mercredi 30 novembre 2011

ephemera curiosa : publicité pour les éditions Dominique Leroy (1980).


Format 32 x 24 cm


Éphémère : ce dit de quelque chose qui dure peu de temps. Ça c'était pour les bibliophiles-linguistes.

Éphémère : insecte de la famille des éphéméroptères (Ephemeroptera). Les éphéméroptères sont apparus au Carbonifère, il y a environ 280 à 350 millions d'années. Ce sont les plus anciens insectes ailés de la planète encore vivants. Les éphémères vivent 3 ans à l'état de larve puis éclosent, les femelles déposent leurs œufs dans l'eau et meurent quelques heures plus tard. Communément appelés éphémères, mouches de mai ou « mannes » (mannes blanches, manne rouge selon la couleur des espèces considérées, au moment où les mâles et femelles se rassemblent en nuées de millions d'individus le temps d'une nuit pour la reproduction, après l'émergence), on en dénombre environ 3 000 espèces (340 en Europe). Ça c'était pour les bibliophiles-pêcheurs.

Éphémère : se dit d'une publication, d'un livre ou d'un document imprimé, dont la vocation à durer dans le temps est compromise par la fragilité du support ou/et l'abandon du document par le plus grand nombre. Se reporter à l'excellent BiblioMab avec un article commentant cette publication : "L’éphémère, l’occasionnel et le non livre par Nicolas Petit". A lire ici : http://bibliomab.wordpress.com/2011/01/10/lephemere-loccasionnel-et-le-non-livre-par-nicolas-petit/ Ça c'était pour les bibliophiles-tout-courts.

Format 32 x 34 cm


Voici donc, pour vous ce soir, deux petites pépites du genre ephemera découvertes dans un ouvrage un peu, comment dire, coquinou... acheté récemment. Ce sont deux très beaux flyers imprimés sur papier glacé (recto seulement), en couleurs, et présentant les dernières publications des Éditions Dominique Leroy. Il y en a deux autres presque du même genre dont je vous fais grâce ici par excès de pudeur mais qui permettent de situer ces publications comme annoncées au catalogue de la maison d'édition en septembre-octobre 1980. Trente et un ans déjà mine de rien !

Je vous laisse admirer ces luxueuses publicités fort suggestives et tentantes pour les lecteurs qu'étaient les adolescents post-soixante-huitards qu'auraient pu être mes parents. Elles sont en parfait état n'ayant jamais quitté le contreplat du volume dans lequel elles étaient conservées.

Deux beaux spécimens d'éphémères donc. Sans valeur sinon celle du documentaire.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

PS : il y a quand même quelques titres bien sympas avec de belles couvertures illustrées qu'il me plairait de trouver en parfait état aujourd'hui. Comme vous pouvez le constater la maison d'édition existe toujours et a su, visiblement, s'adapter à l'ère numérique... mais rien ne remplacera le papier, n'est-ce pas ?

mardi 29 novembre 2011

Eloge de la fragilité : le miroir des dames et de la jeunesse. Paris, Le Fuel et Delaunay, s.d. (1821)



Le miroir des dames et de la jeunesse ou leçons de toutes les vertus qui honorent les deux sexes. Ouvrage tiré d'un manuscrit indien rempli de maximes et de sentences appropriées à tous les âges et à tous les rangs. Version libre de l'anglais.
A Paris, chez Le Fuel, libraire, rue St Jacques, n°54 et chez Delaunay, libraire, Palais Royal, Galerie de Bois. Sans date (1821).
1 volume in-12 (130 x 90 mm).
Cartonnage éditeur de papier rose glacé lithographié de bordures à l'antique et d'un sujet au centre des plats dans un ovale, dos orné et titré en lithographie.
Étui de papier rose glacé lithographié également (sujets différents).



Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

dimanche 27 novembre 2011

Les reliures aux armes c'est tout de même mieux quand tout est marqué dessus !


Armes dorées (détail) apposées sur les plats d'une reliure
de la bibliothèque de

Georges Joly de Blaisy (1610-1679)
Président au Parlement de Bourgogne.
Format in-4


La bibliophilie c'est parfois comme le Porsalut ! C'est marqué dessus !

Prenons pour exemple les armes ci-dessous apposées sur une reliure du milieu du XVIIe siècle. Pas besoin de chercher des heures dans OHR (*), terminé Guigard et autres Armorial du Bibliophile en plusieurs tomes, classé par famille, par région, etc. Exit le volumineux Nobiliaire universel de France de Saint-Allais ! Il suffit de lire ce qui est écrit : GEORGE JOLY CHEVALIER BARON DE BLAISY SECOND PRESIDENT AU PARLEMENT DE BOURGOGNE.


Armes dorées apposées sur les plats d'une reliure
de la bibliothèque de

Georges Joly de Blaisy (1610-1679)
Président au Parlement de Bourgogne.
(vue d'ensemble du second plat)
Format in-4.


On sait tout ! Enfin presque tout. Quel brave gentilhomme ! Quel bibliophile prévoyant pour ses successeurs en bibliophilie !

Les armes que vous pouvez voir ci-dessus mesurent 80 x 72 mm. Elles sont poussées sur un volume de format in-4 mesurant 24 x 18,5 cm. Elles sont poussées sur chacun des deux plats. Le dos est orné de motifs dorés typiques du milieu du XVIIe s. L'édition de l'ouvrage recouvert date de 1659. Il s'agit d'un texte classique en français, le Quinte Curce ou La vie d'Alexandre Le Grand de la traduction de M. Vaugelas. C'est une troisième édition faite sur une nouvelle copie de l'auteur qui a été retrouvée depuis la première et la seconde impression. C'est donc sensé être une bonne édition corrigée. Ce livra porte l'adresse d'Augustin Courbé, au Palais en la Galerie des Merciers, à la Palme. La première impression date de juillet 1653. Le volume est relié plein veau brun marbré de l'époque. Il très bel état de conservation. Les armes sont très joliment frappées, bien nettes.

Faisons un peu connaissance avec ce second Président au Parlement de Bourgogne, George Joly Baron de Blaisy. Cette famille tire son nom de la seigneurie du village de Blaisy près de Dijon, aussi appelée Blaisy-le-Haut ou Blaisy-le-Châtel. Ce petit bourg dépendait du Parlement et de l'Intendance de Dijon, du Bailliage et de la Recette de Châtillon. En 1761, soit un siècle plus tard, on y comptait que 15 feux (foyers), ce qui est très peu. Village situé sur une hauteur, à un quart de lieu de Blaisy-le-Bas. Il est intéressant de noter que cette terre et seigneurie, par Lettres patentes du mois de juin 1695, enregistrées au Parlement de Bourgogne, le 28 juillet suivant, fut érigée en Marquisat en faveur d'Antoine Joly, Président au Grand Conseil (aujourd'hui on appellerait cela au bas mot du conflit d'intérêt ou de l'abus de bien social ...). Antoine Joly était le fils de Georges Joly, Baron de Blaisy et Président au Parlement, sus nommé. Georges Joly était lui-même fils de Bénigne Joly, Greffier en chef au Parlement de Dijon et petit-fils d'Antoine Joly, également greffier en chef du même Parlement. Ce dernier était le quatrième fils de Barthélémy Joly, également greffier etc. (une famille de robe qui avait de la suite dans les idées si je puis me permettre). Ils étaient alliés à la branche des Seigneurs de Fleury par François Joly de Fleury, frère de Barthélémy. Les Joly de Fleury furent Président au Parlement de Paris (une manie dans la famille en quelque sorte). Je vous passe la suite. La famille de Joly est très ancienne et très distinguée en Bourgogne (on ne rigole pas avec les Joly... à Dijon ils ont leur clinique et leur église à leur nom). Tout ceci est raconté en détail dans l'histoire de cette famille faite par les historiens.

Une belle situation professionnelle, de beaux châteaux à meubler et des "gens" à divertir. Il n'en fallait pas plus pour que l'ami Georges ne fut un bibliophile émérite. George Joly était né à Djjon le 20 février 1610. Il a donc grosso modo une cinquantaine d'année au moment de cette édition de 1659. Il est Président du Parlement de Dijon dès le 29 décembre 1644, il a alors seulement 34 ans ! Il mourra dans la même ville le 2 mars 1679 à l'âge de 69 ans. Il laisse plusieurs ouvrages en manuscrits. Son fils, auteur de ces mémoires, a publié un Abrégé de la vie de Georges Joly, chevalier, baron de Blaisy, président à mortier au Parlement de Bourgogne, Paris, 1678, in-4. Les Joly de Blaisy avaient leur sépulture dans l'église, aujourd'hui détruite, des Cordeliers de Dijon ; la statue de Georges de Blaisy, par Jean Dubois, se voit aujourd'hui dans la chapelle de l'hospice Sainte-Anne. Georges était bibliophile donc. Mais pas un bibliophile faisant preuve d'ostentation extrême. Visiblement, d'après les quelques exemplaires de sa bibliothèque que nous avons pu dénicher ici ou là, nous n'avons trouvé que des exemplaires reliés en veau brun, portant ses armes. Pas de maroquin rutilant semble-t-il (on peut imaginer, comme j'ai pu le lire ici ou là, que les Joly de Blaisy étaient inférieurs (et se sentaient inférieurs) en notoriété aux Joly de Fleury du Parlement de Paris. A ces derniers les maroquins rouges éclatants ... peut-être ...).

Reliure aux armes du même, sur un volume de format plus petit,
LE BOSSU. Traité du poème épique.
A Paris, chez Michel Le Petit, 1675.
2 tomes en 1 volume in-12.


Voici quelques titres de sa bibliothèque parvenus jusqu'à nous et qui nous montrent son intérêt et pour les Lettres et pour l'histoire :

- CALVIN (Jean). Lexicon Judiricum Iuris Caesarei.... Coloniae, Chouet, 1653, in-folio, veau blond, double filet doré, relié à ses armes.

- QUINTE-CURCE de Vaugelas. Paris, Augustin Courbé, 1659. In-4 relié veau à ses armes (ouvrage décrit ci-dessus).

