jeudi 28 avril 2011

Grand Palais 2011 : Nos amis les bibliophiles, nos amis les libraires ou une brève histoire de la bibliophilie contemporaine.



Je suis presque sur le départ ! Je veux dire que dès demain, 11 h (on est à Paris ... les parisiens se lèvent tard c'est bien connu !), les portes du Grand Palais s'ouvriront pour les visiteurs-amateurs du livre rare. C'est LE moment de l'année que chaque bibliophile attend avec une impatience qui frise à l'hystérie (dans les familles ont en parle même à table... c'est dire...). Bref, trois jours de folie livresque, de bouquinisme aigu et fiesta bibliopégistiques.

Le Bibliomane moderne va donc durant trois jours rester pour ainsi dire, mort sur les ondes. Il faudra faire avec.

Mais je ne pouvais décemment pas vous laisser à la diète trois jours sans vous donner une petite pâture. Voici donc de quoi brouter serein à défaut de ne pouvoir bronzer idiot (le soleil étant visiblement parti chez le voisin d'à côté).

Attention, ce que je vais vous laisser entre les dents comme un brin d'herbe réfractaire, c'est une réflexion tout ce qu'il y a de plus personnelle, qui n'engage que moi, mais que j'avais envie de partager, comme à peu près tout ce que je publie ici.

A l'heure où nous sommes, le paysage bibliophilique est polymorphe. Salles des ventes, librairies, internet avec des sites d'achat et vente, des blogs divers et variés (le Blog du Bibliophile, le Blog du Bibliomane, des blogs de libraires comme celui de Pierre de Tarascon, le Blog de Jean-Marc, Bibliothèque Dauphinoise, le Blog d'un bibliophile portugais, notre ami Rui, le Bibliofil de la librairie des Colporteurs, le Blog de notre ami Normand Trudel, Livres rares et perles rares, Bibliomab de notre ami bibliothécaire Léo, et j'en oublie beaucoup d'autres. Il y a bien sur également les salons, les foires diverses et variées qui permettent à l'amateur de rencontrer, et le livre, et celui qui lui vend. Alors me direz-vous, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, et je vous répondrai oui, avec un bémol tout de même, le voici, sous forme de question ouverte mise en équation à deux inconnues :

Quelle est, selon vous, la légitimité des nouveaux média tels que les blogs de bibliophiles (le blog du bibliophile et le blog du bibliomane pour ne citer que les deux plus importants en terme de fréquentation), aux yeux, et des bibliophiles, et des libraires ?

Peut-on se satisfaire d'un silence radio presque total et unanime de la part des acteurs principaux du marché (les libraires du SLAM et donc les libraires exposants au Grand Palais à Paris) à propos de ces blogs, qui, qu'on le veuille où non, sont devenus eux aussi, des acteurs incontournables de la "bibliophilie moderne" ?

N'allez pas vous imaginer que votre serviteur est en mal de reconnaissance, ce n'est rien de tout cela. Non, c'est plutôt que cela me gêne de penser qu'il pourrait exister deux bibliophiles distinctes, côte à côte, qui ne se côtoieraient que finalement très peu ou pas du tout, pour des raisons que je ne m'explique pas bien.

Alors voilà, je vous laisse me donner votre avis là-dessus, nous dire ce que vous pensez de tout ça. En tout franchise, en toute simplicité. Je reste étonné que si peu de libraires au final interviennent ici alors que la plupart du temps, tribune leur est donnée pour diffuser la culture bibliophilique au plus grand nombre.

A votre avis ?

Bonne fin de semaine,
Bertrand Bibliomane moderne

mercredi 27 avril 2011

Quelques chiffres clés sur la maison Alfred Mame & fils (1893).



A l'occasion de ses soixante ans de mariage avec son épouse, la maison d'édition et d'impression Alfred Mame & fils a édité une petite brochure de 27 pages, au format in-8, devenue assez difficile à trouver aujourd'hui. Elle est illustrée d'un joli portrait d'Alfred Mame en pied dans un médaillon (voir photographie ci-dessus - tirage sur papier du Japon - Eau-forte d'après Foulquier). On trouve par ailleurs à la fin une planche représentant deux vues, la première montre des plans, élévations et coupe d'une maison de la Cité (cité ouvrière Mame) et la deuxième montre une vue générale de la cité ouvrière à Tours.

Cette plaquette est très intéressante à plus d'un titre concernant la famille Mame, son entreprise et son fonctionnement. Elle donne notamment dans sa seconde partie des chiffres clés sur l'entreprise, forts intéressants.

