samedi 23 juillet 2011

Petit essai historico-généalogique autour des Didot.


Le fondateur de la dynastie Didot est François (1689-1757). Il imprima tous les ouvrages de son ami, l’abbé Prévost.

François eut deux fils : François Ambroise Didot (1730-1804), dit Didot l’Aîné, et Pierre-François Didot (1732-1795). Les deux frères restent dans l’édition. L’aîné fut à l’origine d’inventions et d’améliorations importantes : le papier vélin, importé d’Angleterre et mis au point avec les Johannot d’Annonay, la presse à un coup (au lieu de deux auparavant), le point typographique…

Bossuet, « Discours sur l’histoire universelle »,
à Paris, de l’Imprimerie de Didot l’Aïné, 1786, 2 tomes in-8°.


François-Ambroise publie la fameuse « Collection des Classiques françois et latins, imprimés pour l’éducation du Dauphin », qui comprend 18 volumes in-18 (12cmx8cm), 17 volumes in-8° (20cm x 12cm), et 12 volumes in-4° (24cmx31cm). Cette collection sera continuée après sa mort par ses successeurs.

Collection imprimée « par ordre du Roi, pour l’éducation de M. le Dauphin »
lequel terminera sa vie au Temple, pendant la Révolution.



Les tirages sont restreints (de 200 à 500 exemplaires), d’une grande élégance typographique, sur un beau papier vélin (de la papeterie de MM. Johannot et Fils).


Ce titre, tiré sur papier vélin des papeteries d’Annonay,
vendu 30 livres broché, est tiré à 350 exemplaires.



Son frère Pierre-François fondera la papeterie d’Essonne. Il publiera également, notamment le Psyché et Cupidon, de La Fontaine, avec 4 gravures d’après les tableaux de Jean-Frédéric Schall, en 1791. Hugues, du blog du Bibliophile, a publié 3 de ces gravures dans un billet récent (gravures à la poupée).

Pierre-François aura trois fils, qui lui succèderont, et une fille, Félicité (1770-1799), qui épousera Bernardin de Saint-Pierre en 1792. Elle aura deux enfants : Paul et Virginie…

François-Embroise a deux fils : Pierre Didot (1761-1853), dit également P. Didot l’Aîné, et Firmin Didot (1764-1836).

Pierre Didot se spécialise dans l’édition, et Firmin dans la gravure et la fonte de caractères. Les deux se complètent : les belles éditions de Pierre (et de François-Ambroise) utilisent les caractères de Firmin. Ce sont les héritiers de Firmin qui poursuivront l’aventure Didot, au point d’adopter Firmin-Didot comme nom de famille.

Pierre Didot publia les premiers livres de peintres. En 1797, à la suite de l’Exposition nationale où il avait obtenu la médaille d’or, il fut autorisé, à titre d’encouragement, à installer ses presses au Louvre, dans l’ancien local de l’Imprimerie royale. Il y resta jusqu’en 1805 et y publia ce qu’on appelle les « Editions du Louvre».

Pour illustrer ces livres, il s’adresse aux élèves de David, le grand peintre officiel du moment : Girodet, le baron Gérard, Gros, et aussi Prud’hon (qui n’est pas un élève de David, plutôt un concurrent).

Baron Gérard, illustration pour Les Amours de Psyché et Cupidon, gravée par Nicollet : « L’Epoux que les Destins gardent à votre fille est un monstre cruel… »


Leurs réalisations constituent le sommet du néo-classicisme, derrière lequel on sent poindre le romantisme. Certaines d’entres elles ont été considérées comme les plus beaux livres jamais publiés, comme par exemple le Racine, en trois volumes, publiés de 1801 à 1805, avec 57 gravures, tiré à 250 exemplaires. Ce livre était vendu de 1200 francs à 2400 francs !

Baron Gérard, illustration pour Les Amours de Psyché et Cupidon, gravée par Blot : « Psyché demeura comme transportée à l’aspect de son Epoux. »


En 1797 Pierre Didot publie « Les amours de Psyché et Cupidon », de La Fontaine (à la suite de son oncle, donc), illustré par 5 gravures de Gérard (un frontispice, 3 gravures pour Psyché et une gravure pour le poème d’Adonis). Les gravures du tirage « courant » sont en noir (vendues 18 francs), mais elles existent en couleur (vendues 24 francs).

Baron Gérard, illustration pour Les Amours de Psyché et Cupidon, gravée par Tardieu : « la pauvre épouse se trouva seule sur le Rocher, demi-morte ».


En 1806 Pierre publie « Paul et Virginie », du mari de sa cousine Félicité Bernardin de Saint-Pierre, tiré sur le papier vélin d’Essonne de son oncle Pierre-François, avec les caractères de son frère Firmin, vendu de 72 francs à 288 francs. Ce livre est illustré de 7 gravures, dont les dessins ont été fournis par les artistes habituels de Didot : Prud’hon, Gérard, Girodet.

A noter qu’il n’y eut que 55 souscripteurs. Brunet dit que le prix de souscription était trop élevé, qu’il fallut ensuite le baisser fortement. La comparaison avec le Racine indique clairement que le prix de ces ouvrages dépendait directement du nombre de gravures.

Calamar pour le Bibliomane moderne,

Bonne soirée,
Merci Calamar,
Bertrand Bibliomane moderne

dimanche 17 juillet 2011

La luxueuse édition de 1806 du Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.


Page de titre de l'édition de 1806 de Paul et Virginie


Les éditions de Paul et Virginie ne se comptent plus, c’est le best-seller de l’époque. Parmi ces éditions, la plus fameuse est l’édition Curmer de 1838. Il s’agit d’une édition destinée à un large public. Son tirage a atteint les 10 000 exemplaires…

Mais avant celle-ci, une édition luxueuse avait été éditée par Didot, en 1806. Cette édition est l’inverse de l’édition Curmer, à beaucoup de points de vue : peu d’illustrations, grand format, tirage plus limité, prix plus élevé.

Première page du texte de l'édition de 1806 de Paul et Virginie


Certaines gravures de cette édition sont célèbres, principalement la fameuse gravure du Naufrage de Virginie, par Prudhon. Mais cette célébrité a l’inconvénient de masquer les autres gravures, qui ne sont pourtant pas sans intérêt. Ces gravures étant en nombre réduit, il est facile de les publier intégralement.

Dans cette édition, le roman a été précédé d’un préambule, par Bernardin de Saint-Pierre, préambule très bavard (68 pages !) mais qui a le mérite de revenir sur la création des gravures, et sur certains détails matériels de l’édition, qui ne sont pas sans intérêt. On peut le compléter par le texte du prospectus de souscription.

Extraits du PRÉAMBULE, par Bernardin de Saint-Pierre.

Dernière page de l'édition de 1806 de Paul et Virginie


Voici l’édition in-4° de Paul et Virginie que j’ai proposée par souscription. Elle a été imprimée chez P. Didot l’aîné, sur papier vélin d’Essonnes. Je l’ai enrichie de six planches dessinées et gravées par les plus grands maîtres, et j’y ai mis en tête mon portrait, que mes amis me demandaient depuis longtemps.

Les figures de cette édition sont au nombre de sept. J’en ai donné les programmes. La première, qui est au frontispice, est mon portrait. Les six autres sont tirées de Paul et Virginie, et représentent les principales époques de leur vie, depuis leur naissance jusqu’à leur mort.


Portrait-frontispice de Bernardin de Saint-Pierre


Mon portrait est tiré d’après moi, à mon âge actuel de soixante-sept ans. Je l’ai fait dessiner et graver sur les demandes réitérées de mes amis. On y lit mon nom au bas en caractères romains, avec les simples initiales de mes deux premiers prénoms : Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre. J’observerai que dans l’ordre naturel de mes prénoms, Bernardin était le second, et Henri le troisième. Mais cet ordre ayant été changé, par hasard, au titre de la première édition de mes Études, Henri s’y est trouvé le second, et Bernardin le troisième. J’ai eu beau réclamer leur ancien ordre, le public n’a plus voulu s’y conformer. Il en est résulté que beaucoup de personnes croient que Bernardin de Saint-Pierre est mon nom propre. J’ai cru devoir moi-même obéir à la volonté générale, en les signant quelquefois tous deux ensemble. Cette observation peut paraître frivole ; mais j’y attache de l’importance, parce qu’il me semble que le public, en ajoutant un nouveau nom à mon nom de famille, m’a en quelque sorte adopté.