- LE BOSSU. Traité du poème épique. A Paris, chez Michel Le Petit, 1675. - 2 tomes en 1 volume in-12. Reliure plein veau brun moucheté à ses armes.

- SERRES Olivier de, seigneur du Pradel. Le Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs. Paris, Janet Métayer, 1600 ; in-folio relié plein veau brun à ses armes.

- Dictionarium novum latinum et gallicum. In quo iutriusque linguae ratio continetur, & ad Authorum intelligentiam via facilis aperitur. Ad usum serenissimi principis Delphini. 1673, In-4 relié en veau à ses armes.

- SAINCTE-MARTHE. Histoire généalogique de la maison de France. Revue et augmentée…
P. Chez Sébastien Cramoisy 1628. 2 vol In-4, veau ou basane ? relié à ses armes.

- Un imposant THOU (Jacques-Auguste de). Historiarum sui temporis, ab anno Domini 1543 usque ad annum 1607. Genève,[Orléans], Héritiers Pierre de La Rovière, 1626-1630. 6 parties en 5 volumes in-folio, veau fauve, double filet, armoiriesau centre, dos orné de fleurons, tranches rouges.

- COSTAR. Apologie de M. Costar à M. Ménage.P., chez Augustin Courbe (1657). In-4 plein veau dos à nerfs orné, plats ornés d'un filet d'encadrement à froid et aux armes.

Une exception toutefois à l'emploi du veau brun pour la reliure de ses livres.

- GUALDO PRIORATO (Galeazzo). Historia delle Guerre, del conte Galeazzo Gualdo Priorato. S.l.n.n.n.d. - In-4°, vélin rigide à ses armes.

Je vais m'arrêter là mais je pense qu'en furetant un peu on pourrait en trouver encore quelques-uns.

On imagine une bibliothèque fournie, reliée tout en veau (il était sans doute allergique au maroquin car ce n'était certainement pas des considérations financières qui l'auraient dissuadé de monter "une tannerie" comme disait La Bruyère).

Anecdote malheureuse pour tout bibliophile : un incendie a dévoré le château de Blaisy le 16 mars 1751, emportant avec lui quantité de livres et de manuscrits inestimables. Cependant tous les manuscrits n'ont pas été détruits bien heureusement puisque Courtépée (à la fin du XVIIIe s.) dit en avoir vu plusieurs dans la bibliothèque du marquis de Courtivron. Combien de reliures aux armes du Baron de Blaisy furent anéanties ? Nous ne le saurons sans doute jamais. A ce moment là la bibliothèque de Georges (mort en 1679) était passée entre les mains de son fils (lui même décédé en juin 1725) et dont le fils, également prénommé Antoine vit périr ces trésors puisqu'il mourut en octobre 1761. Il fut le dernier de cette ligné des Joly de Blaisy.

Où sont passés les livres après 1761 ? Furent-ils vendus à l'encan ? Rachetés par un libraire avisé ? Transmis aux descendants par les femmes ? Je n'en n'ai pas la moindre idée pour le moment.

Voici donc résumée la petite histoire des livres d'un bibliophile bourguignon au XVIIe siècle.

Heureux les livres qui nous sont parvenus intacts après tant de vicissitudes et de tracas... une Révolution, un Empire, plusieurs autres Révolutions et deux guerres plus tard, ils sont là, témoins infaillibles et orgueilleux d'un temps révolu, qu'ils nous racontent discrètement à l'oreille et aux yeux...

PS : j'en oublie même de donner lecture de la description des armes de cette famille ... mais au fait ... comment se lisent ces armes ?

Bonne nuit,
Bertrand Bibliomane moderne

Histoire sans paroles : le livre ancien en image.


Saurez-vous reconnaître à quelle édition cette estampe appartient ?


Bon dimanche
Bertrand Bibliomane moderne

vendredi 25 novembre 2011

Charles Virmaitre (1835-19??) ou Paris-Documentaire. Des bordels aux trottoirs de la capitale ...


Paris-Impur. Nouvelle édition (sur la couverture seulement).
Dessins de G. Auriol, etc.

Paris, A. Charles, Libraire 8 rue Monsieur le Prince, 1894. In-18 de 302 pp.
Jolie couverture illustrée en couleurs.


Charles Virmaitre. Un nom qui ne vous dit probablement rien. Et pourtant il s'agit là d'un sacré coco ! Mais un coco dont on ne sait finalement pas grand-chose ! Une étude historico-bibliographico-généalogico-bibliophilique s'imposerait pour bien connaître à fond le bonhomme.

Le plus probable est que vous ayez déjà lu ce nom accolé ou non loin de celui de la ville de Paris, son terrain de jeu favori. Les curiosités de Paris (1868), Paris oublié (1886), Paris Police (1886), Paris qui s'efface (1887), Paris Escarpe (1887), Paris canard (1888), Paris Palette (1888), Paris Boursicotier (1888), Paris Médaillé (1889), Paris impur (1889), Paris Croque-Mort (1889), Paris galant (1890), Paris Cocu (1890), Les flagellants et les flagellés de Paris (1902) mais aussi quelques titres évocateurs comme Les virtuoses du trottoir (1868), Les maisons comiques (1868), Les jeux et les joueurs (1872), un Dictionnaire d'argot fin de siècle (1894), Trottoirs et lupanars (1893), etc. J'en oublie forcément.

D'ailleurs, au verso du faux-titre de l'édition de Paris-Impur de 1894 (Paris, A. Charles), on peut lire la liste des volumes parus à cette date (ceux cités plus haut) et la liste des volumes à paraître : Paris-la-Nuit - Paris-Ambulant - Paris-Dompteur - Paris-Mastroquet - Paris-Brasserie - Paris-Bastringue - Paris-Cabotin - Paris-Palais - Paris-Brocanteur - Paris-Gargantua - Paris-Canotier - Paris-Tripot - Paris-à-Table - Paris-Mendigo - Paris-Prison - Paris-Escrime - Paris-qui-s'éveille - Paris-Toqué - Paris-Musicien - Paris-Huissier - Paris-Etudiant - Paris-Domestique - Paris-Gavroche - Paris-Borgia - Paris-Badaud - Paris-Cafard - Paris-Portière - Paris-Bourgeois.

On a envie de dire : Ouf ! Enfin ! C'est fini !

Paris-Galant.
Paris, Léon Genonceaux, 1890.
In-18 de 300 pp.
Jolie couverture illustrée en couleurs.


Je ne sais pas si Virmaitre écrivit tous ces ouvrages. Honnêtement je suis loin d'en avoir autant dans ma collection. Oui, parce qu'il faut que je vous le dise tout net ! Je me suis pris d'affection pour le bonhomme Virmaitre et ses écrits.

Pour tout vous dire c'est encore le hasard qui me mit sur son chemin ou plus exactement la lecture d'un ou deux ouvrages de cette longue liste aux titres évocateurs, je veux parler de Paris-Impur, de Paris-Cocu et de Paris-Galant et dernièrement des Flagellants et des flagellés de Paris ... Tout un programme me direz-vous ! On ne se refait pas ... Est-ce lisible me direz-vous ? Et je répondrai oui, et plutôt deux fois qu'une.

Virmaitre était journaliste. Il a d'abord rédigé des articles pour le Corsaire. Apparemment pendant un long moment. Il aurait été avocat de formation (ce qui explique sans doute sa verve intarissable et son phrasé si particulier et si fluide). Je lis qu'il a alors quitté le barreau pour rédiger des articles dans ce journal où il était le gendre du rédacteur en chef (en gros il avait épousé sa fille). Uzanne (encore lui je sais...) nous apprend dans les colonnes de la Bibliographie Moderne de sa revue Le Livre (1888, p. 38) que Virmaitre est à cette date l'ancien secrétaire de la rédaction du journal La Liberté. On dirait de Virmaitre aujourd'hui que c'était un journaliste "à potins", il aimait raconter les anecdotes les plus croustillantes dans tous les domaines, de la justice à la police en passant par la vie dans les bordels de la capitale aux nuits parisiennes agitées sur les trottoirs de Pigalle.

J'ai envie de dire, lisez Virmaitre et lisez Zola et vous aurez deux visions, écrites presque au même moment, d'un Paris populaire, d'un Paris coquin et d'un Paris vécu. Car c'est à se demander si l'ami Virmaitre n'allait pas lui-même faire des virées dans les lupanars et autres lieux mal famés de la capitale pour en extraire la plus juste description. Ainsi il nous fait une description dans Paris-Impur, en 1889, du bordel n°6 de la rue des Moulins, où se trouvaient quinze femmes, et il n’en parlait qu’au passé, comme ayant eu « un assortiment de filles des plus remarquables et les genres les plus variés pour les blasés ». Il décrit les maisons de tolérance, les filles, leurs habitudes, leurs manières, le tout avec une précision déconcertante. Il faut dire qu'à l'époque, une certaine catégorie sociale de messieurs allaient au bordel comme aujourd'hui on va dans les grands magasins. Ainsi il écrit encore dans le même ouvrage : "Généralement, vers minuit, les maisons de tolérance ferment, mais la porte reste ouverte jusqu'à deux heures pour les consommateurs de l'estaminet, à cette heure elles ferment complètement, les femmes revêtent une toilette de nuit et attendent la pratique ; le coucher, cette expression désigne l'homme qui vient coucher, fait son choix, paye sa mise (la somme voulue), et tous deux montent, les autres femmes restent environ jusqu'à quatre heures, jouent et fument. Celles qui n'ont pas la chance d'avoir un coucher montent seules ; un peu après leur souteneur vient combler le vide, dans le cas contraire, le souteneur va coucher dans son garni et comme l'homme qui a passé la nuit dans une maison de tolérance, ne tient pas à être vu des passants il s'en va de bon matin, alors le souteneur vient prendre sa place ; si c'est en hiver, il éprouve la douce satisfaction de la trouver toute chaude, et si la femme n'a pas eue la précaution de carer la braise (cacher l'argent) il a la non moins grande satisfaction de la barbotter, petite opération qui n'a pas lieu sans protestations de la part de la femme, cela arrive rarement, car les femmes roublardes ont mille moyens de dissimuler la recette." Je pourrais continuer ainsi car le récit est détaillé et passionnant, rempli d'anecdotes "vécues" de premier ordre.