La première partie décrit le déroulement de la fête donnée à l'occasion des 60 ans de mariage du maître, ainsi que les 60 ans qu'il a passé à la tête de l'entreprise familiale (alfred Mame prend en effet les rênes de la maison Mame en 1833). Ce document montre bien le côté paternaliste des entreprises et des chefs d'entreprises de l'époque industrielle florissante des années 1840-1890. Pas une ligne sans un témoignage de reconnaissance profonde au "patron", sans une louange. On offre des vers au maître, des vers à sa louange et à la louange de son entreprise, divine providence pour les ouvriers, les ouvrières et les enfants... qui travaillent durs. Ouvriers, ouvrières et enfants qui travaillent durs, certes, mais pas si dur que cela si l'on en croit cette plaquette. Bienveillance de la part du patriarche, bienfaisance même, secours mutuel, retraites, caisse de prévoyance pour la santé des enfants et des femmes, etc., tout semble avoir été mis en place pour faire de l'entreprise Mame & fils une entreprise modèle, presque en avance sur son temps quant au sort des ouvriers. Les ouvriers offrent à M. Alfred Mame une sculpture de bronze. Les ouvriers et ouvrières ont pris sur leurs journées de salaire pour lui faire ce cadeau (abandon par chacun d'une journée de travail).

Alfred Mame en vient aux remerciements, il s'adresse à ses employés réunis et annonce :

"Je vous ai inscrits sur mon testament pour une somme de 200.000 francs, qui devait être répartie après mon décès ; mais Mme Mame et moi nous avons pensé qu'il était préférable de vous les distribuer de notre vivant, afin d'être témoins de la joie que ce cadeau peut vous faire. Ce sera le souvenir de l'amitié que je vous ai toujours témoignée et que, je suis sûr, vous m'avez toujours rendue."

Le fils, Paul Mame, aux affaires désormais, reprend le propos du père. Il indique qu'une répartition équitable de ces 200.000 francs est nécessaire : "Mais ce n'est pas tout de sortir une somme de 200.000 francs ; il faut en faire une répartition équitable, proportionnée au mérite et à la durée des services. Nous n'avons trouvé de meilleur moyen pour cela que d'attribuer à chacun le montant de quatre journées de travail multiplié par les années de service. C'est suivant cette règle que sont établis les bons sur la présentation desquels MM. Viot et Guerlin vont remettre à chacun la part qui lui revient." Le fils Paul évoque ensuite "l'épargne vieillesse" qui préoccupe "les bons patrons" : "A partir du 1er mars prochain tous les participants seront remboursés de la somme portée à leur crédit dans la maison. Les prélèvements faits chaque année seront continués sur les bases précédemment établies, mais au lieu de recevoir un tiers à la fin de chaque exercice, les deux autres tiers étant réservés pour être remboursés après 20 ans de présence, dorénavant chaque participant recevra la moitié de sa part, l'autre moitié étant placée à son nom à la Caisse nationale des retraites. Vos patrons y ajouteront une somme équivalente (...)" Il explique ensuite qu'en versant depuis l'âge de 21 ans, ce système assure une retraite de 500 à 800 francs, suivant que l'ouvrier entre en jouissance à 55 ou 60 ans (eh oui ! la retraite à 55 ou 60 ans existait alors dans les faits !), tout en assurant à ses héritiers un capital de 4.000 à 4.500 francs.

Toute la cérémonie se termine aux cris des ouvriers : "Vive M. Alfred Mame, le père des ouvriers ! Vivent tous nos patrons !" (non vous ne rêvez pas - autres temps - autres moeurs ...)

La deuxième partie de la plaquette est consacrée à un historique assez détaillé de la maison Mame, que je vais en partie reproduire ici.

La maison Alfred Mame et fils fut fondée à la fin du siècle dernier, en 1796, par M. Amand Mame - En 1833, M. Alfred Mame prit la direction des affaires, associé jusqu'en 1845 avec M. Ernest Mame, son cousin et beau-frère. En 1859, M. Paul Mame, son fils unique, s'associe à son père, et enfin, en 1887 et 1888, les deux fils et petits-fils de MM. Mame, MM Edmond et Armand, entrent dans les affaires et y sont associés à leur tour.

Cette "fabrique de livres" produit annuellement près de 6 millions de volumes, et occupe au centre de la ville de Tours une superficie de 2 hectares. La maison Mame possède 29 presses mécaniques et manuelles en 1893. Ces presses font travailler "250 hommes et enfants". Le livre est ensuite relié dans trois ateliers "irréprochables au point de vue de l'aménagement et du confortable" qui emploient "520 hommes, femmes et enfants". Le livre terminé séjourne dans de vastes magasins qui peuvent contenir "plus de 7 millions de volumes" ! 50 employés travaillent à la vente et à la l'expédition.