Au-dessous du portrait on voit dans des nuages le globe de la terre en équilibre sur ses pôles couverts de deux océans rayonnants de glaces. Il a le soleil à son équateur ; et en lui présentant tour à tour les sommets glacés de ses deux hémisphères, il en varie deux fois par an les pondérations, les courants, et les saisons. Cette devise, que j’ai fait graver sur mon cachet, a une légende qui peut aussi bien s’appliquer aux lois morales de la nature qu’à ses lois physiques : Stat in medio virtus, librata contrariis. « La vertu est stable au milieu, balancée par les contraires. »

Ce portrait, avec ses accessoires, a été dessiné au crayon noir par M. Lafitte, qui a remporté à l’Académie de peinture de Paris le grand prix de Rome, au commencement de notre révolution. On a de lui plusieurs ouvrages très estimés, entre autres un gladiateur expirant. Personne ne dessine avec plus de promptitude et d’exactitude. M. Ribault, élève de M. Ingouf, a gravé ce dessin, tout au burin, avec une fidélité qui rivalise celle du crayon de l’original. Il ne manque à ce jeune homme qu’une célébrité dont ses talents me paraissent bien dignes.

Enfance de Paul et Virginie, par Lafitte.


Le premier sujet de la pastorale a pour titre, Enfance de Paul et Virginie. On lit au-dessous ces paroles du texte, Déjà leurs mères parlaient de leur mariage sur leurs berceaux. Madame de la Tour et Marguerite les tiennent sur leurs genoux, où ils se caressent mutuellement. Fidèle, leur chien, est endormi sous leur berceau. Près de lui est une poule entourée de ses poussins. La négresse Marie est en avant, sur un côté de la scène, occupée à tisser des paniers. On voit au loin Domingue, qui ensemence un champ ; et plus loin l’Habitant, leur voisin, qui arrive à la barrière. À droite et à gauche de ce tableau plein de vie sont les deux cases des deux amies. Près de l’une est un bananier, la plante du tabac, un cocotier qui sort de terre près d’une flaque d’eau, et d’autres accessoires rendus avec beaucoup de vérité. Au loin on découvre les montagnes pyramidales de l’Île de France, des Palmiers, et la mer. Ce paysage, ainsi que ses personnages remplis de suavité, est de M. Lafitte, qui a dessiné mon portrait. Il a été d’abord gravé à l’eau-forte par M. Dussault, qui excelle en ce genre de préparation, et gravé ensuite au burin relevé de pointillé par M. Bourgeois de la Richardière, jeune artiste qui, après avoir quitté ses premières études pour obéir à la voix de la patrie qui l’appelait aux armées, les a reprises avec une nouvelle vigueur. Il a gravé un grand portrait de l’empereur Napoléon Bonaparte, et plusieurs autres ouvrages goûtés du public.

J’ai dit que trois artistes, en comptant le dessinateur, avaient concouru à exécuter le sujet de cette première planche ; il y en a dans la suite où quatre et même plus ont mis la main. C’est un usage assez généralement adopté aujourd’hui par les graveurs les plus distingués. Ils prétendent qu’un sujet en est mieux traité lorsque ses diverses parties sont exécutées par divers artistes dont chacun excelle dans son genre. Ainsi l’entrepreneur en donne d’abord le sujet, et en fait faire le dessin ; il le livre ensuite à un graveur, qui en fait exécuter tour à tour l’eau-forte, le paysage, les figures, et met le tout en harmonie. Après quoi un graveur en lettres y met l’inscription. C’est aux connaisseurs à juger si ces procédés, de mains différentes, perfectionnent l’art. Ils ont été employés souvent par les grands maîtres en peinture, qui, à la vérité, entreprenaient d’immenses travaux, comme des galeries et des plafonds. Les graveurs disent, de leur côté, que les longs travaux du burin, dans un petit espace, ne demandent pas moins de temps que ceux du pinceau sur de larges voûtes et de vastes pans de mur. Les amateurs semblent de leur avis, car plusieurs recherchent les simples eaux-fortes, et les préfèrent quelquefois aux estampes finies. C’est par cette raison que j’en ai fait tirer un certain nombre d’exemplaires, comme je l’ai dit dans la feuille d’avertissement insérée dans cette édition. J’y ai même parlé de quatre autres sujets in-8° de Paul et Virginie, tirés sur in-4°, dessinés et gravés par M. Moreau le jeune, qu’on peut réunir dans le même exemplaire, attendu qu’ils représentent des événements différents.

Le passage du torrent, par Girodet.


La seconde planche a pour sujet Paul traversant un torrent, en portant Virginie sur ses épaules. Il a pour titre, Passage du torrent, et pour inscription ces paroles du texte, N’aie pas peur, je me sens bien fort avec toi.

Le fond représente les sites bouleversés des montagnes de l’Île de France où les rivières qui descendent de leurs sommets se précipitent en cascades. Ce fond âpre, rude et rocailleux, relève l’élégance, la grâce et la beauté des deux jeunes personnages qui sont sur le devant, dans la fleur d’une vigoureuse adolescence. Paul, au milieu des roches glissantes et des eaux tumultueuses, porte sur son dos Virginie tremblante. Il semble devenu plus léger de sa belle charge, et plus fort du danger qu’elle court. Il la rassure d’un sourire, contre la peur si bien exprimée dans l’attitude craintive de son amie, et dans ses yeux orbiculaires. La confiance de son amante, qui le presse de ses bras, semble naître ici, pour la première fois, du courage de l’amant ; et l’amour de l’amant, si bien rendu par ses tendres regards et son sourire, semble naître à son tour de la confiance de son amante.

On trouvera peut-être que ces deux charmantes figures sont un peu fortes, comparées avec quelques-unes de celles qui les suivent ; mais on doit considérer qu’elles sont plus rapprochées de l’oeil du spectateur. Qui ne voudrait voir la beauté de leurs proportions encore plus développées ? Aussi l’auteur se propose-t-il d’en faire un tableau grand comme nature. Ce sujet l’emportera, à mon avis, sur celui de l’amoureux Centaure, qui porte sur sa croupe, à travers un fleuve, la tremblante Déjanire. Comment le Guide a-t-il pu choisir pour sujet de son charmant pinceau un monstre composé de deux natures incompatibles ? Comment une bouche humaine pourrait-elle alimenter à la fois l’estomac d’un homme et celui d’un cheval ? Cependant on en supporte la vue sans peine, et même avec plaisir : tant l’autorité d’un grand nom et celle de l’habitude ont de pouvoir ! Elles nous font adopter, dès l’enfance, les plus étranges absurdités au physique et au moral, sans que nous soyons même tentés, dans le cours de la vie, d’y opposer notre raison. Je dois le beau dessin de M. Girodet à son amitié. Il m’en a fait présent. Il serait seul capable de lui faire une grande réputation, si elle n’était déjà florissante par le charme et la variété de ses conceptions. Il y réunit toujours les grâces naïves de la nature à l’étude sévère de l’antique. On reconnaît ici l’auteur des tableaux du bel Endymion endormi dans une forêt, éclairé de la lumière amoureuse de la déesse des nuits ; d’Hippocrate, refusant l’or et la pourpre du roi de Perse, qui voulait l’attirer à son service ; et de l’Apothéose de nos guerriers dans le palais d’Ossian. Je pense que le premier eût fait à Athènes le plus bel ornement du salon d’Aspasie ; que le second eût été placé sous le péristyle de quelque temple pour y servir à jamais d’exemple de patriotisme ; et qu’enfin le troisième eût été peint sur la voûte du Panthéon ; mais il occupe, chez nous, une place plus honorable dans le palais de l’empereur, l’illustre chef de nos héros. Le paysage de mon dessin a été gravé à l’eau-forte par M. Dussault, dont j’ai déjà parlé ; et le groupe des deux figures l’a été au pointillé et au burin par M. Roger, qui excelle dans ce genre. Il a bien voulu suspendre ses nombreux travaux pour s’occuper de celui-ci, si digne du burin d’un grand maître.


Arrivée de Mr de la Bourdonnais, par le Baron Gérard.


La troisième planche représente l’arrivée de M. de la Bourdonnais. Elle porte au titre, Arrivée de M. de la Bourdonnais ; et pour inscription, Voilà ce qui est destiné aux préparatifs du voyage de mademoiselle votre fille, de la part de sa tante. Cet illustre fondateur de la colonie française de l’Île de France arrive dans la cabane de madame de la Tour, où les deux familles sont rassemblées à l’heure du déjeuner. Il fait poser sur la table, par un de ses Noirs, un gros sac de piastres. À la vue du gouverneur, tous les personnages se lèvent, et toutes les physionomies changent. Il annonce à madame de la Tour que cet argent est destiné au départ prochain de sa fille. Madame de la Tour, tournée vers elle, lui propose d’en délibérer. Virginie et son ami Paul sont dans l’accablement ; Domingue, qui n’a jamais vu tant d’argent à la fois, en est dans l’admiration ; enfin jusqu’au chien Fidèle a son expression. Il flaire le gouverneur, qu’il n’a jamais vu, et témoigne par son attitude que cet étranger lui est suspect. J’observerai ici que la figure de M. de la Bourdonnais a le mérite particulier d’être ressemblante. Elle a été dessinée et retouchée d’après la gravure qui est à la tête des Mémoires de sa vie. Le dessin original de cette gravure a été fait par M. Gérard : on reconnaît dans cette composition la touche et le caractère de l’école de Rome où il est né. Mais ce qui m’intéresse encore davantage, je la dois à son amitié, ainsi que je dois la précédente à celle de son ami M. Girodet ; il a désiré concourir avec lui en talents et en témoignages de son estime à la beauté de mon édition. Ce dessin a été gravé à l’eau-forte, au burin, et au pointillé par M. Mécou, élève et ami de M. Roger, qui, n’ayant pu s’en charger lui-même, à cause de deux autres dessins qu’il gravait pour moi, n’a trouvé personne plus digne de sa confiance et de la mienne que M. Mécou, dont les talents sont déjà célèbres par plusieurs charmants sujets du Musée Impérial, très connus du public, entre autres par la jeune femme qui pare sa négresse.