Virmaitre nous fait voyager dans le Paris de la fin du XIXe siècle, vu sous toutes ses coutures, y compris les moins reluisantes. L'ensemble de son œuvre représente un tableau imposant et presque exhaustif du Paris de l'époque.

Je ne sais pas à quelle date est décédé Charles Virmaitre, probablement dans les années 1910 ? peut-être 1920. Si la date de naissance de 1835 que j'ai trouvée dans une notice est exacte, il avait donc entre 45 et 55 ans dans les années 1880/90, années de publication de ces ouvrages.

La plus part de ses ouvrages ont été publiés chez A. Charles ou chez L. Genonceaux ou encore Albert Savine.

Les flagellants et les flagellés de Paris.
Paris, Charles Carrington, 1902
In-8 de 92 et 302 pp.
Belle impression sur papier de Hollande.
Tirage à petit nombre (non justifié).


En 1902 il publie un ouvrage qui marquera son époque et même encore les collectionneurs-bibliophiles d'aujourd'hui : Les flagellants et les flagellés de Paris. Ouvrage de luxe publié sans doute à petit nombre (entre 500 et 750 exemplaires) par le sulfureux Charles Carrington (Paris, 13 Faubourg Montmartre). Ce livre, de format in-8, est joliment imprimé sur papier vergé de Hollande. Un beau format, un très beau papier, une belle mise en page encadrée d'un filet rouge avec décor Art Nouveau dans les angles, bref, une pure production pour bibliophile. L'ouvrage ne compte pas moins de XCII [92]-302 pages. Il sort des presses de la très énigmatique imprimerie S.I.C. (??), 104 Boulevard Voltaire à Paris.

L'ouvrage commence avec ces mots "En guise de Préface" : "Nous laissons aux savants et aux médecins aliénistes et criminologistes le soin d'étudier les aberrations du sens génésique et nous attendons toujours quelque traité où l'on montrera à nous autres profanes, n'ayant que l'éducation superficielle de la plupart des gens ordinaires, pourquoi et comment il existe un nombre très considérable de gens, doués d'une intelligence souvent au-dessus de la moyenne, qui éprouvent un plaisir singulier aboutissant à la suprême jouissance en étant fouettées ou en fouettant. Et même il y en a beaucoup qui négligent absolument toutes caresses, se contentant de la douleur ; la soumission à des fustigations plus ou moins fortes les satisfaisant complètement et remplaçant ... tout le reste."

Intéressant non ? Outre le fait qu'on peut bien se demander ce qui, entre la fin du XIXe siècle et les années folles, provoqua cet engouement pour la cravache et la fessée réglée, cet ouvrage est un pavé conséquent qui répond à bon nombre de questions ...

Virmaitre nous dit que cette manie viendrait d'Angleterre... Je vous passerai le développement de certains chapitres, etc. Je pense que cet ouvrage, comme bon nombre d'autres alors en vente chez Carrington, ne devait pas avoir les honneurs de l'étalage et devait être vendu sinon sous le manteau, sans aucun doute sous le comptoir.

Je ne connais pas encore d'autres ouvrages publiés après celui-ci, c'est-à-dire après 1902. Ce que je sais, c'est que Virmaitre, à écrire de tels ouvrages, n'a pas manqué de s'attirer les foudres judiciaires. Il faut que je fouille dans les chroniques judiciaires de l'époque, mais je crois que je finirai par trouver de quoi vous présenter un nouvel article sur le sujet. Carrington, éditeur spécialisé es flagellation et autres réjouissances rougissantes, connut lui aussi les affres de la justice. Vous pouvez voir ci-dessous un courrier signé de Virmaitre adressé à Monsieur le Président de la 9e chambre correctionnelle (de Paris), daté du 12 août 1882.


Lettre autographe de Charles Virmaitre, datée du 12 août 1882,
dans laquelle il explique au Président de la 9e chambre correctionnelle de Paris, que,
malade depuis un mois et couché, et encore alité pour un mois,
il veuille bien repousser l’audience du procès en cours.


Un dernier point. Pour les bibliophiles qui voudraient s'essayer à Virmaitre. Sachez que les livres de ce dernier, hormis les Flagellants de Carrington dont je viens de parler, qui lui est sur beau papier, sont tous imprimés sur des papiers médiocres voire mauvais. Les éditeurs Savine, Charles et Genonceaux, publiaient leurs volumes dans le format in-18 (18,5 x 12 cm environ), imprimés sur un mauvais papier de bois qui a fort mal vieilli la plupart du temps. Par contre ces volumes sont pourvus pour la plupart de jolies couvertures illustrées et imprimées en couleurs. Dans mes recherches, je ne suis encore jamais tombé sur un exemplaire imprimé sur grand papier. Existent-ils d'ailleurs ? Je ne sais pas. Mais je continue à chercher. Car réussir à réunir de beaux exemplaires, bien conservés, sur bon papier, dans de jolies reliures de l'époque, tient de la gageure. Mais en bibliophilie comme en tout il ne faut désespérer de rien...

Je cherche notamment à savoir si Charles Virmaitre connaissait Octave Uzanne... leurs relations... professionnelles et/ou amicales... A suivre...

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

mercredi 23 novembre 2011

Léon Curmer et les Français peints par eux-mêmes (1840-1842) : une trop vaste entreprise éditoriale ?


Frontispice pour le premier volume des Français peints par eux-mêmes.
Paris, Léon Curmer, 1840.
Épreuve coloriée et gommée à l'époque
(bon coloris, premier tirage).



Voici un billet qui fait suite (et fin ?) aux précédents billets consacrés à Léon Curmer, sa vie et ses éditions au XIXe siècle, billets que vous pouvez lire ou relire ICI, ICI, ICI, ICI, ICI ou ICI. (*)

Je ne pouvais pas décemment quitter un temps Curmer sans évoquer (à nouveau) avec vous la monumentale édition des Français peints par eux-mêmes. Véritable fresque sociale et étude sociologique des Français, de Paris et de la Province, avant l'heure. Balzac qui trace lui aussi à grands coups de plume sa Comédie humaine, participera d'ailleurs également à l'aventure des Français, comme de nombreux autres auteurs en vue de l'époque (lire
ICI pour en savoir plus sur Balzac et sa participation aux Français peints par eux-mêmes).

Frontispice pour le deuxième volume des Français peints par eux-mêmes.
Paris, Léon Curmer, 1840.
Épreuve coloriée et gommée à l'époque
(bon coloris, premier tirage).


« Assurément, l’histoire de ce livre enfanterait le plus beau livre de cette époque, et elle ne serait pas la page la moins glorieuse dans les fastes de notre nationalité ! [...] Chaque classe de la société a trouvé son peintre. » (conclusion des Français peints par eux-mêmes par Léon Curmer).

Cette encyclopédie du "genre français" pourrait-on dire, comme le souligne Ségolène Le Men, est "l’un des chefs-d’œuvre du livre illustré romantique". Je vous avais déjà parlé de cet ouvrage et ne vais donc pas refaire son historique ici. Je vous invite à consulter Léopold Carteret et son Trésor du Bibliophile romantique et moderne 1801-1875, tome III (novembre 1927), aux pages 245 à 251. Tout y est détaillé. Pour faire simple disons que cet ouvrage, divisé en 2 parties (Paris et la Province), compte 5 volumes publiés entre 1840 et 1842 pour Paris et 3 volumes publiés entre 1841 et 1842 pour la Province. L'ensemble de format grand in-8 est illustré de plus de 400 gravures hors-texte représentant des types et d'environ 1.500 vignettes dans le texte. Cet ouvrage a paru en livraisons, comme presque toujours à l'époque. Il existe des livraisons avec les gravures hors-texte en noir et d'autres, beaucoup plus rares avec les types coloriés et gommés à l'époque. Le prix d'une livraison avec les types en noir était de 30 centimes tandis que les types coloriés étaient proposés à 40 centimes (10 centimes d'écart à l'époque pour avoir la couleur...). Ce prix, comme le souligne Carteret, était fort modique (ce qui explique sans doute que l'entreprise des Français ne fut pas une bonne affaire financière pour l'éditeur Curmer). L'accueil de l'ouvrage, dès 1842, fut d'ailleurs assez froid puisque l'éditeur baissa encore ses prix dans une grande proportion. Ainsi dès 1846, le livre complet fut offert à 125 francs or colorié et à 60 francs en noir (on voit déjà que l'écart de prix se creuse entre exemplaire colorié et noir). Nouvelle baisse des prix en 1849 avec des exemplaires coloriés à 70 francs et à 50 francs en noir. Le neuvième volume, Le Prisme, était alors offert en prime.

Carteret nous apprend que l'éditeur Furne, au moment de la mise au rabais, s'était rendu acquéreur d'un grand nombre d'exemplaires. Il vendait alors ses livraisons 15 centimes avec figures coloriées sur papier teinté ! Mais attention, il s'agit d'un tout autre coloris, fait exprès pour écouler ces invendus. Le coloris est pâle, souvent mal posé et surtout n'a même pas reçu la gomme arabique qui donne aux premières épreuves coloriées ce brillant et ce relief inimitable des gravures sur bois. On reconnait les bonnes épreuves des types hors-texte dans le bon coloris gommé car elles sont tirées sur papier blanc satiné et sont protégées par des papiers fins jaunes. De même dans ce premier tirage et ce coloris de choix, il n'y a pas de numérotation des gravures en haut des feuillets indiquant leur placement dans les volumes.

Frontispice pour le troisième volume des Français peints par eux-mêmes.
Paris, Léon Curmer, 1840.
Épreuve coloriée et gommée à l'époque
(bon coloris, premier tirage).



Carteret précise qu'il existe de cette série des Français quelques exemplaires sur papier de Chine, on n'en connait que trois ou quatre complets dit-il (on aimerait bien savoir où ils sont...).