Ce sont ainsi en 1893 près de 820 personnes qui reçoivent annuellement plus de 850.000 francs de salaires (soit un salaire annuel moyen d'environ 1.000 francs). On nous explique ensuite que les salaires sont répartis suivant le travail de chacun, soit aux pièces, soit à la journée. "On estime que le salaire moyen d'un homme chez MM. Mame peut être évalué à 5 francs par jour et celui d'une femme à 2 francs (les inégalités homme-femme n'échappent pas à la maison Mame...). On nous précise : "Sans que la journée de travail n'excède jamais onze heures." La maison Mame s’enorgueillit de ne pas faire connaitre le chômage à ses ouvriers, ni les "veillées" (je pense qu'il s'agit du travail de nuit).

La brochure insiste ensuite sur les conditions d'hygiène des ateliers. La maison Mame a remplacé les anciennes installations à Gaz par la toute jeune fée électricité. Les ateliers sont chauffés en hiver. L'installation de deux nouvelles machines d'une force de 100 chevaux, permet alors l'alimentation des outils, des machines. Il y a dans les divers ateliers près de 1.000 lampes à incandescence !

La cité ouvrière est décrite en détail. "La situation de la maison (Mame) au centre d'une ville (Tours) ne permet pas de donner aux ouvriers la gratuité des logements (pourquoi ? je ne sais pas...) Il a donc été contruit une cité où 62 familles sont logées dans des habitations complètement séparées entre elles, ayant chacune leur petit jardin, et disposées en quadrilatère autour d'un vaste square planté d'arbres, qui sert de promenade commune à tous les locataires. Le prix des loyers varie donc de 156 francs à 237 francs (par an).

On nous parle ensuite de la Caisse de participation et de prévoyance. M. Mame verse chaque 1er janvier une somme ainsi calculée : 1. pour les employés de la librairie, à 3 francs par mille sur le montant des ventes effectuées par la maison pendant l'année précédente. 2. pour les ouvriers et employés à la reliure, à 25 francs par mille sur le chiffre de la production. 3. pour les ouvriers et employés de l'imprimerie, à 13,50 francs par mille sur le chiffre de la production. M. Mame avait mis en place l'intéressement aux bénéfices avant l'heure ! Cette caisse de participation et de prévoyance coûte 45.000 francs par an à la maison Mame.

Les fondations diverses. La maison Mame a soutenu la création d'écoles dans la ville de Tours avec instruction gratuite pour les enfants des ouvriers. Des crèches, des asiles ont été fondés. Les femmes peuvent déposer leurs enfants pendant leurs heures de travail à l'atelier. Fondation d'une boulangerie coopérative. Une "dotation Mame" a été mise en place afin d'assurer les soins médicaux et l'achat des médicaments pour les enfants des ouvriers et aux ouvrières (quid des ouvriers ? ...) Ce secours mutuel coûte environ 10.000 francs à la maison Mame chaque année.

Tout parait ainsi idyllique à souhait. Pas de grèves, pas de chomâge. Les ouvriers ou employés ont le plus souvent plus de 20 ans de service dans la maison. Plusieurs sont là depuis 40 ans ! Pas de contestation entre patrons et ouvriers sur la question des salaires.

"L'intempérance n'est pas supportée dans la maison Mame, mais punie du renvoi, et la plus attentive surveillance est apportée à la tenue morale des ateliers. Le repos du dimanche est rigoureusement observé, et la fête du lundi y est inconnue (?? - si quelqu'un sait ce qu'est "la fête du lundi ??).

On trouve à la fin 2 tableaux donnant les salaires annuels ainsi que le montant des retraites pour les diverses catégories d'ouvriers. On y apprend ainsi qu'un employé gagne 1.200 francs à 21 ans, 1.800 francs à 26 ans, 2.400 ou 3.000 francs à 31 ans. La retraite pour les ouvriers est aussi détaillée. Un ouvrier gagne 4 francs par jour à 21 ans (embauche), 5 francs à partir de 26 ans. (voir les deux tableaux ci-dessous).


Voilà ce que nous apprend cette mince et fragile plaquette. Je ne sais pas si une histoire de la maison Mame a été faite, je vais chercher à le savoir. J'ai lu il y a quelques temps l'histoire de deux autres maisons d'édition : Louis Hachette et Michel Lévy. Passionnant ! Je vous invite à les lire.