Les Adieux de Paul et Virginie, par Moreau le jeune.

La quatrième planche représente la séparation de Paul et de Virginie ; on y lit pour titre, Adieux de Paul et de Virginie ; et pour épigraphe, ces paroles du texte, Je pars avec elle, rien ne pourra m’en détacher. La scène se passe au milieu d’une nuit éclairée de la pleine lune ; il y a une harmonie touchante de lumières et d’ombres qui se fait sentir jusqu’à l’entrée du port. Madame de la Tour se jette aux pieds de Paul au désespoir, qui saisit dans ses bras Virginie défaillante à la vue du vaisseau où elle doit s’embarquer pour l’Europe, et qu’elle aperçoit au loin dans le port, prêt à faire voile. Marguerite, mère de Paul, l’habitant et Marie, accourent hors d’eux-mêmes autour de ce groupe infortuné. Cette scène déchirante a été dessinée par M. Moreau le jeune, si connu par ses belles et nombreuses compositions qui enrichissent la gravure depuis longtemps : il composa en 1788 les quatre sujets de ma petite édition in-18. On peut voir en leur comparant celui-ci que l’âge joint à un travail assidu perfectionne le goût des artistes. Celui que M. Moreau m’a fourni est d’une chaleur et d’une harmonie qui surpassent peut-être tout ce qu’il a fait de plus beau dans ce genre.
Mais l’estime que je porte à ses talents m’engage à le prévenir que l’usage qu’il fait de la sépia dans ses dessins est peu favorable à leur durée : on sait que la sépia est une encre naturelle qui sert au poisson qui en porte le nom à échapper à ses ennemis. Il est mou et sans défense, mais au moindre danger il lance sept ou huit jets de sa liqueur ténébreuse, dont il s’environne comme d’un nuage, et qui le fait disparaître à la vue. Les artistes ont trouvé le moyen d’en faire usage dans les lavis ; ils en tirent des tons plus chauds et plus vaporeux que ceux de l’encre de la Chine. Mais soit qu’en Italie, d’où on nous l’apporte tout préparé, on y mêle quelque autre couleur pour le rendre plus roux ; soit qu’il soit naturellement fugace, il est certain que ces belles nuances ne sont pas de durée. J’en ai fait l’expérience dans les quatre dessins originaux de ma petite édition faite il y a dix-sept ans, dont il ne reste presque plus que le trait. Cette fugacité a été encore plus sensible dans mon dernier dessin. Cette nuit, où il n’y avait de blanc que le disque de la lune, est devenue, en moins d’un an, un pâle crépuscule : peut-être cet affaiblissement général de teintes a-t-il été produit par la négligence du graveur, qui a exposé ce dessin au soleil. Au reste, comme les couleurs à l’huile qu’emploie la peinture sont sujettes aux mêmes inconvénients, il faut plutôt en accuser l’art, qui ne peut atteindre aux procédés de la nature. Le noir du bois d’ébène dure des siècles exposé à l’air ; il en est de même des couleurs des plumes et des poils des animaux. Je me suis permis ici ces légères observations pour l’utilité générale des artistes et la gloire particulière de M. Moreau le jeune, dont les dessins sont dignes de passer à la postérité, ainsi que sa réputation. La gravure ne m’a pas donné moins d’embarras que le dessin original ; l’artiste qui avait entrepris de le graver a employé un procédé nouveau qui ne lui a pas réussi ; il m’a rendu, au bout d’un an, ma planche à peine commencée au tiers ; j’en ai été pour mes avances ; il a fallu chercher un autre artiste pour l’achever ; mais nul n’a voulu la continuer. Heureusement M. Roger m’a découvert un jeune graveur, M. Prot, plein de zèle et de talent, qui l’a recommencée, et l’a mise seul à l’eau-forte, au burin et au pointillé en six mois, dans l’état où on la voit aujourd’hui.


Naufrage de Virginie, par Prudhon.


La cinquième planche représente le naufrage de Virginie ; le titre en est au bas avec ces paroles du texte, Elle parut un ange qui prend son vol vers les cieux. On ne voit qu’une petite partie de la poupe et de la galerie du vaisseau le S. Géran ; mais il est aisé de voir à la solidité de ses membres et à la richesse de son architecture que c’est un gros vaisseau de la Compagnie française des Indes. Une lame monstrueuse, telle que sont celles des ouragans des grandes mers, s’engouffre dans le canal où il est mouillé, engloutit son avant, l’incline à bâbord, couvre tout son pont, et s’élevant par-dessus le couronnement de sa poupe, retombe dans la galerie dont elle emporte une partie de la balustrade. Les feux semblent animer ses eaux écumantes, et vous diriez que tout le vaisseau est dévoré par un incendie. Virginie en est environnée ; elle détourne les yeux de sa terre natale, dont les habitants lui témoignent d’impuissants regrets, et du malheureux Paul, qui nage en vain à son secours, prêt à succomber lui-même à l’excès de son désespoir, autant qu’à celui de la tempête. Elle porte une main pudique sur ses vêtements tourbillonnés par les vents en furie ; de l’autre, elle tient sur son coeur le portrait de son amant qu’elle ne doit plus revoir, et jette ses derniers regards vers le ciel, sa dernière espérance. Sa pudeur, son amour, son courage, sa figure céleste, font de ce magnifique dessin un chef-d’oeuvre achevé.

Comment M. Prud’hon a-t-il pu renfermer de si grands objets dans un si petit espace ? où a-t-il trouvé les modèles de ces mobiles et fugitifs effets que l’art ne peut poser, et dont la nature seule ne nous présente que de rapides images ; une vague en furie dans un ouragan, et une âme angélique dans une scène de désespoir ? Cette conception a trouvé ses expressions dans l’âme sensible, les ressouvenirs, et les talents supérieurs d’un artiste déjà très connu des gens de goût. À la fois dessinateur, graveur et peintre, on lui doit des enfants et des femmes remarquables par leur naïveté et leur grâce. Il exposa il y a quelques années au salon un grand tableau de la Vérité qui descend du ciel sur la terre ; mais, il faut l’avouer, sa figure quoique céleste n’y fut guère mieux accueillie du public que si elle y fût descendue en personne. Elle ne dut même, peut-être, qu’à l’indifférence des spectateurs de n’y être pas critiquée et persécutée. Cependant elle était toute nue, et aussi belle qu’une Vénus ; mais comme elle portait le nom de la Vérité, peu de gens s’en occupèrent. Si M. Prud’hon réussit par la pureté de ses crayons et l’élégance de ses formes à rendre des divinités, il intéresse encore davantage, selon moi, en représentant des mortelles. Ses femmes ont dans leurs proportions, leurs attitudes, et leurs physionomies riantes, un laisser-aller, un abandon, des grâces, un caractère de sexe inimitables : ses enfants potelés, naïfs, gais, sont dignes de leurs mères. Il est selon moi le La Fontaine des dessinateurs, et il a avec ce premier de nos poètes encore plus d’une ressemblance par sa modestie, sa fortune, et sa destinée. Puisse ce peu de lignes concourir à étendre sa réputation jusque dans les pays étrangers ! Son beau dessin y justifiera suffisamment mes éloges.

M. Roger, son élève et son ami, qui en a senti tout le mérite, a désiré le graver en entier ; il a voulu accroître sa réputation du dessin d’un maître qui l’avait si heureusement commencée, et lui rendre ainsi ce qu’il en avait reçu. Il a donc retardé de nouveau le cours de ses travaux ordinaires pour s’occuper entièrement du naufrage de Virginie. Sa planche a rendu toutes les beautés de l’original, autant qu’il est possible au burin de rendre toutes les nuances du pinceau. Je me trouve heureux d’avoir fait concourir à la célébrité de mon édition deux amis également modestes et également habiles dans leur genre ; mais il me semble que je suis plus redevable à M. Prud’hon, quoique je n’aie eu de lui qu’un seul dessin, parce que je lui dois d’avoir eu une seconde gravure de M. Roger.


Les tombeaux, par Isabey.


La sixième et dernière planche a pour titre, Les Tombeaux, et pour inscription, On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. Elle représente une allée de bambous qui conduit vers la mer ; elle est éclairée par les derniers rayons du soleil couchant : on aperçoit, entre quatre gerbes de ces bambous, trois tombes rustiques sur lesquelles sont écrits, deux à deux, les noms de la Tour et de Marguerite, de Virginie et de Paul, de Marie et de Domingue. On voit, un peu en avant de celle du milieu, le squelette d’un chien : c’est celui de Fidèle, qui est venu mourir de douleur, près de la tombe de Paul et de Virginie.