Il y a par ailleurs des variantes possibles dans les dates figurant au bas des titres de chaque volume. Visiblement, comme pour son Paul et Virginie, Léon Curmer a sans doute "réassorti" des exemplaires de premier tirage avec des cahiers ? des gravures ? des titres ? de tirages postérieurs. Ce qui ne simplifie pas les choses.

422 livraison plus tard donc... un superbe ouvrage vit le jour. Et quel ouvrage ! On rêverait de le voir trôner sur les rayons de sa bibliothèque aux côtés d'un Balzac complet de chez Furne aux mêmes dates approximativement.

Premier plat de couverture. Papier blanc fort. Décor d'arabesques et entrelacs imprimés or. Texte et cartouches en bleu. Ces couvertures ne se voient pratiquement jamais dans les exemplaires reliés.


Hormis le premier volume de la série qui sort en premier tirage de l'imprimerie de Decourchant, les volumes suivant sortent de l'imprimerie de Schneider et Langrand. Certaines couvertures de livraisons (très rares à trouver aujourd'hui) sortent des presses de Everat et Cie. Carteret décrit avec précision les couvertures générales des volumes brochés à l'époque. Elles sont fort rares. Il les décrit "imprimées sur papier blanc et ornées, recto, verso et dos, d'arabesques imprimées or avec cartouches de couleurs différentes, rouge, vert et bleu. J'ai la chance de posséder un exemplaire des tomes I, II et III (Paris) et I, II et III (Province), dans leur brochage de l'époque, sous les couvertures ainsi décrites par Carteret et que vous pouvez voir ci-dessous. Ces exemplaires sont de plus dans l'état colorié à l'époque, dans le bon coloris (couleurs vives et gommées). Il manque donc à mon bonheur les tomes IV et V pour Paris... mais je ne désespère pas. La Province est complète. Je ne possède pas le prisme broché (bien que je l'ai déjà eu en mains en plein chagrin vert décoré de fers dorés rocaille... une pure merveille... à l'état de neuf... vendu à regret sans savoir pourquoi...)

Deuxième plat de couverture. Papier blanc fort. Décor d'arabesques et entrelacs imprimés or. Texte et cartouches en bleu. Ces couvertures ne se voient pratiquement jamais dans les exemplaires reliés.


Albert Curmer, neveu de Léon, dans son ouvrage sur son oncle "Un éditeur parisien au XIXe siècle, Léon Curmer" (1911) indique que cette série a été imprimée à plus de 20.000 exemplaires dès le début. Le débit n'en fut pas facile et de là à déduire que les ennuis financiers que connut Léon Curmer viennent de cette vaste entreprise... il n'y a qu'un pas... mais je n'en ai pas encore les preuves.

Pour l'anecdote, Albert Curmer nous dit que Léon s'est fait représenter à la dernière page du premier volume, dans une gravure sur bois terminant la table de ce volume. L'éditeur, âgé alors de 38 ans environ, recueille dans une corbeille les types qui passent devant lui. Voyez-vous même ci-dessous l'épreuve du bois de mon exemplaire.

M. Léon Curmer s'est fait représenter dans cette jolie vignette gravée sur bois
par Porret d'après Pauquet.
Léon Curmer a 38 ans.



N'oubliant pas que nous sommes avant tout un blog de curieux bibliophiles et bibliomanes, je reproduis ci-dessous le type de "l'amateur de livres", type rédigé par Charles Nodier en personne (l'auteur du récit intitulé "Le Bibliomane" paru quelques années plus tôt en 1831 dans Paris ou Le livre des Cent-et-un (Paris, Ladvocat, 1831, tome I). Dans les Français peints par eux-mêmes, c'est au tome troisième et à la page 201 qu'il faut se reporter pour trouver le portrait de l'amateur de livres. Le type gravé sur bois est d'après un dessin de Tony Johannot. Le coloris est ici de toute beauté. L'épreuve est d'une qualité parfaite. Le texte qui l'accompagne occupe donc les pages 201 à 209 et est par ailleurs illustré de 4 bois gravés (un bandeau, une lettrine et deux petits bois dans le texte).

L'amateur de livres par Tony Johannot pour les Français peints par eux-mêmes, tome III.
Epreuve coloriée et gommée à l'époque (bon coloris, premier tirage).


"Du bibliophile au bibliomane il n'y a qu'une crise" écrivait Nodier. Je suis assez d'accord avec cet avis de spécialiste ... mais je me soigne (n'est-ce pas Docteur Rhemus !?)

Vous trouverez ci-dessous quelques photos de cet article.



Quelques pages de l'article "L'amateur de livres" par Charles Nodier, rédigé pour les Français peints par eux-mêmes.


Concluons provisoirement avec Léon Curmer et ses entreprises éditoriales en disant que, même si ses productions, de son temps comme aujourd'hui, n'ont pas été du goût de tout le monde, sa force de travail est indéniable et son esprit de "novateur" a œuvré grandement pour la gloire du beau livre illustré au milieu du XIXe siècle.

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

(*) il y a des redites avec des articles que j'avais précédemment publié il y a déjà pas mal de temps dans les colonnes du Bibliomane moderne. Certains articles ayant été peu ou pas lus à l'époque, je ne me gêne pas pour redire ce qui avait été dit. On ne se lasse pas de parler de ce qu'on aime...

lundi 21 novembre 2011

Une notice de la librairie ancienne Morgand et Fatout qui en dit long sur le Paul et Virginie de Curmer, 1838 (suite et peut-être pas fini ...)


Vignette gravée sur bois extraite des Français peints par eux-mêmes.
Paris, L. Curmer, 1840-1841.


Pour faire suite au billet d'hier consacré à l'édition de 1838 de Paul et Virginie par les soins de M. Léon Curmer, voici ce qu'on peut ajouter pour augmenter et corriger L. Carteret.

On trouve dans le Bulletin de la librairie Morgand et Fatout la notice suivante (Bulletin n°21 - novembre 1887) :

"13694 - PAUL ET VIRGINIE par J. H. Bernardin de Saint-Pierre. Paris, L. Curmer, 1838, in-8, fig., mar. rouge, dos orné, riches comp. de mosaïque de mar. noir, non rogné, étui. (Niédrée.) 10.000 (francs or) Exemplaire provenant de l'éditeur Curmer, de ce beau livre, la perle des livres illustrés du XIXe siècle, suivant M. Brivois. Cet exemplaire choisi avec un soin particulier par l'éditeur présente les particularités suivantes :

1° Imprimé sur PAPIER VELIN, il renferme TOUTES LES EPREUVES DES GRAVURES SUR BOIS A L'ETAT DE FUMES tirées sur Chine ; ces épreuves sont soigneusement appliquées et collées sur les épreuves correspondantes tirées dans le texte. Ces gravures ainsi tirées sont d'autant plus précieuses que les dessins originaux faits sur les bois eux-mêmes ont été détruits. Cette série des fumés est la seule qui ait été tirée.

2° Les portraits sont en épreuve d'artiste et la Bramine tirée sur Chine est avec l'étoile au front et avant toutes lettres ; le portrait de Bernardin de Saint-Pierre gravé par Pelée en 4 états différents, dont 3 avant la sphère.

3° Il contient un dessin original de Meissonier au crayon noir, portrait de M. de la Bourdonnaye, dessin qui n'a pas été gravé.

4° Il renferme le dessin original de Pauquet du portrait de la Bonne femme, dessin au crayon noir et en regard un dessin du même sujet, absolument semblable, mais plus grand, signé Perry.

5° Un dessin original à l'aquarelle de Pauquet, portrait de Virginie, n'ayant pas été gravé.

6° Le dessin original de la carte de l'Ile de France par Dufour.

7° Curmer y ajoute 6 lettres autographes de B. de Saint-Pierre, Sainte-Beuve, Meissonier, Français, Tony-Johannot, les dernières relatives à l'édition.

8° Les gardes du volume portent en tête une longue note autographe de Curmer, renfermant l'histoire de cette édition du célèbre roman de Saint-Pierre ; en voici les dernières phrases qui se rapportent à ce propre exemplaire :

"La France t'a vu naître, mon bien-aimé livre, et tu as excité l'envie de l'Angleterre, de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie, de l'Orient, qui ont voulu te posséder dans leur langue avec ta nouvelle parure. Si je paye à tes mérites cette vieille dette si tard, tu le pardonneras à mon amour pour toi., et tu n'as pas perdu pour attendre. Vois, j'ai pris soin de réunir toutes les épreuves sur bois, faites à la main par les graveurs, petites merveilles, sans rivales ; je les ai collées avec précaution sur chaque épreuve correspondante dans le texte. J'ai fait la même opération pour les gravures séparées ; j'ai conservé les meilleures épreuves avant la lettre des gravures sur acier, le dessin de la carte de l'Ile de France, le dessin du portrait de M. de la Bourdonnaye, par Meissonier ; enfin, mon tendre ami, j'ai déposé sur l'un de tes feuillets, l'image chérie d'une femme adorée, en rendant à son souvenir ce légitime hommage que, si l'on n'est heureux qu'avec une bonne femme, j'avais trouvé le bonheur avec elle. Que pouvais-je faire de plus, je t'ai confié à Niédrée, qui a mis tout son savoir à te couvrir d'une de ses merveilles. Maintenant, suis ta destinée ! Quand je quitterai cette terre, où tu auras une longue carrière à parcourir avant que nous nous trouvions confondus dans une même poussière, que Dieu t'accompagne comme mes souhaits, puisse-tu tomber entre les mains d'une longue dynastie d'amateurs intelligents qui t'apprécient et te mettent en lumière comme tu le mérites, qu'ils te conservent avec amour ! Mais, hélas ! quand ils parcourront tes pages, tu ne retrouveras plus dans leur coeur les vibrations par lesquelles le mien saluait chaque souvenir que tu réveillais en lui.


L. Curmer, 8 septembre 1849


A la fin, nouvelle note de Curmer : Etat des dépenses faites pour la publication de Paul et Virginie à 10.000 exemplaires.

Ce précieux volume a été légué par Curmer à son ami M. Coulon, greffier en chef de la Cour de Cassation ; M. Coulon l'a communiqué à M. Brivois qui a reproduit dans son Guide de l'Amateur des ouvrages illustrés du XIXe siècle, pp. 394-396, les notes de Curmer, et qui a pu, au moyen de cet exemplaire, éclaircir quelques points de l'histoire bibliographique de ce livre."