Bonnes soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

La devinette du Bibliomane moderne ou le livre au poids ! (suite et fin). Petite histoire d'une grande Bible !



Toutes les histoires en bibliophilie commencent presque toujours de la même façon. Tant que l'on a pas un livre en mains, on ne s'y intéresse pas ou mal. C'est l'acte de possession qui fait déclic. Lorsqu'on a ledit livre en mains, il nous faut savoir. C'est valable pour les libraires d'ailleurs comme pour les bibliophiles, enfin je crois. C'est sans doute beaucoup moins vrai pour les bibliothécaires qui eux n'ont guère, de par leur métier, guère l'habitude de posséder tout ce qu'ils touchent. La démarche me semble toute autre.

Il y a des livres qu'on aimerait avoir eu au moins une fois dans sa vie. Des livres qu'on voit passer sans s'y arrêter, d'autres enfin qu'on néglige parce qu'ils se présentent à nous sous de mauvais hospices, reliure endommagée, texte incomplet, mauvaise édition. Bref, lorsque tous les critères sont réunis pour que le déclic sus-mentionné se fasse, alors la magie opère et l'on veut savoir, tout savoir. En tous les cas, c'est presque toujours ainsi que je procède, en libraire, comme en bibliophile.

Détail d'un hors texte du premier volume qui illustre le Déluge.


C'est ce qui m'est arrivé avec cette jolie "énorme" Bible illustrée par Gustave Doré et publiée par la Maison Mame à Tours en 1866, sujet de mes deux derniers petits billets ICI et ICI. C'est au moment de vouloir faire le tour de la question "Bible de Gustave Doré" que je me suis aperçu, que comme souvent, rien n'avait été vraiment centralisé sur le sujet. Il y a des informations un peu partout sur cette Bible monumentale dans les bibliographies et les monographies consacrées à Gustave Doré, mais rien de synthétique au même endroit. Je vous livre donc, modestement, ce que j'ai pu glané ici et là comme informations "techniques" et "bibliographiques" sur la genèse de cette Bible.

Le bibliophile ou le libraire ira tout d'abord voir ce que dit Georges Vicaire dans son Manuel de l'amateur d'éditions originales du XIXe siècle (tome I, col. 474-477) : La Sainte Bible, traduction nouvelle selon la Vulgate, par MM. J.-J. Bourassé et P. Janvier, chanoines de l'église métropolitaine de Tours, approuvée par Monseigneur l'Archevêque de Tours. Dessins de Gustave Doré. Ornementation du texte par H. Giacomelli. Tours, Alfred Mame et fils, éditeurs. (Tours, Imprimerie Mame), 1866. 2 volumes in-folio. Tome I : 2 ff. (faux-titre et titre) et 909 pages. La table qui annonce 119 gravures sur bois, tirées hors texte, occupe les pp. 907-909. Tome II : 2 ff. (faux-titre et titre), 948 pages et 1 f. n. ch. (noms des artistes, imprimeurs, etc., qui ont coopéré à cette oeuvre.) La table annonçant 111 gravures sur bois, tirées hors texte, occupe les pages 946-948. Vicaire précise que l'ouvrage a été publié à 200 francs les 2 volumes sur papier ordinaire, qu'il a été tiré, en outre, un exemplaire sur vélin (véritable peau de vélin) pour la bibliothèque de M. Mame (on aimerait bien savoir où se cache aujourd'hui cet exemplaire mirifique... ??), 17 exemplaires sur papier chamois et 7 exemplaires sur papier de Chine. Ces 24 exemplaires sur papier de luxe ont été publiés à 300 francs.


Georges Vicaire précise qu'il a été fait une seconde édition la même année, chez les mêmes éditeurs, le texte étant identique, mais avec d'assez importantes modifications dans les illustrations. C'est Paul Mame (fils) lui-même qui a fourni les informations suivantes à Georges Vicaire : L'exécution des dessins de la Bible, commencée le 15 février 1862, fut terminée vers la fin de 1865. Dans cet espace de temps, 274 compositions furent livrées par Gustave Doré aux éditeurs et, au commencement de 1866, après l'épuisement très rapide de la première édition, l'artiste, trouvant son oeuvre imparfaite, désira la modifier dans quelques-unes de ses parties, soit en faisant retrancher certaines gravures, soit en dessinant de nouveau plusieurs sujets et en remplaçant quelques autres par des compositions nouvelles. C'est ainsi que 38 dessins vinrent grossir son oeuvre, qui comprit alors 312 sujets. Sur ce nombre de dessins, 294 ont été gravés ; 228 gravures ont servi à la première édition ; 36 à la seconde, soit au total : 264 gravures utilisées. Georges Vicaire liste ensuite avec précision les gravures qui servent à reconnaitre la première de la seconde édition.

