beau, avait été, un an auparavant, payé 3 fr. à un bouquiniste de Rouen.
Xavier, pour évocation conforme.