A la lumière de cette notice des plus détaillées, il parait évidemment que Léopold Carteret s'est trompé lorsqu'il parle de la "seconde épouse" de l'éditeur Léon Curmer, représentée par la vignette dite de la Bonne femme. Cette Bonne femme qu'il aurait été plus judicieux d'appeler Femme bonne. Car, comme nous l'a très bien expliqué Thierry Couture dans son article sur Léon Curmer que nous avons publié dernièrement dans nos colonnes, Léon Curmer adorait et même sans doute vénérait sa première épouse. Elle meurt de maladie dans des conditions difficiles début janvier 1844. Il se remarie en septembre 1846. C'est donc bel et bien à sa première épouse et non à la seconde que Curmer fait référence avec cette vignette de Bonne femme. Carteret s'est trompé.

Il reste sans doute de nombreuses zones d'ombres à éclaircir autour de la personnalité de l'éditeur Léon Curmer mais sans doute encore bien plus autour de Léon Curmer notable bourgeois parisien.

Le temps fera son oeuvre.

Et je ne sais pas pourquoi, mais mon petit doigt me dit que nous ne devrions pas avoir à attendre longtemps avant d'entendre parler à nouveau de cet exemplaire "Curmer" catalogué au prix astronomique de 10.000 francs ... où est-il ? ... mais chut ! ... ne reveillons pas tous les esprits d'un coup ! (sourire)

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

dimanche 20 novembre 2011

Hommage à l’éditeur Léon Curmer : le Paul et Virginie de 1838.


La jeune Bramine, gravure sur acier. État sans l'étoile sur le front. Il s'agit pourtant d'une belle épreuve d'artiste avant la lettre tirée sur blanc, avant les noms des artistes.


Pour rester encore un peu en compagnie de Léon Curmer et faisant suite et complément à l’article publié précédemment, voici quelques « brèves bibliographiques » à propos du « Paul et Virginie » publié par Léon Curmer en 1838.

Je ne vais par refaire la notice bibliographique complète de ce livre bien connu des bibliophiles. Léopold Carteret, libraire-expert-bibliographe l’a fait bien mieux que moi dans son « Trésor du bibliophile romantique et moderne 1801-1875 » (tome troisième, novembre 1927). Sa notice, qui occupe les pages 532 à 547, servira de base à ces quelques « brèves » nécessaires et utiles aux bibliophiles qui désireront bien connaître à fond cette édition dont le tirage a été très complexe et de longue haleine.

Tout d’abord, voici une description générale du volume. Paul et Virginie. Paris, L. Curmer, 25, rue Sainte-Anne (ou 49, rue de Richelieu), 1838. 1 volume in-8 composé de LVI pages et 458 pages plus un feuillet illustré de table des matières, avec verso blanc et 6 feuillets non paginés pour la table des noms des dessinateurs et des graveurs, ainsi que le placement des gravures à part. Les feuillets liminaires (LVI pages) comprennent : un faux-titre général – le titre décrit ci-dessus illustré dans un médaillon des portraits de Curmer et d’Everat. Un feuillet de dédicace (Aux artistes etc.) Une notice sur Bernardin de Saint-Pierre, paginée IX à LII signée Sainte-Beuve, précédée d’un feuillet de titre spécial. Un autre faux-titre portant au recto PAUL ET VIRGINIE, et enfin un avant-propos de deux pages se terminant page LVI. PAUL ET VIRGINIE et les notes occupent 315 pages ; viennent après, compris dans la pagination, un titre spécial : LA CHAUMIERE INDIENNE, 1838, sur lequel se trouvent en médaillon les portraits de Meissonier et de Paul Huet, et un faux-titre spécial. LA CHAUMIERE INDIENNE occupe les pages 321 à 418. Enfin la FLORE qui termine le volume est paginée de 421 à 458 et elle est précédée d’un faux-titre : « Flore de Paul et Virginie et de La Chaumière indienne. » compris dans la pagination.

Petite vignette gravée sur bois qui se trouve sur la page de titre et sur laquelle ont été gravés sur des médailles les portraits de l'imprimeur A. Everat et de l'éditeur L. Curmer.



Que serait Virginie sans ses cheveux longs je vous le demande...
Le bain de Virginie, une des gravures sur bois hors-texte tirées sur chine appliqué sur vélin fort collé. Superbe épreuve.


Ce magnifique volume est illustré d’environ 450 vignettes gravées sur bois, dans le texte. Les compositions sont de Meissonier, Français, Tony Johannot, Isabey, Paul Huet, Marville, Steinheil, etc. gravées par Lavoignat, Brévière, Porret, etc., et par des artistes anglais. On trouve aussi dans ce volume 29 planches dessinées et gravées sur bois par les mêmes artistes, tirées à part sur Chine, sans nom d’imprimeur et sans lettre. Il y a également 7 portraits dessinés par Laffite, Tony Johannot et Meissonier, gravés sur acier par Cousin, Pelée, Pigeot et Revel et tirés aussi sur Chine avant la lettre. On trouve dans ce volume une jolie carte coloriée de l’île de France dressée par A.-B. Dufour, 1836 et gravée par Dyonnet. Cette carte est imprimée sur Chine collé. On la trouve parfois en noir mais elle doit être en couleurs dans le livre et a été coloriée en plusieurs tons.



Les portraits ont été imprimés sur grand papier de Chine, épreuves d’artiste à tirage très restreint au fur et à mesure de l’avancement des planches. Le portrait de Bernardin de Saint-Pierre est agrémenté, comme remarque, d’une sphère dans le tirage ordinaire du livre, tandis qu’il a été tiré en épreuve d’artiste avant la sphère. Tous les portraits existent dans des états intermédiaires, sur blanc, sur Chine, noms des artistes à la pointe, avant le cadre ; il existe aussi des eaux-fortes pures.

La Bramine, gravure sur acier, épreuve d'artiste tirée sur blanc, avant le nom des artistes.
Superbe épreuve sur vélin épais collé.


M. Carteret signale comme particularité d’état le portrait de la Jeune Bramine, dit à l’étoile. Cette dénomination provient d’un défaut dans le cuivre qui, se trouvant justement sur le front du sujet, laissa dans les épreuves un petit blanc qui fut pris pour une étoile. Les quelques rares épreuves tirées ont donc l’étoile ; aussitôt l’erreur constatée, le graveur répara le petit défaut avec son burin.

En plus des 7 portraits il en existe deux autres dits portraits anglais ; ce sont : le Docteur et Madame de La Tour. Curmer, pressé de paraître pour le jour de l’an 1838, aurait extrait ces deux gravures d’une keepsake anglais, en attendant que les portraits du Docteur, de Meissonier et de Madame de La Tour, de Tony Johannot, fussent gravés.
M. Carteret rentre dans le détail des différentes couvertures, couvertures de livraisons, etc. Nous laissons le lecteur se reporter à sa notice pour en savoir plus sur ce sujet, fort complexe.

Concernant les titres, il existe deux adresses possibles que les bibliophiles connaissent pratiquement par cœur, afin de savoir à quel type d’exemplaire ils ont à faire. Il y a les titres portant l’adresse du 25 de la rue Sainte-Anne (premiers titres imprimés) et l’adresse du 49 de la rue de Richelieu (deuxièmes titres imprimés). Mais les choses se compliquent et rien n’est jamais simple en bibliographie. Il se trouve qu’une partie des exemplaires imprimés sur chine (sans doute une vingtaine d’exemplaires seulement et imprimés les premiers) portent l’adresse 49 rue de Richelieu. De même que la couverture qui porte cette même adresse.



Le portrait de l'auteur, Bernardin de Saint-Pierre, ici en deux états. Avec et sans la remarque, signe des épreuves d'artistes.




La publication de PAUL ET VIRGINIE a commencé en mars 1836 pour se terminer en décembre 1837 ; la date de 1838 a été imprimée sur le titre et la couverture pour conserver à l’ouvrage un air de nouveauté ; il a été vendu, tout de suite, des milliers d’exemplaires et, en 1845, l’éditeur mit en vente le restant de l’édition en 4 lots, soit environ 4000 exemplaires de premier tirage avec, fort probablement, le titre à sa nouvelle adresse, 49 rue de Richelieu. Voilà qui explique comment de bons exemplaires peuvent avoir le second titre, nous explique Léopold Carteret.



Deux gravures sur aciers (portraits).




La gravure dite de la Bonne femme, page 418, pose également questions. Une vignette gravée sur bois d’après le dessin de Meissonier est annoncée dans la table des gravures pour la page 418. Elle représenterait, dit-on, la seconde épouse de l’éditeur Curmer. Or elle ne se trouve que dans un très petit nombre d’exemplaires. Pourtant, l’exemplaire même de Curmer, pourtant imprimé sur papier vélin, ne possède pas cette vignette page 418 (il y a cependant dans son exemplaire, le dessin original de cette « bonne femme » et rehaussé au lavis et signé Pauquet). La présence ou l’absence de cette vignette n’indique à priori ni un tirage de qualité, ni des exemplaires de premier tirage. Carteret considère la présence ou l’absence de cette vignette plus comme une curiosité.

Carteret en vient ensuite aux remarques de premier tirage. Il explique qu’un livre qui est resté sous presse plus d’une année, d’octobre 1836 à décembre 1837, a nécessairement subi des modifications en cours de tirage. Il indique donc seulement les principales modifications. Nous ne rentrerons pas dans ces détails ici.


Deux gravures sur bois tirées sur chine appliqué sur vélin fort collé. Superbes épreuves.




Ce qu’il est plus important de détailler ce sont les différents papiers qui furent employés pour le tirage de cette superbe édition. Curmer a fait imprimer ce livre à grand nombre. Il a employé une grande quantité de papier vélin, non collé, pour obtenir un tirage brillant des gravures sur bois. Carteret pense qu’il a été utilisé des papiers de différentes épaisseurs et plus ou moins collés. Il indique que les gravures sur acier et les grands bois hors texte ont été tirés sur chine appliqué sur des papiers vélins plus forts et sans colle qui se sont outrageusement piqués (nous verrons plus loin que ce n’est pas le cas de tous les exemplaires).