Voici quelques prix donnés par Goerges Vicaire d'exemplaires remarquables. Un exemplaire sur papier de Chine (2 tomes reliés en 1 vol.), en maroquin Lavallière, filets, compartiments et dos à petits fers (Raparlier), 1.800 francs or. Un autre exemplaire, sur papier ordinaire, en maroquin rouge, dos orné, doublé de moire rose (Capé), 279 francs or. Un exemplaire sur papier de Chine (2 tomes reliés en 1 vol.), en maroquin rouge, bandes incrustées de maroquin vert, croix, entrelacs de maroquin vert et de filets d'or, doublé de maroquin vert, tranches dorées, relié par Chambolle-Duru et doré par Marius-Michel, coté 2.200 francs or ! (catalogue Fontaine en 1873, n°8171). Il cite également un autre exemplaire, relié chez Mame, en maroquin rouge, compartiments, incrustation de maroquin vert, violet, rouge foncé et blanc, doublé de maroquin rouge clair, avec larges bandes foncées, entrelacs de filets dorés, tabis, tranches dorées (exemplaire relié pour l'Exposition Universelle de 1867), coté 2.000 francs or (Catalogue Fontaine 1873, n° 8172). Ce magnifique et unique exemplaire contenait les 228 gravures de la première édition, 36 de la deuxième et un certain nombre de planches retouchées ou inédites qui ne figurent pas dans les exemplaires mis dans le commerce. Il cite encore un exemplaire sur papier chamois en maroquin rouge, dos orné, gardes de soie, tranches dorées (reliure signée David), coté 700 francs or au catalogue Fontaine de 1872.

On voit que ce livre a suscité l'engouement au point qu'il a été plusieurs fois magnifiquement relié et encore bien au delà du luxe de l'exemplaire que je vous ai présenté.

Léopold Carteret, dans son Trésor du Bibliophile romantique et moderne 1801-1875, tome III, p. 89, ne fait que reprendre les informations de George Vicaire. Il indique "Ouvrage capital et remarquable par son illustration. Doré était dans toute la maîtrise de son art. Les exemplaires sur Chine sont très rares (et pour cause... seulement 7...), ceux de la seconde édition un peu moins estimés que ceux de la première. On trouve souvent l'ouvrage relié en 1 volume. Il indique qu'on reconnait cette première édition à ce que dans la Formation d'Eve, une étoffe recouvre Adam. Il précise qu'il existe aussi des exemplaires sur Chine de la deuxième édition (sans en préciser le nombre).

"Je me demande quelle a été la grande vision intérieure de l'artiste, lorsque, ayant arrêté qu'il entreprendrai le rude labeur, il a fermé les yeux pour voir se dérouler le poème en spectacles imaginaires... Il s'est abîmé dans cette immense vision, il a eu une suprême joie en sentant qu'il quittait la terre... et que son imagination allait pouvoir vagabonder à l'aise dans les cauchemars et les apothéoses" (Zola, Mes haines).

J'ai lu quelque part qu'on ne dira jamais assez l'importance de Gustave Doré dans la mise en place d'un imaginaire historique auquel nous sommes largement redevables. Doué d'un énorme pouvoir d'évocation dans ses compositions, leur qualité formelle a nourri l'imagination de ses contemporains et encore après lui. J'ai pu lire aussi ailleurs, et je suis de cet avis, qu'il y a une grande différence de qualité dans le travail de l'artiste entre le premier volume entièrement consacré à l'Ancien Testament, et le travail de l'artiste dans le deuxième volume consacré au Nouveau Testament, à l'histoire de Jésus. En effet, dans le premier volume, Gustave Doré s'est servi des histoires fabuleuses des Rois, des guerres terribles, des anges, etc., pour créer un univers, certes violent, mais fantasmagorique à souhait, ce qui lui donne toute sa puissance. Puissance, qui, il est vrai, on ne retrouve pas dans le second volume. Mais tout ceci est évidemment fort subjectif et chacun trouvera Gustave Doré génial là où il aura envie.

Il existe des exemplaires du second volume portant la date de 1874, le tirage semblant pourtant absolument identique par rapport aux exemplaires datés 1866. Ce point reste à éclaircir. J'ai lu quelque part, mais je n'arrive pas à retrouver où, que la première édition avait été imprimées à quelques 7.750 exemplaires ! Masse considérable de papier s'il en est ! au poids moyen de 15 kilogrammes environ les 2 volumes brochés sortis des presses... cela fait un stock de plus de 110 tonnes de Bibles à entreposer chez Mame à Tours ! ... et ces quelques 7.750 exemplaires ont été visiblement vendus en très peu de temps courant 1866.