On n’aperçoit dans cette solitude aucun être vivant ; ici reposent à jamais, sous l’herbe, tous les personnages de cette histoire : les premiers jeux de l’heureuse enfance de Paul et de Virginie sur des genoux maternels les amours innocents de leur adolescence, les dons funestes de la fortune, leur cruelle séparation, leur réunion encore plus douloureuse, n’ont laissé près de leurs humbles tertres aucun monument de leur vie. On n’y voit ni inscriptions, ni bas-reliefs. L’art n’y a gravé que leurs simples noms, mais la nature y a placé, pour tous les hommes, de plus durables et de plus éloquents ressouvenirs. Ces roseaux gigantesques qui murmurent toujours, agités par les moindres vents, comme les faibles et orgueilleux mortels ; ces flots lointains qui viennent, l’un après l’autre, expirer sur le rivage, comme nos jours fugitifs sur celui de la vie ; ce vaste océan d’où ils sortent et retournent sans cesse, image de l’éternité, nous disent que le temps nous entraîne aussi vers elle.

Je dois le dessin de cette composition mélancolique et touchante à M. Isabey. Son amitié a voulu m’en faire un présent dont je m’honore. Je m’étais adressé à lui pour exécuter ce sujet, où il ne devait y avoir aucun personnage vivant ; et j’étais sûr d’avance qu’il réussirait par l’art particulier que je lui connais d’harmonier la lumière et les ombres, et d’en tirer des effets magiques. Il a réussi au-delà de mes espérances. Il a rendu les bambous avec la plus exacte vérité. Leur perspective fait illusion. Il est si connu et si estimé par ses portraits d’une ressemblance frappante, par ses grandes compositions, telles que Bonaparte passant ses gardes en revue, que ses ouvrages n’ont pas besoin de mes éloges. Celui-ci suffirait pour rendre mon édition célèbre.

L’eau-forte en a été faite par M. Pillement le jeune qui excelle, au jugement de tous les graveurs, à faire celle des paysages. Elle a été terminée au burin par M. Beauvinet, dont j’ai déjà parlé avec éloge. Il suffit de dire que l’auteur du dessin a été très satisfait de l’exécution de ces deux artistes.

M. Dien, imprimeur en taille-douce, qui m’a été indiqué par M. Roger, comme très recommandable par sa probité et son talent, a tiré toutes les feuilles de mes sept planches, en y comprenant le portrait. M. Dien, son frère, en a gravé la lettre.

Comme plusieurs de mes souscripteurs ont souscrit pour des exemplaires coloriés, les auteurs des dessins ont eu la complaisance de colorier chacun une épreuve de la gravure qui en était résultée pour servir de modèle. D’après eux M. Langlois, imprimeur dans ce genre, et si avantageusement connu par ses belles fleurs, en a mis les planches en couleur, et les a retouchées au pinceau.

M. Didot l’aîné, si célèbre par la beauté de ses éditions, en a imprimé le texte ; il en a revu les épreuves avec moi, et m’a aidé plus d’une fois de ses utiles observations.
Enfin M. Bradel en a cartonné et étiqueté les exemplaires.

On voit que je n’ai rien négligé pour enrichir et perfectionner cette édition. J’ai eu le bonheur d’y faire concourir une partie des plus fameux artistes de mon temps. Quoique la plupart aient diminué, par affection pour l’ouvrage et pour l’auteur, le prix ordinaire de leurs travaux, et que quelques-uns même m’aient fait présent de leurs dessins, je puis assurer que les seuls frais de dessins et de gravures me reviennent à plus de 11 000 livres. Chaque dessin m’en coûte 300 ; chaque planche gravée de Paul et Virginie 1 000 ; celle du portrait 2 400, sans les exemplaires à fournir. Si on y ajoute les frais de papier vélin, d’impression en taille-douce, de celle du texte, de celle des exemplaires coloriés, leur retouche au pinceau, la gravure en lettres, le cartonnage, etc., elle me coûte au moins 20 000 francs, sans les frais de vente. Je ne parle pas du temps, des courses, et des inquiétudes que m’ont coûtés à moi-même ces différents travaux, ainsi que des frais d’impression de ce préambule que je n’avais pas promis à mes souscripteurs : j’espère les avoir dédommagés, autant qu’il était en moi, de leur longue attente.

Je leur ai de mon côté beaucoup d’obligations ; ils sont venus d’eux-mêmes à mon secours, sans que j’en aie fait solliciter aucun. Comme souscripteurs ils sont en petit nombre, mais comme amis ils sont beaucoup. C’est avec leurs avances que j’ai commencé mon entreprise ; sans elles je ne l’eusse jamais osé. Ainsi je puis dire que c’est à elles que le public doit cette édition ; elles ne se montaient qu’à 4 500 livres, moitié du prix total des souscriptions que j’ai reçues ; elles m’ont porté bonheur. Quand elles ont cessé, j’ai pu y joindre, bientôt après, les 6 600 livres qui m’ont été offertes par un libraire. Ce qu’il y a de très remarquable, c’est que ces deux sommes réunies, qui font environ 11 000 livres, sont précisément ce que je devais payer pour frais de dessins, et de gravures.

Je suis entré dans ces détails pour remercier mes souscripteurs, leur donner quelque idée du prix des travaux des artistes, de l’embarras de mon entreprise ; et leur montrer qu’il y a une providence qui se manifeste aussi bien au milieu du désordre de nos sociétés que dans l’ordre de la nature.
Je venais de traverser des temps de révolution, de guerre, de procès, de banqueroute, de calomnies audacieuses, de persécutions sourdes, et d’anarchie en tout genre, lorsque Bonaparte prit en main le gouvernail de l’empire. Son premier soin fut de conjurer les vents ; il renferma ceux de l’opinion dans des outres, et les força de souffler dans ses voiles.

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Extrait du Prospectus

Cette édition proposée par souscription, il y a deux ans, se délivre actuellement chez l'auteur, à Paris, faubourg S.-Germain, rue de Belle-Chasse, n° 15. Elle a été imprimée chez P. DIDOT L'AINE, sur papier vélin d'Essone, ornée du portrait de l'auteur, et de six autres estampes, d'après les dessins de MM. LA FITTE, GIRODET, GERARD, MOREAU, PRUD-HON, et ISABEY. Les exemplaires coloriés ne pourront être livrés à MM. les Souscripteurs avant le mois d'avril prochain, à cause du retardement des gravures et du temps nécessaire pour les imprimer en couleur, et les terminer au pinceau. Les personnes qui désireront, à l'avenir, de semblables seront obligées d'en attendre la livraison deux mois après leurs demandes. Le prix des souscriptions étoit, pour chaque exemplaire in-4°, de trois louis après la lettre; de cinq louis avant la lettre; de dix louis colorié, et de deux louis en sus pour chacun des exemplaires in-folio. Maintenant que la vente est ouverte, chaque exemplaire de ces deux formats se paiera moitié en sus. L'in-4° avec la lettre 108 f.; avant la lettre, 180 francs; colorié, 360 fr., et 72 francs de plus pour chacun des exemplaires in-folio. On a tiré un très petit nombre d'eau-forte pour les amateurs : chaque exemplaire in-4° se paiera 36 fr. non compris le portrait; celui-ci à part, avant la lettre, 12 fr. Il y a de plus quatre gravures in-8° qui représentent les quatre sujets de l'édition in-18. On peut les insérer dans les exemplaires, en les tirant sur papier vélin de même grandeur. Elles ont été dessinées par MOREAU, et gravées sous son inspection. Elles sont avant la lettre. Elles seront payées 24 fr. in 4°, et 30 fr. in-folio. Les libriaires chargés de la vente, à Paris, sont MM. DIDOT L'AINE, rue du Pont de Lodi, N° 6, PLASSAN, rue de Vaugirard ; MERLIN, quai des Augustins, près le Pont-S.-Michel ; DETERVILLE, rue du Battoir. On trouvera chez eux les autres ouvrages de l'auteur, dont le prix et le texte n'ont point varié.