Il aurait été tiré environ 35 exemplaires sur papier de Chine (ou légèrement plus). Les exemplaires sur Chine reliés à l’époque sont d’une extrême rareté.

Il y a des exemplaires imprimés sur papier vélin fort collé, comme celui de Curmer lui-même. C’est d’ailleurs sur un feuillet placé en tête de ce volume qu’on peut lire, de la main de Curmer, les mots suivants : « La France t’a vu naître, mon bien-aimé livre, et tu as excité l’envie de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Orient qui ont voulu te posséder dans leur langue avec leur nouvelle parure. »


Quelques uns des bois gravés tirés dans le texte. Il n'y en a pas moins de 450 dans tout le volume !



Carteret dresse un bilan financier de l’édition de cet ouvrage. Il a coûté 233.010 francs et 63 centimes, et la vente moins les remises pour 10.000 exemplaires a produit 315.000 francs, soit un bénéfice de 80.000 francs en chiffres ronds.

Pour la petite histoire, l’exemplaire de Curmer, après sa mort, en 1870, fut offert par sa femme à M. et Mme Coulon, il figura au Bulletin Morgand et fut acheté 10.000 francs or par le bibliophile Martinet ; à sa vente il fut acquit par le banquier Lucien Claude-Fontaine. Où est-il aujourd’hui ? Nul ne le sait …

On pourrait parler des heures de cette édition. Notamment des reliures spéciales exécutées spécialement par Simier (les exemplaires les plus recherchés aujourd’hui). Mais nous en resterons là pour cette fois.

Une des gravures sur bois hors-texte parmi les plus saisissantes !


J’ai la chance d’avoir sous les yeux un des très beaux exemplaires imprimés sur papier vélin fort collé. Cet exemplaire est absolument sans rousseurs et possède les portraits en deux états (tirage sur blanc et tirage sur chine collé avec la signature des artistes à la pointe à peine visible). Ces épreuves d’artistes sont magnifiques. L’ensemble est vraiment merveilleux à regarder. Le tirage des bois est parfait. L’encrage est net et régulier. Cet exemplaire a été relié au début du XXe siècle pour un amateur en plein maroquin janséniste. C’est à ce jour le plus bel exemplaire de PAUL ET VIRGINIE que j’ai pu voir.

Pour information, il y a peu de temps s’est vendu chez ALDE à Paris un des très rares exemplaires sur papier de chine, dans son cartonnage de toile verte de l’époque (usagé). L’intérieur était propre mais avec des rousseurs malgré tout. Il a été adjugé 4.500 euros sans les frais soit 5.400 euros. Pour cet exemplaire, on peut dire que très nettement, la rareté l’a emporté sur la beauté car on ne peut pas dire qu’il était beau.

Voilà ce qu’on pouvait dire en quelques mots empruntés à M. Léopold Carteret sur le PAUL ET VIRGINIE de Curmer.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

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(ajouté le 21/11/11) Un lecteur attentif nous envoie deux photographies d'un exemplaire du Paul et Virginie de Curmer. Exemplaire en jolie reliure de l'époque et du tirage "rare" avec la vignette dite de la Bonne femme à la page 418 (représentant la seconde épouse de L. Curmer) NDLR : plutôt mignonne madame Curmer ! ...



jeudi 17 novembre 2011

Léon Curmer (1801-1870) : éditeur célèbre, homme méconnu.


Portrait gravé de Léon Curmer (1801-1870)
Éditeur parisien


Il est des noms qui font rêver. Celui de CURMER éclaire immédiatement la prunelle de tout bibliophile - néophyte amateur comme expert chevronné - d’une lueur d’admiration mêlée d’envie, en évoquant ce que l’édition a produit de plus somptueux… Pour le comprendre, faisons dans le passé un saut de 150 ans.

Quelle nouveauté pour l’époque ! Désormais, un lecteur de la seconde moitié du dix-neuvième siècle pouvait - certes moyennant finances - feuilleter à loisir, sur la table de son salon, des manuscrits enluminés interdits au commun des mortels, enrichis d’or resplendissant, de pourpre éclatante, d’émeraude intense et d’azur céleste. De fastueux ouvrages confectionnés jadis pour des empereurs, des rois et des reines, d’éminents dignitaires ecclésiastiques ou des bourgeois fortunés. Et démentir en partie l’anathème mémorable lancé par Leconte de Lise, en 1884, contre les


Hideux siècles de foi, de lèpre et de famine
Que le reflet sanglant des bûchers illumine !


Fronton de la sépulture familiale Léon Curmer
au cimetière de Montmartre


Mais quel homme se cache derrière ces deux syllabes magiques, synonyme de chromolithographies chatoyantes qui, aujourd’hui encore, nous coupent le souffle ? Qui fut Léon Curmer ?

De l’Irlande à Saint-Germain-l’Auxerrois

Mes recherches menées sur Internet et aux Archives de Paris, ainsi que le récent témoignage d’une obligeante arrière-arrière-petite-nièce de Léon, permettent d’esquisser un tableau de la famille CURMER.

Henri Léon (qui, adulte, ne conservera que son second prénom) vint au monde par une triste après-midi finissante, le 17 décembre 1801. Le poétique calendrier républicain, alors en vigueur, allait tourner la page du 26 frimaire an X. L’enfant naquit dans la boutique d’un drapier parisien établi rue Saint-Honoré, à une époque que les historiens nomment le Consulat. C’est une heureuse parenthèse de paix, après les tourmentes révolutionnaires et avant la glorieuse mais épuisante épopée napoléonienne. Bonaparte y jette les fondements de la France future, en la dotant d’outils administratifs, judiciaires et économiques qui lui survivront (arrondissements et cantons, Conseil d’État, code civil, Banque de France…).

Le nouveau-né fut baptisé à l’église Saint-Eustache dès le lendemain de sa naissance. Il eut pour parrain son oncle paternel Jacques Michel CURMER (dont nous reparlerons), et pour marraine sa grand-mère maternelle Marie Anne Henriette QUESNEL femme LOUVET. Ses prénoms honorent à la fois son père et l’une de ses aïeules.

Le père de Léon, Gilbert Léonard, est né 25 ans plus tôt, fin octobre 1776, dans le même quartier. À l’ombre gothique et trapue de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, de sinistre mémoire : deux siècles auparavant, son tocsin nocturne avait déclenché l’épouvantable massacre de la Saint-Barthélémy. Début 1801 (le 13 pluviôse an IX), Gilbert Léonard a pris pour femme à Elbeuf (en Seine-Maritime, alors dénommée Seine-Inférieure) Antoinette Félicité LOUVET. De cinq mois son aînée, elle appartient à une famille de fabricants de draps établie dans la région depuis plusieurs générations ; son aïeul maternel, Mathieu QUESNEL, fut maire d’Elbeuf.

Le grand-père de Léon, Michel CURMER, vit le jour début mars 1743 à Pont-Audemer, dans l’Eure. Installé à Paris comme mercier puis drapier, il épousera en 1771 la fille du directeur des teintures de la manufacture royale des Gobelins, l’écossais Jacques NEILSON (1714-1788). Ce dernier pratiqua un temps la peinture auprès du célèbre Maurice QUENTIN de LA TOUR et devint même son ami. Le pastelliste lui légua son autoportrait, longtemps resté dans la famille et vendu chez Christie’s en juillet 2005. Une belle alliance, donc, pour Michel qui, d’un obscur comptoir de négociant en étoffes, accédait au cénacle d’intellectuels éclairés ! Par la suite, plusieurs membres de la famille CURMER accoleront au leur le patronyme de leur ancêtre NEILSON. Michel CURMER mourut à Paris en mai 1809, rue des Lombards (alors appelée rue de l’Aiguillerie), non loin d’où il était né. Sa veuve, Marie Geneviève Dorothée NEILSON, décéda au même lieu fin janvier 1826, âgée de 80 ans. L’arrière-grand-père de Léon, Jean-Claude, était cavalier dans la maréchaussée (notre actuelle gendarmerie). Veuf de Marie FRANCELIN (née vers 1700), il épousa en février 1739 à Pont-Audemer Marie Catherine HUREY, originaire de Martin-Église, non loin de Dieppe. Il était fils de Jean CURMER et Marie BLONDEL.

La tradition orale familiale rapporte que les racines plongent en Irlande du sud. Le berceau de la famille est l’important port de Cork. Le patronyme Curmer viendrait de Cormar qui, en gaélique signifie grand espoir. Fuyant la misère, un membre de la famille partit servir en France, dans l’armée de Louis XI, comme capitaine d’une compagnie d’archers. Est-ce en hommage nostalgique à ses lointaines origines que Léon publia, en 1845, L’Irlande au dix-neuvième siècle ?


Autres vues de la sépulture des Curmer au cimetière de Montmartre


Une étoffe trop pesante

L’examen des actes d’état civil des oncles et tantes de Léon CURMER fournit des renseignements éclairants.