Un monument donc ! Typographique ! Xylographique ! et de reliure ! Combien d'exemplaires sur papier ordinaire (c'est tout de même un superbe papier vélin blanc satiné assez fort) ont été ainsi reliés de la sorte en plein maroquin dans l'usine de reliure à Tours chez Mame ? 50 ? 100 ? 500 ? Je n'en ai aucune idée. Mais lorsqu'on sait que la maison Mame employait alors près de 1.200 ouvriers pour l'imprimerie et la reliure, on se dit qu'il pouvait dégager de ces bras travailleurs une force de production titanesque, en faisant ainsi de son industrie du livre, une des premières et une des plus rentables de son époque.

Vous découvrirez demain (si j'ai le temps) une conclusion à cette saga Mame & Cie. Une trouvaille de hasard m'a permis, encore une fois, de vous proposer un document devenu très difficile à trouver, sur l'histoire de cette maison florissante.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

La devinette du Bibliomane moderne ou le livre au poids ! (suite). La Sainte Bible illustrée par Gustave Doré et publiée par Alfred Mame, Tours (1866)




Il n'aura pas fallut longtemps au plus perspicaces pour reconnaître dans ma devinette La Sainte Bible illustrée par les dessins de Gustave Doré gravés sur bois par les meilleurs artistes et publiée par la maison Alfred Mame, à Tours, en 1866. Il s'agit de l'un des plus monumentaux ouvrages de cette époque, et de l'un des plus beaux aussi. Le prochain billet du Bibliomane sera consacré à ce monstre éditorial. En attendant, je vous laisse admirer les reliures de luxe que la maison Mame a conçue pour un petit nombre d'exemplaires. La reliure n'est pas signée et pourtant elle sort sans aucun doute des ateliers de la maison Mame à Tours. On peut donc appeler cela une "reliure éditeur" (de luxe...). Je n'ai pas encore réussi à trouver suffisamment d'informations sur le décor de cette reliure pour vous en dire plus. Il semblerait que l'inspiration évidente vienne de l’Égypte antique, sans doute liée à l'histoire de l'Ancien Testament et notamment à celle de Moïse.

Les volumes mesurent 43 x 32 cm et pèsent comme je l'ai dis hier près de 17 kilogrammes. Le tirage est sur papier vélin blanc satiné, plus épais pour ce qui est du tirage des gravures. Je ne rentre pas pour le moment dans le détail des différents papiers qui ont été utilisés pour l'impression de cette Bible. Les reliures sont en plein maroquin rouge, de très belle qualité. La dorure est très bien posée et finement exécutée. Nous en reparlerons. Les tranches de ces deux gigantesques et très lourds volumes sont dorées sur marbrure.



Je vous laisse admirer. Le prix de vente de ces deux volumes en 1866 était de 200 francs or brochés. Je ne sais pas le prix de la reliure pour ces deux volumes. Je vais essayer de trouver une référence.

PS : concernant le décor de la reliure, plats et dos, malgré la complexité des filets, je précise qu'il s'agit bien d'un décor fait à main levée, à la roulette, et qu'il ne s'agit en aucun cas d'une plaque comme on pourrait le croire. La jonction des filets dorés présente suffisamment de points de minimes imperfections pour s'en convaincre. Seuls les motifs des cobras et des ailes sont des fers entiers. Le dos des volumes, que vous ne voyez pas ici, est fait d'un jeu de filets enchevêtrés, fait également à la roulette à main levée. L'ensemble est très harmonieux.

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

mardi 26 avril 2011

La devinette du Bibliomane moderne ou le livre au poids !


Histoire sans images ce soir. Qui suis-je ? Je suis un monument typographique du XIXe siècle. En 2 volumes grands in-folio, je pèse 16,7 kilogrammes lorsque je suis reliée en plein maroquin. Mon illustrateur a fait toute ma renommée. Je vous montrerai demain à quoi je ressemble lorsqu'on m'a donné un habit de luxe. Je suis très impressionnante ! Qui suis-je ?

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

Gruel-Engelmann, relieur, Paris. Papier décoré noir avec décor historié doré, marque au centre (vers 1880).



Pour le plaisir des yeux. Papier décoré à la marque du relieur et de la maison d'édition du XIXe siècle Gruel-Engelmann (1). Ce papier sert pour la doublure intérieure des plats ainsi que pour les gardes.