Bonne journée,
Calamar pour le Bibliomane moderne

Merci Calamar,
Bon dimanche,
Bertrand Bibliomane moderne

mercredi 13 juillet 2011

Plutarque et la reliure mystérieuse de Peiresc




Ce billet est la suite du billet communiqué par MD et publié précédemment dans les colonnes du Bibliomane moderne et que vous pouvez lire ou relire ICI.
Lien
MD : Je me permets de vous livrer les précieuses informations qu’ a pu me fournir Monsieur Bruno Marty, expert au Centre de Conservation du livre à Arles, et en charge du projet de reconstitution virtuel de la bibliothèque de Peiresc. C’est grâce au blog du Bibliomane Moderne que nous avons pu échanger, aussi, qu’il en soit ici remercié, son animateur créateur Bertrand en tête ! Je remets quelques photos afin que chacun se souvienne bien du sujet :




MD : Voici, à partir de ces quelques éléments les premiers commentaires faits par Bruno Marty :

…je fais toutefois 2 remarques (qui n'engagent que moi) :

a) la reliure est globalement jolie mais maladroite;
b) il y a un décalage esthétique entre plats et dos.

a) bien d'accord avec vous pour dire que cette reliure n'est pas à la fanfare, en réalité c'est une reliure à la Du Seuil dont on a enjolivé les compartiments, et mâtinée "parisienne" par l'usage des plaques ; ce type de plaques (surtout les écoinçons azurés) a déjà été utilisé vers 1545 et ceci jusqu'à la fin du XVIIe ; jusqu'à présent personne n'a pu identifier l'atelier de reliure qui s'en est servi (inutile de vous faire la liste des reliures portant des plaques d'aspect très proche, mais vous pouvez toujours jeter un œil sur le catalogue 3 de la vente Wittock, 7 octobre 2005, Christie's, n°19 et 26, catalogue réalisé par l'une des meilleures spécialistes - voire la meilleure - de ces reliures, Frédérique Parent). Reliure maladroite, car outre des formes galbées parfois bien approximatives, le chevauchement des filets des quatre motifs niellés (niellage d'ailleurs très irrégulier et assez peu soigné pour lequel on semble avoir aussi utilisé un fer trois points ?) du compartiment externe vers les motifs niellés centraux, sur le triple encadrement de filets interne, me semble particulièrement improvisé, voire suspect ; en tout cas cette particularité qui n'est pas du meilleur effet ne porte pas la marque d'une grande main ; cela se poursuit dans le filet interne qui est destiné à limiter les angles des écoinçons : mal appliqués sur les côtés des écoinçons, on a l'impression que ces derniers "bavent".

b) décalage esthétique : ici aussi (mais est-ce un effet trompeur de la photo trouvée sur le blog?), la maladresse du relieur éclate dans l'apposition du fleuron (de travers) et du médaillon (espaces irréguliers); le titre par ailleurs confirme une main malhabile qui a eu du mal "à faire droit" ; le filet simple sur les nerfs ainsi que l'apposition d'un filet "brisé" sur le 1er nerf (ou faux nerf) ou sur les coiffes sont communs mais très typiques des reliures pour Peiresc.

Partant de ces observations (y compris de celle de l'ornementation de la tranche) et sachant que Peiresc a racheté en 1625 un fonds d'atelier de reliure à l'attention de son relieur aixois Corberan, comprenant entre autres, selon une lettre adressée à son frère le 1er juin :

« Mr Trouillas arriva le mesme jour que ladicte depesche du 19me et le lendemain m'apporta voz petits fers, que j'ay trouvé fort gentils, et avec lesquels Corberan veult faire des merveilles. Je vous en feray le desnombrement, puisque vous les aviez envoyez sans y avoir prins garde. Il y avoit donc 27 pièces, à sçavoir deux Roullettes, trois ovales, seize petits fers à orner lesdicts ovales, et ce qui m'est quasi le plus cher, six dentelles. Il ne manque que des bouttons, ou fleurons, pour mettre sur les dos des livres entre les nerveures, car ceux que j'avois sont touts usez, et quelques petits coings à mettre tant au dehors qu’au dedans des quarreures qui se font en champ des plus curieux livres. Car des aultres mentionnez au roolle d'Augustin Orry, je ne m'en sçaurois quasi servir quand j'en aurois, parceque ce n'est que pour des usaiges à parement comme faict Corberan, et je n'ay quasi besoing que des ornements propres à enrichir le dos des livres qui est ce qui pare le plus une bibliothèque, mesmes que vous sçavez que je ne faicts poulser que mon chiffre sur le mitan du champ. De sorte que nous nous serions bien passez aussy de cez ovales et petits fers à les enrichir, mais puisque nous les avons je ne vouldrois pas ne les point avoir. Cela sera cause que je me delecteray à faire relier quelque petite pièce un peu plus noblement que je ne soullois, principalement de celles de dévotion et aultres qui sont portatives, et que je deviendray possible plus friand que je n'estois de cette marchandise. Corberan a voulu poulcer sur un cartoncin tous les fers qu'il avoit tant vieux que nouveaux, et par mesme moyen il a cotté ceux qui luy manquent tant dans les Alphabeths que dans les nombres; il est bien nécessaire de suppléer ceux là, et du reste l'on en pourra prendre ce qui se trouvera à commodité. »

et fort de l'observation de plusieurs centaines de reliures de Peiresc [très très peu de reliures ornées connues - 4 fanfares fabriquées par Corberan (vous pouvez voir l'une d'elles sur le site bindings de la British library, et en constater toute les maladresses) et quelques autres avec une ornementation un peu plus élaborée que les reliures usuelles voulues par Peiresc], des témoignages des maladresses de Corberan - ou de ses aides - lorsqu'il commença a utiliser ce matériel, je me demande si, partant d'une base "simple", Corberan n'a pas "réinterprété" la reliure originelle en y ajoutant une ornementation à son goût, voire, s'il n'a pas dérelié l'ouvrage (la tranche étant conservée) et fait une reliure entièrement nouvelle; on sait par ailleurs que Peiresc faisait améliorer ou réinterpréter par son relieur les reliures des livres qu'on lui prêtait si elles étaient abimées ou de mauvaise qualité !

Mais ce ne sont là que suppositions, pas forcément gratuites, mais suppositions quand même, donc tout à fait contestables ; il faudrait pouvoir regarder les fonds de cahiers pour voir si il y a eu d'autres passage de ficelles et quelques autres points parmi lesquels les chevauchements filets/motifs, etc.

MD : Bien que n’étant que des « suppositions », reconnaissons qu’elles sont éclairées, intéressantes et qu’elles poussent à la réflexion…

La suite maintenant :

…Venons-en au tangible :

Votre livre figure dans le catalogue de la bibliothèque de Peiresc, conservé à la bibliothèque de Carpentras sous la cote Ms 640, un inventaire qui fut réalisé après son décès en 1637, à la demande de son frère Palamède, complété et annoté après la mort de celui-ci (vers 1646), par son fils, qui vendit et dispersa la collection à Paris et à Aix à partir de 1647. Il figure à la page 86, en 5ème position et est décrit comme suit : Les vies des hommes illustres par Plutarque translatées par Jacques Amiot à Paris chez jacques du puis 1572, lavé & reiglé fol. marr. vert il suit immédiatement Les opuscules de plutarque translatées par jacques/Amiot à Paris chez Michel de Vascosan 1572. fol./marr. lavé & reiglé.

Les deux ouvrages furent vendus pour 60 livres, ce qui est un beau prix ; point de détail, l'ouvrage était rangé dans un local appelé la Salette et figurait dans la "Pille première en entrant, à main droite"

Ce qui est intéressant dans cette description qui a toutes les chances de concerner votre exemplaire (Peiresc avait souvent plusieurs exemplaires des ouvrages qu'il aimait et il les offrait facilement, on peut donc parfois avoir un doute, d'autant que le catalogue est loin de représenter tous les livres possédés par Peiresc) ce sont évidemment les 3 informations : lavé, réglé, maroquin vert.

Sur le premier point, lavé, vous seul pouvez répondre selon l'état de l'ouvrage. Le second point réglé, semble établi si j'en juge par la photo de la page de titre, quant au point 3, maroquin vert, là aussi il n'y a que vous qui puissiez répondre, les photos n'étant pas très probantes ; ceci posé il est vrai que les maroquin verts "passent" par insolation, les oxydes servant à composer cette couleur étant très sensibles à la lumière ; le maroquin sur votre exemplaire semble incontestable, vous me le confirmerez.

Voila donc quelques points de nature à alimenter votre dossier sur ce bel ouvrage.

Si cela vous est possible et n'est pas trop indiscret, pourriez-vous me dire où vous avez trouvé/acheté ce livre ? l'ouvrage porte-t-il des ex libris autres que ceux de Peiresc ?...cela permettrait peut-être de localiser l'autre Plutarque qui n'est pas encore repéré. Par ailleurs quelques photos de détails (voir ma demande sur le blog) pourraient peut-être aider à avancer.