Son père était né quatrième d’une fratrie de cinq enfants, après deux sœurs et entre deux frères.
Marie Françoise CURMER (1772-1855) épousa un marchand drapier né dans l’Yonne, Pierre Ambroise FERNEL (ca 1755-1829). J’ai recensé quatre enfants issus du couple : Claude Ambroise (né en 1793) ; Olivier Léon, employé (1801-après 1860) ; Alexandrine Clémence, morte célibataire (ca 1803-1872) ; enfin Victoire Aglaé, qui survécut à son époux Maximilien SIMON, inspecteur des Postes (1797-1861). C’est cette branche qui, depuis 1826, possédait le beau pastel dont j’ai parlé. Anne Victoire CURMER (1773-1817) se maria à un vérificateur des poids et mesures natif de Fontainebleau, Jean-Baptiste MARIE-SAINT-GERMAIN (ca 1753-1833). Leur fille Anne Dorothée (1795-1866) épousa en 1813 Antoine Marie LORIN (1786-1859), commissaire-priseur. Cet homme semble avoir été d’une inépuisable gentillesse : on trouve sa signature sur un grand nombre d’actes d’état civil de toute la famille. Jacques Michel CURMER (1774-1838) fut receveur principal des droits réunis (désignation, sous le premier Empire, des taxes indirectes frappant le tabac et l’alcool). Sa femme se nommait Rosalie TESNIÈRE (ca 1780-1852). Le couple n’a pas laissé d’enfant. Alexandre François CURMER (1777-1839) était notaire. Il passait pour un homme d’esprit. Après avoir abandonné sa charge, il s’établit dans la plaine Monceau, quartier neuf alors en vogue. À la fin de l’été 1813, il avait épousé Adélaïde Geneviève MARION de TIVILLE (1790-1870), héritière d’un magistrat parisien. Ses trois filles devinrent Marie Louise Émilie de TUPIGNY de BOUFFÉ, épouse en juin 1833 d’un officier de cavalerie, réputée plus tard pour sa charité ; Marie Hortense Michelle PÉRIN (1815-1873), femme d’un artiste-peintre de renom spécialisé dans les scènes d’histoire ; et Jeanne Victoire Pauline, baronne de CHAMBORANT de PÉRISSAT (1817-1890), qui se maria en avril 1836 à un avocat de Confolens (Charente).

Sur les cinq enfants de Michel CURMER (grand-père de Léon), seuls deux suivront les brisées paternelles. La fille aînée en épousant un marchand de draps, le deuxième fils en reprenant le commerce familial. Les autres appartiendront tous à la fonction publique (poids et mesures, impôts, notariat).

L'intérieur de la sépulture des Curmer au cimetière de Montmartre. Et encore... je vous ai épargné les canettes de boisson et autres détritus qui jonchent le sol ...
A l'abandon ...


L’histoire de la famille CURMER illustre parfaitement l’ascension sociale de la bourgeoisie du dix-neuvième siècle. Né dans une arrière-boutique encombrée de piles de tissu, Alexandre François avait conclu une belle union. Enrichi par son office, retiré dans un faubourg huppé, flanqué d’une épouse portant nom à particule et fier d’avoir avantageusement marié ses filles, il dut savourer bien des fois sa réussite ! Son marchand d’étoffe de beau-frère Pierre FERNEL, sans doute aussi brave homme que rustaud personnage, était-il toujours le bienvenu dans l’élégant salon du Parc Monceau, ouvert à tout ce que Paris comptait alors de brillants esprits ?

Quatre frères dissemblables

Léon CURMER était l’aîné de trois autres frères : Édouard Nicolas (1803-1876), Alphonse Alexandre (1805-1855) et Adolphe (1809-1890).

Comme l’un de ses oncles paternels, Édouard Nicolas CURMER fut contrôleur-receveur des contributions indirectes. Son mariage à Doullens (Somme) début juillet 1838 avec Émélie Louise WARMÉ (1818-1871), fille d’un notaire, révèle que son père Gilbert Léonard était mort à Flessingue (Pays-Bas) le 29 mars 1812. Ce décès sur l’embouchure de l’Escaut n’est pas sans surprendre… J’en reparlerai. Édouard Nicolas s’établit en province afin d’accomplir un parfait cursus honorum. Il mourut à Amiens. Son éloignement géographique entraîna peut-être un certain relâchement des liens avec ses trois autres frères, restés dans la capitale. Il eut pour fils l’abbé Édouard Michel CURMER (1839-1884), mort vicaire de l’église Saint-Vincent-de-Paul à Paris ; Albert Émile Henry CURMER (1843-1927), sous-directeur des contributions indirectes à Bordeaux puis promu directeur à Lille, qui recueillit les papiers de famille et édita en 1878 une notice sur son trisaïeul Jacques NEILSON, suivie en 1911 d’une monographie consacrée à son oncle éditeur ; le général Fernand Alexandre CURMER (1854-1937), commandeur de la Légion d’honneur, qui dirigea l’École polytechnique de 1916 à 1919 ; enfin James Antoine CURMER (1860-1880), infortuné sapeur au quatrième régiment du Génie, décédé à l’hôpital de Grenoble au sortir de l’adolescence.

Alphonse Alexandre CURMER donne l’image d’un homme attachant. Pharmacien, il abandonna un beau jour bocaux et malades pour s’établir stéréotypiste à Montmartre (alors commune indépendante de Paris). Pourquoi cette soudaine reconversion ? Fut-il rapidement las d’une clientèle égrotante, voire aigrie ? Son frère Léon sut-il lui vanter les charmes du métier d’imprimeur, complémentaire du sien ? Une affection réciproque liait manifestement les deux hommes. À la mi-août 1835, Léon tenait sur les fonts baptismaux de l’église Notre-Dame-de-Grâce, à Passy, le premier fils de son cadet, prénommé Louis Léon Henry. Quatre ans plus tôt, Alphonse Alexandre avait épousé Marie Françoise Alexandrine Cornélie GUÉDÉ (1808-1892), née dans la Somme. Mariage qu’on devine arrangé par l’entremise de son frère aîné Édouard Nicolas, établi dans cette région et bien introduit dans la bourgeoisie locale. Mais union féconde, dont j’ai dénombré cinq enfants : Cornélie Antoinette née en 1832 (épouse en mars 1857 de Claude Louis Amédée ROBERT, négociant), Louis Léon Henry précité et Marie Alexandrine née en 1840, deux autres étant morts en bas âge.

Le dernier né, Adolphe CURMER, m’a réservé une vive surprise. Son acte de mariage, en mai 1839, avec Marie Anne Éléonore THEUBET-LENOIR (1806-1884), native de Seine-et-Oise, indique qu’il était venu au monde… à Boulogne-sur-Mer ! Lui aussi exerçait alors le métier de stéréotypiste. Léon semble avoir battu le rappel auprès de ses frères pour qu’ils rejoignissent son cercle professionnel. Adolphe eut une fille unique, Marie Félicité (1847-1876), décédée jeune moins de neuf ans après avoir épousé un agent de la préfecture de police devenu employé de banque. Mais pourquoi Adolphe était-il né aussi loin de Paris, dans les brumes du Pas-de-Calais ?

Un père dans de beaux draps

Si les morts pouvaient parler, qu’ils en auraient à dire ! Mais faute de faire tourner les tables comme Victor Hugo, je me suis contenté de m’asseoir à celles des Archives de Paris pour y prendre des notes. C’est moins romantique mais historiquement plus sûr… Et là, les vieux papiers m’ont narré une bien sombre chronique. Quel étrange hasard (si c’en fut un !) poussa mon doigt à ouvrir le tiroir étiqueté C du fichier des faillites parisiennes sous le premier Empire ? Je l’ignore. Mais ce geste anodin m’a fourni une information précieuse. Le 12 mai 1806, Gilbert Léonard CURMER-NEILSON déposait le bilan. Une banqueroute des plus sévères puisque son déficit dépassait les 76 500 francs, soit plus de la moitié de l’actif, qui n’atteignait que 131 500 francs ! Ayant apparemment accumulé plus de marchandises qu’il n’en pouvait vendre, il devait de l’argent dans toute la France (d’Amiens à Nîmes, de Rouen à Sedan) et à tout le monde, y compris ses oncles, parents et beaux-parents… Ses créanciers défilèrent devant les juges du tribunal de commerce de la Seine jusqu’au 2 janvier 1807. Un docteur en chirurgie du quartier des Halles réclamait, à lui seul, la bagatelle de 3 000 francs. Rançon des migraines tenaces ou insomnies répétées du malheureux marchand de draps, penché sur des livres de comptes dont l’implacable arithmétique le dépassait ? Pour la petite histoire, sachez que je me suis employé à vérifier les additions de ceux qui condamnèrent le défaillant : elles sont fausses à deux reprises ! Cette pièce d’archives, fortuitement découverte, éclaire la situation d’un jour inattendu. La naissance du dernier des frères à Boulogne-sur-Mer s’explique alors avec évidence : pressé de quitter Paris où l’assaillait une meute de créanciers, Gilbert Léonard n’eut pas d’autre choix que la fuite. Un grand port de commerce constamment animé, propice à embarquement immédiat : quel refuge idéal ! Les campagnes napoléoniennes lui offrirent-elles un débouché inattendu, occasion unique de rebondir ? Les armées ont besoin de draps… Mais l’aventure tournera court. Gilbert Léonard trouvera la mort prématurément, au bord de la mer du Nord. Une triste fin. Léon fut alors recueilli par son oncle notaire. N’ayant pas de fils, ce dernier inscrivit son neveu - intellectuellement doué - à l’école de Droit, puis l’embaucha comme principal clerc dans l’espoir qu’il prît sa suite. Or Léon savait déjà ce qu’il voulait. Rapidement, il abandonna cette voie certes toute tracée, mais qui ne lui inspirait guère qu’un ennui rédhibitoire, pour l’exaltante aventure de l’édition. La veuve de Gilbert Léonard CURMER ne se remariera pas. Elle élèvera seule ses enfants. On devine qu’elle fut une mère aimante autant qu’une épouse dévouée. Elle mourra à Paris en décembre 1851, quelque 40 ans après son mari. Sa disparition dut affliger Léon, qui tint à reposer auprès d’elle. J’y reviendrai. Pour autant, la déconfiture paternelle n’empêchera pas trois des fils de tâter aux affaires : Léon en écoulant des livres, Alphonse Alexandre en vendant des drogues médicinales puis des gravures, rejoint dans ce dernier négoce par son cadet Adolphe. En mai 1884, au décès de son épouse, celui-ci exerçait le métier d’orfèvre. L’or, ultime valeur-refuge ?


L'imitation de Jésus-Christ. Paris, Léon Curmer, 1856-1857
[chromolithographie de Lemercier, typographie de J. Claye, Paris.].