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

(1) L'histoire de la la maison Gruel-Engelmann a été fort bien résumée par notre ami Pierre de Tarascon, ICI.

dimanche 24 avril 2011

Le Bibliophile de Louise de Hem (1866-1922) exposé au salon de 1901.


Louise de Hem (1866-1922), autoportrait, détail.

Joyeuses Pâques (1) ! Aujourd'hui je vais vous exposer une nouvelle bluette juste arrivée sur mes rayons. Ce n'est ni un livre relié en maroquin, ni une lettre autographe d'Octave Uzanne, c'est une carte postale ancienne que vous pouvez voir ci-dessous.

Carte postale ancienne, vers 1901-1902.
Reproduction du tableau exposé au salon de 1901
"Le Bibliophile" par Louise de Hem.



LE BIBLIOPHILE, par Louise de Hem. Tableau exposé au salon de 1901 et dont il a été fait cette carte postale, probablement à l'occasion même de ce salon.

Louise de Hem (1866-1922) était pastelliste et peintre. Elle était la huitième et dernière fille de Henri de Hem (Dehem à l'état civil) et de Eulalie Bartier. Cette famille nombreuse connut des difficultés financières qui obligèrent le père à changer plusieurs fois de travail. Ainsi ils s'installèrent finalement dans le nord de la France. Louise de Hem nait à Ypres le 10 décembre 1866. Sa sœur Hélène, mariée au peintre de genre Théodore Cériez, l'introduit dans l'univers de la peinture. Dès 1876, c'est Théodore Cériez qui prend la place du chef de famille, le père étant décédé. Cériez remarque vite ses talents artistiques et lui apprend la peinture à l'huile et l'art de la nature morte. La jeune femme ne tarde pas à participer aux salons en sa compagnie. Elle complète sa formation à Paris où elle séjourne à plusieurs reprises au cours des années 1887 à 1891. Sur place, elle bénéficie notamment des conseils d'Alfred Stevens, qui l'encourage à expérimenter le pastel. Elle fréquente aussi quelques temps la célèbre académie Julian, où elle peut à loisir travailler d'après modèle vivant. A partir des années 1890, grâce à ses connaissances en matière de figuration humaine, Louise de Hem devient une portraitiste appréciée du public mondain. Elle signe aussi des tableaux de genre d'inspiration variée, souvent centrés sur un ou deux personnages. Elle aime peindre de belles dames dans des intérieurs, des enfants qui jouent, ou des scènes de dévotion. Attirée par les tonalités claires et chatoyantes, cette virtuose du pastel s'attache particulièrement au rendu de la lumière et à la création d'harmonies colorées. Progressivement, elle travaille de manière plus enlevée et plus libre : posée largement, la couleur vibre en autonomie par rapport au motif. L'apogée de la carrière de Louise de Hem se situe au début du XIXe siècle. En 1904, elle décroche une médaille d'or au salon de Paris avec La poupée japonaise. Sept ans plus tard, elle est faite chevalier de l'Ordre de Léopold. Avec la guerre, elle cesse définitivement d'exposer. Louise de Hem décède à Forest (Bruxelles) le 22 novembre 1922. En 1927, sa soeur Hélène lègue quarante-neuf de ses œuvres à la ville d'Ypres. Cette donation permet la renaissance du Stedelijk Museum, détruit avec ses collections pendant les hostilités. (Source : Dictionnaire des femmes belges du XIXe et XXe siècle, par Éliane Gubin).

Comme je vous le disais, une simple bluette, mais quelle bluette ! Une bluette pour bibliophile. Et cette petite carte postale insignifiante de prime abord, reproduisant cette œuvre peinte (huile ou pastel ?) pose questions, beaucoup de questions. Je vous les livre comme elles me viennent : Tout d'abord, qu'est devenue cette œuvre ? Fait-elle partie des quarante-neuf toiles léguées à la ville d'Ypres en 1927 ? Fait-elle partie du fonds du Stedelijk Museum ? Est-elle chez un collectionneur particulier ? Quand l'a-t-on vue pour la dernière fois ? La carte postale ne reproduit que bien imparfaitement je pense ce tableau, en noir et blanc qui plus est. Quelle technique a-t-elle utilisé ? Huile sur toile ? Pastels ? Ce bibliophile, est-ce une pure vue de l'esprit ou a-t-elle comme pour bon nombre de ses tableaux utilisé un modèle vivant ? si oui qui était ce bibliophile ? Ce tableau a été exposé pendant le salon de 1901 nous dit la légende de cette carte postale. De quel salon s'agit-il ? Dans quelle ville ? Autant de questions qui resteront sans doute pour la plupart sans réponse. Cependant cette carte postale m'a suffisamment émoustillé la fibre curiosistique pour que je m'y intéresse de plus près. Je vais donc essayer de contacter la ville d'Ypres et le Stedelijk Museum pour en savoir plus (mais je vais avoir un problème de langue...). De votre côté, si vous habitez à proximité de la ville d'Ypres et que cette recherche vous intéresse, à vous de jouer ! Il y a certainement pas mal de choses à découvrir pour savoir ce qu'il est advenu de son tableau et de son histoire après 1901 (2).