Parmi les missions dont je m'occupe en tant qu'expert au Centre de Conservation du Livre (Arles), figure le projet de reconstitution virtuelle de la bibliothèque de Peiresc à partir du catalogue évoqué plus haut et de la documentation disponible ; vous pouvez déjà voir les premiers résultats de ce travail sur la base e-corpus ; ma tâche consiste entre autres à repérer et à identifier dans les collections publiques et privées, françaises et étrangères, les ventes passées et à venir, des documents peiresciens, iconographie, manuscrits et imprimés, d'où une certaine familiarité avec le sujet. voici le lien e-corpus si vous voulez avoir une idée de ce qui se met en place au sujet de Peiresc (plus de 2500 notices et de 27000 fichiers numériques pour ce seul sujet) : http://www.e-corpus.org/

A vous lire,…

MD : Après avoir confirmé que l’exemplaire était bien entièrement réglé, mais n’étant pas un spécialiste du lavage, je me suis donc empressé d’envoyer de nouvelles photos que je reproduis ci-dessous en y ajoutant les précieux commentaires et réflexions de Bruno Marty :



- lavage : on ne doit pas être étonné de cette particularité qui s'explique très bien et dont on trouve la mention tout au long de la correspondance de Peiresc = en raison des épidémies réelles ou supposées de peste et autre choléra, les douanes inter régionales (par exemple entre la Provence et le Dauphiné, ou le Languedoc, ou le Lyonnais, etc. )procédaient à l'immersion de tous les objet et bagages (ballots et fagots) dans un bain de vinaigre censé anéantir tous les miasmes... je vous laisse imaginer parfois le résultat sur des manuscrits aux encres fusibles et sur les reliures, sur le papier et sur le parchemin !!!! Peiresc râle comme un pou contre cette pratique et a essayé très souvent de contourner la difficulté par des voies et chemins détournés. De semblables mésaventures sont arrivées à des documents reçus d'Orient via le port de Marseille et que Peiresc attendait comme le Saint-Sacrement. C'est vraisemblablement ce qui est arrivé à ses deux "Plutarque", et ce, malgré le jeune âge de l'ouvrage au moment des "faits", d'où la nécessité de laver au moins les feuillets qui avaient été atteints/tachés par le vinaigre (début et fin ?, car il se peut que le corps d'ouvrage n'ait pas été touché si l'immersion a été bâclée ou trop rapide) et la raison pour laquelle cette spécificité est mentionnée dans le catalogue même, pourtant assez avare en détails structurels. Difficile de savoir quand Peiresc a reçu ces livres précisément, je n'en trouve pas trace dans sa correspondance, il parle bien souvent des envois de livres faits par lui ou pour lui en employant le mot général de "fagot" qui désigne indifféremment tout paquet contenant des lots de livres, manuscrits et/ou courriers. Dans cette hypothèse "soft", la reliure n'a pas été démontée et l'oxydation marginale dont nous avons déjà parlé, a sans doute été accélérée dans le temps par cette histoire de vinaigre ; le lavage consista alors en un léger "trempage" des feuillets entre deux papiers, renouvelé jusqu'à blancheur, comme cela se fait toujours.

MD : Une autre photo montrant le deuxième contre plat :


- il me semble qu'une information manuscrite intéressante se trouve au bas (ou côté) du contre-plat (?) inférieur (photo 04041), on peut y lire un numéro et la mention "2 voll" (les 2 l barrés en signe d'abréviation), ce qui correspond parfaitement à ce que le catalogue de Carpentras nous livre comme info = 2 Plutarque vendus ensemble; il y a toutes les chances que ce numéro soit celui du catalogue de la vente parisienne du 2 septembre 1647 faite par le neveu de Peiresc Claude de Rians ; ce numéro pourrait se lire 5104, S 104 ou autrement... plusieurs ouvrages de la bibliothèque de P. portent ce type de numéros, l'ennui est que le catalogue de cette vente (sans doute manuscrit et différent de celui de Carpentras et de sa copie aixoise) , attesté par une lettre de Christophe Dupuy, a disparu depuis fort longtemps et n'a jamais été vu autrement que par le souvenir de Dupuy. A cette vente il y eut pas mal d'acheteurs... bien difficile de savoit qui fit l'aquisition des ouvrages ! (Mais cette annotation pourrait tout aussi bien être de la main de Peiresc, de Corberan ou d'un autre)

MD : Les tranches maintenant :


MD : En guise de conclusion « provisoire » :

Reliure : faute de plus informé, laissons donc une reliure originelle (y compris l'ornementation des tranches), dont l'attribution est pour le moment impossible et la réalisation certes spectaculaire, reste assez maladroite; mon impression demeure la même : il y a peut-être eu reprise tardive par Corberan sur un canevas originellement plus simple, le dos a été repris ; les traces de passage de lacets de fermeture sont classiques ( sur la photo il semble que ce soit des lacets de soie, plus de de cuir ???) ainsi que les tranchefiles dont le modèle visible a été utilisé pendant des siècles et que l'on retrouve sur des livres reliés pour Peiresc avec certitude. Reste l'hypothèse d'une reliure "à l'imitation de", qui ne peut être écartée...vous connaissez le cas moderne du faussaire Louis Hagué-Coutin (1823-1891) qui réalisa des centaines de fausses reliures du XVIe et réussit à berner des spécialistes tels Bernard Quaritch l'un des plus grands libraires de tous les temps ; sans aller jusque là rien n'empêche de conserver un doute dont bénéficie votre ouvrage, les imitateurs étant de toutes les époques.

Il est certain que si l'on arrivait à localiser l'autre Plutarque, nous aurions sans doute des infos complémentaires, mais, s'il n'a pas été détruit, il n'est pas localisé encore ; cela tient (simple supposition, si la reliure est apparentée à la votre, ce qui n'est pas assuré) au fait que le monogramme de Peiresc ne figure peut-être pas sur les plats et que le petit timbre gras de la page de titre n'a pas été identifié ou même remarqué par le propriétaire actuel (privé ou public)

Pour le moment je n'ai pas encore rencontré d'ouvrages revêtus de reliures du type de celle de votre ouvrage dans les livres ayant appartenu à Peiresc ; à ma connaissance - sauf les maladroits essais de "fanfares" par Corberan, évoquées dans un autre mail et quelques ouvrages reliés par Le Gascon, tous très différents du votre - les fonds français et étrangers n'en comportent aucun (Châlons, BnF, Mazarine, Carpentras, Aix, Marseille, coll. privées, Congress, Brit. Library, Morgan, etc.), cela veut simplement dire qu'ils n'ont pas encore été repérés ; on peut ajouter que l'on a pas non plus repéré de reliure semblable dans le dernier quart du XVIe siècle...malgré quelques similitudes et éléments communs avec d'autres couvrures ... tout reste ouvert, et c'est bien là le côté plaisant de la chose.

A suivre donc…

MD : Le mystère n’est toujours pas levé, mais grâce à Bruno Marty, nous avons tout de même bien avancé. Si l’idée du faussaire me semble peu probable (je ne vois pas pourquoi un faussaire aurait reproduit une reliure qui… n’existe pas…, l’idée de Corberan se faisant la main me paraît séduisante. Je me suis donc demandé si les fers visibles sur ma reliure avaient été vu sur d’autres et voici la réponse de Bruno Marty :

Concernant les petits fers, cet autre passage d'une lettre du 18 juillet 1625, qui montre les essais maladroits de Corberan :

"Le dict Corberan a poulcé sur un cartoncin lesdicts petits fers afin de faire recognoistre la proportion et façon de celuy qui manque à l'endroict ou il a mis une petite croix. Il avoit essayé de dresser une targe de cez petits roulleaux qu'il me vient d'apporter, mais il n'avoit pas bien observé les naisçances, pour imiter aulcunement la nature en la production des branchages, et quand je l'en ay adverty, il m'a promis d'y prendre mieux garde, sans y faillir. Il dict que mon petit chiffre qu'il a poulsé au mittan est si usé qu'il ne peult plus marquer; il n'y auroit pas de mal d'en faire refaire un semblable; surtout il desire des petits roulleaux de poinct qu'il dict ne couster pas 5 sols pièce et je pense qu'il en escript à son père."

rappelons que dans la lettre du 1 juin il déclare :

"Il ne manque que des bouttons, ou fleurons, pour mettre sur les dos des livres entre les nerveures, car ceux que j'avois sont touts usez, et quelques petits coings à mettre tant au dehors qu’au dedans des quarreures qui se font en champ des plus curieux livres."

Je ne sais s'il finit par les recevoir...il y a de grandes chances que oui. Pour le moment je n'ai pas encore repéré de "petits fers" du type de ceux qui figurent au dos de votre livre (ni de motifs composés avec ces petits fers), mais je suis loin d'avoir épuisé mes découvertes à ce sujet : hier encore, j'ai vu un grand fleuron que je ne connaissais absolument pas et que je n'ai vu sur aucune autre reliure de Peiresc

- Pour le moment, votre reliure est orpheline, les autres reliures ornées (par Corberan et Le Gascon) sont sans rapport ; mais dans la mesure où l'on ne connait pas encore beaucoup de reliures de livres ayant appartenu à Peiresc autres que celles traditionnellement réalisées pour lui (double ou triple filets d'encadrement; monogramme central sur les plats; titres et dates dans 1 ou 2 caissons), en maroquin ou en veau rouge, parfois vert (dit aussi olive), parfois en veau retourné (type "daim") et en vélin crème, toutes les surprises sont possibles !

…FIN DE CE VOLUMINEUX CHAPITRE…


MD : Merci à tous ceux qui s’intéressent à ce sujet qui, s’il ne changera pas la face du monde, n’en demeure pas moins passionnant !