Léon CURMER intime

Il reste difficile de pénétrer l’intimité d’un homme disparu voici plus de 140 ans. Pour ceux que l’astrologie a convaincus (dont nous sommes), Léon CURMER était Sagittaire ascendant Cancer. Un idéaliste aimant autant l’aventure que la sécurité, ce dernier besoin primant, avec l’âge, sur le premier. Le Sagittaire donne le goût des voyages, ouvre l’esprit sur des horizons étrangers et inconnus, incite à découvrir le monde et ses diverses cultures : c’est le symbole de la flèche qui fend l’air et va loin. De plus, régi par la planète Jupiter, il confère souvent un vaste esprit de synthèse et d’organisation. Léon CURMER saura le mettre en œuvre dans son activité d’éditeur lorsqu’il coordonnera, avec une bienveillante et compétente autorité, le travail des multiples corps de métier concourant à la réalisation d’un livre aussi monumental que Les Français peints par eux-mêmes : huit gros volumes qui impliquèrent quelque cent quarante auteurs et une centaine d’illustrateurs, à une époque où un projet de cette envergure supposait un flux constant de correspondances, un amoncellement de documents divers et d’incessantes allées-et-venues chez l’imprimeur ou le lithographe... Même en rêve, les cerveaux les plus hardis d’alors pouvaient-ils seulement imaginer le miracle des transmissions instantanées qu’en ce début de vingt-et-unième siècle, Internet a ancré dans notre banal quotidien ? Le Cancer s’attache au foyer et à la famille. Léon CURMER repose auprès de sa mère et de ses deux épouses. L’intimité rassure et protège le cancérien, tel le crabe qui le représente, abritant sa chair tendre derrière une épaisse carapace munie de deux pinces. Des armes qui, en outre, rendent ce natif très tenace. Tenace, il fallut l’être, assurément, pour réussir dans une entreprise d’aussi longue haleine et semée d’autant d’embûches que l’édition !

Au besoin, Léon pouvait même se monter pugnace. Dans son numéro du 30 novembre 1837, le Journal du Palais relate ses démêlés avec un relieur-libraire nommé Henri BARBA (1803-1879), auquel CURMER avait remis treize exemplaires de ses Saints Évangiles comme prix de leur brochage-satinage. Considérant siens ces ouvrages, BARBA avait fait annoncer, par voie de presse, son intention de les vendre pour 30 francs comme riches étrennes à bon marché… alors que l’éditeur les affichait à 40 francs. Y voyant une concurrence déloyale, Léon porta aussitôt l’affaire devant les tribunaux. Les juges lui donnèrent tout d’abord raison, en condamnant BARBA à verser des dommages et intérêts. Ce dernier fit appel de la sentence, arguant de pratiques commerciales courantes et dépourvues de volonté de nuire. Finalement, la Cour reconnut comme licite le petit bénéfice réalisé par BARBA et déclara CURMER non-recevable. Notre Léon dut s’en étrangler de rage ! Cet épisode judiciaire le révèle prompt à la riposte lorsqu’il se sentait lésé. Mieux valait ne pas l’avoir comme ennemi…
Quelque 25 ans plus tard, parcourant l’Italie à la recherche de manuscrits pour illustrer une nouvelle et luxueuse édition des Évangiles, il n’hésitera pas à faire appel au pape en personne - et avec succès ! - face au refus catégorique du conservateur de la Bibliothèque Vaticane d’autoriser la photographie de miniatures. Mais son obstination ne l’empêchait pas d’être un affectif, comme on le verra. Son portrait gravé nous montre un sexagénaire portant beau, respirant assurance et autorité. La barbe blanche en collier donne à cette physionomie impressionnante la gravité d’un patriarche biblique, tels ceux que peignit Michel-Ange au plafond de la Sixtine. Le regard volontaire et perçant annonce une volonté farouche, inflexible, proche de l’entêtement.

Léon CURMER se maria deux fois. Fin novembre 1833, à l’approche de ses 32 ans, il épousait Marie Catherine Louise BORGERS, fille d’un cordonnier prussien et veuve d’un tailleur de même origine. Un mariage d’amour. Hélas, elle mourut dès les premiers jours de 1844. Il en conçut un chagrin profond et durable. Atteinte d’un cancer du col de l’utérus diagnostiqué trop tard, la malheureuse rendit l’âme après onze mois d’affreuses souffrances. L’incompétence des médecins du temps de Louis-Philippe n’avait rien à envier à ceux de Molière : l’un deux avait même envisagé d’extirper par torsion l’organe malade !... Pour exorciser sa douleur, Léon fit imprimer, à tirage réduit, une plaquette intitulée L’agonie d’un ange... Un texte poignant, qui révèle une rare délicatesse de sentiments.


Les Évangiles des dimanches et fêtes de l'année.
Paris, L. Curmer, 1864. 3 volumes in-folio (28,5 x 20 cm).


Sans aucun doute l'une des plus belles réalisations de l'éditeur Léon Curmer.


Deux ans et demi plus tard, Léon convola en secondes noces avec sa domestique Gertrude Hubertine HEYSTERS, fille d’un jardinier née aux Pays-Bas. Il épousa donc deux femmes étrangères (le Sagittaire…), d’une condition nettement inférieure à la sienne. Pour lui, le mariage n’engageait que ses sentiments intimes (le Cancer…). Dans le salon huppé et cossu de sa tante paternelle née de TIVILLE, foyer de bel esprit, deux jeunes femmes d’aussi modeste extraction, toutes charmantes fussent-elles, parlant un français teinté de fort accent étranger et entaché de fautes de genre ou de syntaxe, reçurent-elles un accueil d’une chaleur débordante ? Le premier acte de mariage, signé en la paroisse Saint-Louis d’Antin, amorce une réponse à cette interrogation. Parmi les deux témoins de l’époux figure son oncle Jacques Michel CURMER, collecteur d’impôts. Certes, comme parrain du marié, la présence de Jacques Michel allait de soi. Mais cela arrangeait sans doute aussi les intérêts de Léon, pris de scrupule à solliciter son autre oncle paternel. L’arrivée d’une nièce née d’un pauvre savetier des environs de Düsseldorf pouvait-elle réjouir le spirituel notaire, qu’une alliance flatteuse avait introduit dans le tout-Paris ? Quant à sa seconde femme, elle lui survivra presque 50 ans sans se remarier. Léon aura été le seul homme de sa vie. Elle le rejoindra dans la tombe en juillet 1919.

Léon CURMER semble avoir su aimer et se faire aimer. Il n’eut pas d’enfant. Mais de son précédent mariage, sa première épouse avait eu un fils, Amand MOLLER (1826-après 1881) et une fille, Léonide MOLLER (1828-1875) ; il les chérissait. Il était même parrain de Léonide, née après le décès prématuré de son père Valentin MOLLER - ce qui révèle des relations étroites et d’assez longue date avec sa première femme. En juillet 1852, il sera parrain du second-né de Léonide, Léon Henri Albert POHL (décédé en mars 1889). La pauvre Léonide fut abandonnée par son époux, un polonais qui exerçait le métier de caissier et disparut sans laisser d’adresse. Partit-il aussi avec la caisse du magasin qui l’employait ? Devenue journalière pour subsister, Léonide mourut à l’hôpital Cochin. Quant à Amand, il fut commissaire de police. La disparition de son beau-frère aura-t-elle éveillé sa vocation ? Léon avait aussi, du côté de sa première épouse, un neveu par alliance nommé Amand BORGERS (1823-1888), sur lequel il semble avoir reporté une affection toute paternelle. En avril 1852, il signera l’acte de mariage de cet honnête chapelier allemand. On trouve rarement le paraphe de Léon CURMER sur des actes d’état civil de membres de sa famille : ses absorbantes occupations devaient rendre son temps précieux. En retour, le fidèle Amand déclarera le décès de son oncle à la mairie du XVIe arrondissement.


Une postérité assurée

Dès 1856, Léon CURMER s’était retiré loin de l’agitation parisienne. Dans la bruyante rue de Richelieu, tout lui rappelait le douloureux souvenir du décès de sa première femme puis de sa mère. À l’époque, Passy était encore un grand village indépendant de Paris, offrant les charmes d’un calme agreste, d’un jardin planté de roses et d’un air non pollué. C’est là qu’il vécut ses dernières années, dans une confortable villa aujourd’hui disparue. Il expira au petit matin du samedi 29 janvier 1870, après deux années d’une longue et douloureuse maladie - euphémisme qu’utilisaient déjà les journalistes de l’époque. À la fin du règne de Napoléon III (lui-même longtemps martyrisé par une gravelle qui finira par l’emporter), mourir d’un cancer était cruel. La pharmacopée d’alors ne connaissait guère que l’opium et le laudanum, aux effets fugaces. La fin de Léon CURMER dut n’être, hélas, qu’un long calvaire. Il fut inhumé, le surlendemain de son décès, au cimetière parisien de Montmartre. Il y avait acquis une concession perpétuelle à la mort de sa première épouse. Cette sépulture existe toujours. C’est une chapelle funéraire d’aspect antiquisant à fronton triangulaire et sobres pilastres doriques, jadis élégante mais aujourd’hui abandonnée au point de menacer ruine. Vitrail brisé, crucifix en travers de l’autel, feuilles mortes et détritus ensevelissant les dalles (où sont tombés deux touchants bustes qu’on devine de fidèles portraits d’après nature), et jusqu’à d’épaisses toiles d’araignée tissant leur sombre tenture y composent un décor désolé, semblant attendre le tournage d’un énième épisode de Dracula… Léon CURMER n’a laissé aucune descendance. Mais les luxueux ouvrages qu’il édita lui assurent une postérité bien vivante. Laissons-lui le mot de la fin. En 1857, rédigeant la préface de son Imitation de Jésus-Christ, il écrivait : Je remercie Dieu (…) de clore comme je l’ai commencée une carrière où l’amour du beau et la recherche de la perfection m’ont constamment accompagné. Il avait encore treize années à vivre. Il couronnera son œuvre, quatre ans plus tard, en publiant les superbes Heures d’Anne de Bretagne, qui dépasseront en splendeur tout ce que les presses avaient pu produire jusqu’alors. L’impératrice Eugénie, la reine Victoria et le pape Pie IX compteront parmi les premiers souscripteurs…

Aux trésors du cœur et de l’esprit, Léon CURMER joignait la perle - exquise - de la modestie.


Thierry COUTURE pour le Bibliomane moderne

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