Un grand merci bien sûr à Bruno Marty, dont l’érudition sur le sujet et la disponibilité sont inépuisables !

Un grand merci à vous pour cette étude fouillée sur un exemplaire de choix. Je donnerai mon avis en commentaire.

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

lundi 11 juillet 2011

Où il est question du prix que l'on donne à la rareté : Histoire de l'homme aux 43 mille maîtresses.



Quel prix donner à la rareté ? Voilà bien le sujet de philosophie sur lequel j'aurai aimé tomber lorsque je passai mon baccalauréat en 1990 ... pas de chance... ce fut sur la religion et je ne sais quel autre concept néo-platonicien judéo-maçonnique ... je me souviens juste que je commençais ma copie par un arrogant : "Dieu est mort" directement inspiré par ce bon vieux Nietzsche ... la sanction fut brutale... autant le dire tout de suite, ce n'est pas grâce aux points de l'épreuve de philosophie que je pu décrocher le sésame pour l'université... Enfin, au moins j'espère avoir fait bien rire un correcteur passablement lassé par les bonnes copies... bref, passons.

Donc, revenons à ce qui m'amène vers vous ce matin, une interrogation qui me tient depuis ce matin : Quel prix donner à la rareté ? Appliquons si vous le voulez bien cette question au domaine qui nous intéresse ici, la bibliophilie (bien que je reste persuadé que cette question peut et doit se poser dans bien d'autres domaines). En pays de bibliophilie, la rareté est une chose assez courante, si j'ose dire. Le bibliophile chasse avec ardeur les livres rares, c'est même presque son unique but. Rares par l'édition, rares par l’illustration, rares par l'état de conservation, rares par la reliure, rares par la provenance, etc. Le bibliophile veut du rare pour ne pas dire de l'unique. C'est même d'ailleurs sans doute cette quête incessante de l'unica qui fait de la bibliophilie une équation à plusieurs inconnues dont les solutions sont proche de l'infini. Je suis loin d'être mathématicien mais je crois qu'il serait possible de mettre en équation le livre de bibliophilie que nous appellerons B. Pour obtenir B, nous avons recours aux inconnues suivantes : R = rareté de l'édition. A = notoriété de l'auteur. P = Provenance (ex libris, armes). RE = Reliure. E = État de conservation du volume. I = Illustration. Sachant que j'oublie certainement quelques paramètres moins objectifs comme EM = L'émotion que génère un volume pour celui qui en fait l'acquisition. Ou encore MO = l'effet de mode qui donne à un livre une aura temporaire. On pourrait ainsi écrire : B = R + P + RE + E + I + EM ; on pourrait aussi sans doute écrire plus justement : B = R x P x RE x E x I x EM. On pourrait même aller plus loin en donnant à chaque facteur une puissance variable. Ainsi on aurait : B = R^n x P^n x RE^n x E^n x I^n x EM^n. Ce qui complique déjà nettement les choses, il faut bien le dire, et rend la solution pour B, livre de Bibliophilie idéal, assez proche de l'équation insoluble. Après ces mathématiques pour débutant... revenons à la question : Quel prix donner à la rareté ? Sachant comme nous l'avons vu, qu'il ne s'agit que d'un seul des critères de l'équation Bibliophile, la rareté ne fait pas tout, loin de là.

Prenons un exemple. Je viens de faire l'acquisition d'une chose de rien. Format in-8. A peine 8 pages imprimées. Pas de nom d'imprimeur ou de libraire. Pas de date. Pas de reliure. Pas de provenance. Pas de nom d'auteur. Rien qu'un faux-titre en haut du premier feuillet : "Histoire de l'homme aux 43 mille maitresses". Acheté uniquement d'après ce titre accrocheur et sans effectuer au préalable aucune recherche d'aucune sorte. Un prix attractif.

De quoi s'agit-il ? Il s'agit d'un texte écrit en prose, qui prend la forme d'un conte. C'est l'histoire d'un homme "sain et vigoureux" qui "prit une maîtresse" et, "trompé par ses sens (...) se livra à un enthousiasme si extravagant qu'il regardait comme autant de perfections les défauts de l'objet aimé" (sa maîtresse). Jusque là tout va bien. Ensuite la maîtresse prend ses aises : "La belle, comme c'est l'usage, tira le meilleur parti de son amant (...) Elle le ruina." Voilà qui est ingénieux ! Ensuite viennent les huissiers, les saisies, le commissaire, le procureur, etc. Comme toujours dans ce cas, c'est "Dame justice qui s'enrichit". Vint le temps de "chercher une nouvelle maîtresse à notre homme, toutes les femmes voulurent lui plaire, toutes crurent avoir des droits incontestables à sa couche. (...) On intrigua, on promit des faveurs, on cabala, (...) la concurrence fut nombreuse (...) Quarante-trois mille maîtresses formèrent seules les conditions qu'on exigeaient d'elles (...) elles se soumirent à tout tant elles étaient pressées d'exercer leur puissance, elles prêtèrent même un serment solennel d'avance d'obéir à tout, bien entendu qu'elles se réservèrent mentalement le désir de n'en rien faire." (NDLR : les diablesses !!). Ce qui devait arriver arriva... "elle voulurent se distinguer la première quinzaine par une grande austérité de principes (...) peu après elle levèrent les yeux (...) on les soupçonna non sans motifs, d'avoir du penchant à l'intrigue : elles se choisirent bientôt des favoris, des greluchons (...) bientôt elles livrèrent leurs faveurs, bientôt elles les vendirent (NDLR : les diablesses !!). Tout finit dans une corruption générale que je vous laisse imaginer.

Le texte se termine de manière un peu étrange : "Qu'arriva-t-il de ce bouleversement ? Il arriva que je m'éveillai, que je vérifiai si tout ce que j'avais vu en songe était vrai (...)" La dernière phrase est aussi énigmatique que toute la fin d'ailleurs : " (...) qu'on achetait un jour d'élection les voix de ceux qu'on méprisait ; qu'on s'enivrait patriotiquement ; qu'on ne parlait plus des aristocrates, parce que tout le monde l'était devenu." (fin).

Voilà bien un texte curieux ! Que signifie ce galimatias ? Ce qui est certain : il s'agit d'un texte imprimé pendant ou peu après la révolution française, sans doute 1789 ou 1790. Le papier, les caractères et quelques allusions permettent d'en être sûr. S'agit-il d'une métaphore de la situation de la Révolution française, des aristocrates, des personnages de la Révolution française masqués ici pour faire pamphlet ? Je le crois volontiers. La fin du texte laisse supposer que l'auteur s'en prend aux évènements de son temps : "on ne parlait plus d'aristocrates, parce que tout le monde l'était devenu" (dit-il voir dans son rêve).

Rareté vous avez dit rareté ? Oui ! sans conteste. Ce petit éphémère anonyme et publié vraisemblablement clandestinement ne se trouve nulle part (si vous exceptez cet exemplaire même que je viens d'acheter à un libraire). Ce document est donc rare, voire très rare. Quel prix lui donner ? Attention ! ma question était à double sens. Je ne parle pas seulement du prix en euros (quel prix marquer sur un document d'à peine 8 pages, fut-il très rare et de la fin du XVIIIe siècle ?), je veux parler aussi du "prix" moral, ou émotionnel si vous préférez, je veux parler de l'estime que vous pouvez porter à un tel document, curieux et introuvable... mais dont personne ne parle et personne ne sait rien ? Difficile.

A votre avis ? Comment réagissez-vous face à de tels documents ? imprimés ou manuscrits. Votre opinion sur la chose m'intéresse car je suis curieux des choses rares, voire uniques. Cela crée chez moi comme une émulation (je n'ose pas dire une forte excitation... j'ai peur des foudres du Bibliophile Rhemus...).

Dans l'attente de vos réactions,

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

Note : désormais ce document ne sera plus aussi rare puisque j'ai choisi de vous en faire cadeau sous forme numérique. Ainsi vous pourrez le lire en intégralité et ainsi sans doute y voir des éléments qui m'auront échappé.






Cliquez sur les images pour les agrandir ou les imprimer.


dimanche 10 juillet 2011

Courrier des lecteurs : Une riche reliure décorée et aux armes (XVIIIe siècle).


Un fidèle lecteur nous envoie une photographie de sa dernière acquisition, une monumentale reliure en veau richement décorée aux petits fers dorés et aux armes de la famille Colonna. Le volume mesure près de 44 cm de hauteur et contient un texte en espagnol relatant l’enterrement de Philippe V d'Espagne. Le carton utilisé pour les plats de la reliure est plutôt trop fin comparé ce qu’on réalise à la même époque en France et par ailleurs le texte à l’intérieur est mal relié et cousu dans le cartonnage à l’aide des quelques fils seulement.


Notre ami se demande si l’un des lecteurs du Bibliomane moderne reconnait un style particulier, ou bien si quelqu'un a déjà rencontré ce type de reliure et plus particulièrement sur quel type d'ouvrage.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne


vendredi 8 juillet 2011

Symbolisme et flagellation : une très jolie suite de 20 illustrations aquarellées par Henri Caruchet (1904).


Page de titre


Bien des années sont souvent nécessaires pour que le hasard ne vous mette sous les yeux ce que vous n'aviez jusque là même pas imaginé, je veux dire par là que malgré les milliers de livres vus sur des années de pratique de "book hunting", il y en aura toujours d'importants, soit par l'illustration, soit par l'édition, qui vous auront échappé. C'est tout l'intérêt de la chasse aux livres ! C'est pour moi le cas du livre que je vous présente ci-dessous. Ou plutôt de la suite d'illustrations que je vous présente, car je resterai discret sur l'ouvrage en question pour ne pas heurter la sensibilité d'un public décidément actuellement trop soumis à la tentation du vice dans un monde désormais franchement "érotophile" (sourire).

Donc, du livre dont il est question, je dirai l'auteur : Jean de Villiot (*) (un pseudonyme sous lequel se cache peut-être Hugues Rebell voire Charles Carrington lui-même, ou encore Hector France, tous trois soumis à la tentation de la chair fouettée, je veux dire francs adeptes de la flagellation, thème curiosa auquel ils consacrèrent de nombreux ouvrages dans les années 1890-1910). Le titre : Parisienne et Peaux-Rouges. Ouvrage de la collection "La Flagellation à travers le monde". Annoncé avec 20 compositions symboliques de Henri Caruchet. Volume publié par l'éditeur clandestin Charles Carrington, sous l'adresse de la Librairie des Bibliophiles Parisiens, Paris, 1904. Un énorme volume in-8 de 602 pages, imprimé à Alençon par les soins de la veuve Félix Guy et Cie. Ce beau volume est imprimé sur un beau papier peu commun, un papier vergé crème qui ressemble à un papier japon ancien, en tous les cas il s'agit d'un papier de cuve, on distingue les barbes dans les marges extérieures des feuillets. Le texte est imprimé à chaque page dans un encadrement identique à celui de la page de titre (voir photo ci-dessus). Je ne parlerai pas du contenu de l'ouvrage sauf à citer quelques titres de chapitres qui suffisent à en expliciter le contenu : "La maison close" - "Une vierge au lupanar" - "Domptée par le fouet" - "Cuisante volupté" - "Clara suppliciée" - etc ... Inutile de dire que ce livre se vendait plus sous le manteau qu'aux devantures des librairies ! Je possède ce volume sous sa forme brochée avec ses jolies couvertures imprimées de papier rose, en quatrième de couverture d'autres ouvrages de la Librairie des Bibliophiles Parisiens y sont annoncés. Ce volume se vendait 40 francs ! Somme relativement coquette même pour un beau livre de l'époque !

Quoi qu'il en soit concernant cet ouvrage, il n'appartient ni aux livres de l'Enfer de Pia, ni à la Bibliographie des livres érotiques clandestins de Dutel. Le texte reste "abordable" pour un public averti. Non-adeptes de la sanction corporelle pour adulte s'abstenir !

Mais ce que je voulais partager avec vous, c'est l'intégralité de la suite des 20 compositions par Henri Caruchet, qui à mon sens, sont tout simplement divines. J'adore la période et le mouvement symboliste, notamment en ce qui concerne les illustrateurs. Proche de l'Art Nouveau par certains aspects, plus hermétique par d'autres, l'approche est toujours subtile et délicate. Ici, ce sont de simples illustrations au trait ensuite aquarellées au pochoir. L'ensemble est merveilleux ! Enfin, c'est mon avis (et je le partage).

Je vous laisse donc en compagnie de 20 très jolies illustrations en couleurs de 1904, par Henri Caruchet.

Cliquez sur les images pour les agrandir

planche n°1


planche n°2


planche n°3


planche n°4


planche n°5


planche n°6


planche n°7


planche n°8


planche n°9


planche n°10


planche n°11


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planche n°13


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planche n°15


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planche n°17


planche n°18


planche n°19


planche n°20


(*) Essai de bibliographie de Jean de Villiot:

- Jean de Villiot, Étude sur la flagellation à travers le monde, aux points de vue historique, médical, religieux, domestique et conjugal, avec un exposé documentaire de la flagellation dans les écoles anglaises et les prisons militaires…, Éd. C. Carrington, Paris, 1899. (In-8°, XII-509 p.).
- Jean de Villiot, Curiosités et anecdoctes sur la flagellation. La cour martiale de miss Fanny Hayward…, Éd. Librairie des bibliophiles, Paris, 1900. (In-8°, XX-434 p.).
- Jean de Villiot, En Virginie, épisode de la Guerre de sécession, précédé d’une Étude sur l’esclavage et les punitions corporelles en Amérique, et suivi d’une Bibliographie raisonnée des principaux ouvrages français et anglais sur la flagellation, Éd. C. Carrington, Paris, 1901. (In-8°, XXXVI-344 p., fig., planche).
- Jean de Villiot, Les Mystères de la maison de la verveine, ou Miss Bellasis fouettée pour vol, tableau de l’éducation des jeunes Anglaises, adapté de l’anglais par Jean de Villiot (Illustrations par Adolphe Lambrecht), Éd. C. Carrington, Paris, 1901. (In-8°, VIII-156 p., fig., pl.).
- Jean de Villiot, Une société de flagellantes, réminiscences et révélations d’une soubrette de grande maison par Marguerite Anson, adapté de l’anglais par Jean de Villiot (Illustrations d’Adolphe Lambrecht), Éd. C. Carrington, Paris, 1901. (In-8°, XVI-280 p., fig., pl.).
- Jean de Villiot, Les Anglaises chez elles. Le Magnétisme du fouet, ou les indiscrétions de miss Darcy, traduit de l’anglais par Jean de Villiot, Éd. C. Carrington, Paris, 1902. (In-8°, 284 p., fig.).
- Jean de Villiot, Sous le fouet. La femme et son maître (Préface par Jacques Desroix), Collection : « La Flagellation à travers le monde », Éd. C. Carrington, Paris, 1902. (In-18, XXVII-266 p.).
- Jean de Villiot, Whipped women : The confessor ; Procured by a whipping ; Victims of love ; Daughters to marry ; The colonel and his cook, Privately issued for bibliophiles and collectors only, Alençon, impr. de Vve Folguy, 1903. (In-8° , 278 p.).
- Jean de Villiot, Camille et moi : la flagellation dans le monde (vingt aquarelles de Martin Van Maele), Éd. C. Carrington, Paris, 1904. (416 p. : ill. en coul. ; 24 cm).
- Jean de Villiot, Parisienne et Peaux-Rouges (20 compositions symboliques de Henri Caruchet, Collection : « La Flagellation à travers le monde », Éd. C. Carrington, Paris, 1904. (In-8°, 604 p.).
- Jean de Villiot, Les Contes du fouet, ou Révélations sur l’école et la chambre à coucher, Éd. C. Carrington, Paris, 1905. (In-18, 343 p.).
- Jean de Villiot, Dix-sept ans, étude sociale (Eaux-fortes de Martin Van Maele), Éd. Librairie des bibliophiles, Paris, 1905. (In-8°, 55 p., fig. et pl. gr.).
- Jean de Villiot, Oeil pour oeil, épisode de l’insurrection macédonienne, Collection : « La Flagellation à travers le monde », Éd. C. Carrington, Paris, 1905. (In-8°, XXI-286 p.).
- Jean de Villiot, Volées de bois vert : Une pelote de ficelle ; Juanita ; La Jolie secrétaire ; Deux sur dix, (Ouvrage orné d’aquarelles), Collection : « La Flagellation à travers le monde », Éd. Librairie des bibliophiles parisiens, Paris, 1905. (In-8°, 184 p., fig.).
- Jean de Villiot, Les confessions de Miss Coote : dix lettres... ; [précédé d’un] Aperçu sur l’avenir de la flagellation et une [sic] série de lettres tirées du journal « The Sun »... ; [et suivi par] Belle-mère : conte… ; le tout adapté de l’anglais et... ill. par un maître de l’art [Martin Van Maele], Collection : « La Flagellation à travers le monde », Éd. C. Carrington, Paris, 1906. (XLVIII-193 p. : ill. ; 25 cm).
- Jean de Villiot, Le fouet à Londres, roman-étude de moeurs anglaises, Collection : « La Flagellation à travers le monde », Éd. C. Carrington, Paris, 1906. (In-8°, 220 p. et catalogue de l’éditeur, fig.).
- Jean de Villiot, Le Fouet au harem, livre très-véridique, basé sur les souvenirs d’une grande dame, Éd. C. Carrington, Paris, 1906. (In-8° , 276 p.).
- Jean de Villiot, Fustigations vécues, contes, souvenirs, études, choses vues, Éd. C. Carrington, Paris, 1907. (In-18, 452 p., fig.).

Source : Eros-Thanatos Bibliothèque de littérature érotique : histoires, textes, récits et confessions érotiques.

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