Je ne sais pas vous, mais en ce qui me concerne, je vois bien ce tableau comme un joli pendant au tableau de Carl Spitzweg Der Bücherwurm (Musée Georg Schäfer, Schweinfurt, Allemagne).

Bon dimanche,
Bertrand Bibliomane moderne

(1) Mais non Monsieur le gendarme, c'était pas du vin ! c'était du Chassagne-Montrachet premier cru 2009 ! Ah ? 3 points ? ... 4 peut-être ? Comment ça M'sieur l'agent un r'trait d'permis ?? ... Joyeuses Pâques quand même M'sieur le gendarme et mes amitiés à vot'dame ! ...

(2) pour information, un pastel de 73 x 59 cm intitulé Jonge vrouw in interieur (une dame dans son intérieur avec un livre) a été adjugé 2.640 euros en Belgique le 10 octobre 2009. Une cote donc assez faible pour ce peintre dont les adjudications semblent pourtant assez rare. Je ne sais pas si un catalogue raisonné de l'oeuvre peintre de Louise de Hem a été réalisé ?

vendredi 22 avril 2011

Bouquinistes et bouquineurs : Paris, Le Pont des Arts, scènes de rue du dimanche 14 juin 1914.


Je viens de faire une petite acquisition sympathique. Une vue stéréoscopique datée du dimanche 14 juin 1914 sur plaque de verre. Vue située à l'angle du Pont des Arts, visiblement rive gauche.

Cette jolie photographie sur plaque de verre est malheureusement endommagée de chaque côté (traces d'humidité et grattages - ces plaques sont très fragiles). Vous pourrez voir ci-dessous la plaque originale (dimensions : 13 x 6 cm pour les deux vues cote à cote) ainsi qu'une vue monoscopique rétablie grâce à un logiciel de traitement d'image (puisque j'avais la chance d'avoir deux images toutes deux endommagées en des endroits opposés).



Vue originale stéréoscopique sur plaque de verre, datée et située.
Dimanche 14 juin 1914, Le Pont des Arts.




Photo-montage, vue rétablie.

Juin 1914. Octave Uzanne a 63 ans. Peut-être trainait-il encore ses mocassins sur ce bout de quai, non loin de son adresse du quai Voltaire, son ancienne adresse. Si vous lisez attentivement le Bibliomane moderne vous verrez que le 16 octobre 1915 il signe un courrier depuis le "62 Bd de Versailles à St-Cloud".


Voilà, une petite bluette bibliophilique de plus. Je pense vraiment que pour être complet un bibliophile se doit de ne rien négliger, ni photographies anciennes, ni gravures, ni objets, ni affiches, etc., bref, collecter tout ce qui a à voir de près ou de moins près à notre passion du livre.

Bonne soirée,

Bertrand Bibliomane moderne

jeudi 21 avril 2011

Petite histoire d'un pamphlet féministe publié en 1789 et intitulé : "Griefs et plaintes des femmes mal mariées."



Mais où va se cacher la bibliophilie ? Le hasard meilleure alliée du chasseur-bibliophile, je l'ai déjà écris ici mais cela se vérifie encore ici. Souvent on achète un livre sur son titre, la réputation de son auteur, l'histoire qu'on imagine qui gravite autour de ce livre, bref, on imagine bien plus souvent qu'on ne sait vraiment. Bien souvent nos attentes sont détrompées, il faut se faire une raison, le livre que l'on a entre les mains n'est finalement pas si rare que cela. Et puis il y a les heureuses suprises, les hasards heureux, les divines providences, bref, les moments qui vous font dire : ça y est ! Je l'ai ! Mais quoi ? A vrai dire le plus souvent vous n'en savez encore rien, mais vous subodorez quelque chose de bon, de bien et de beau. C'est exactement ce qui m'est arrivé aujourd'hui. Relié à la suite d'un ouvrage qui avait attiré mon attention (1), voici celui qui finalement devient la "star" de ma journée : "Griefs et plaintes des femmes mal mariées." 42 pages en tout et pour tout avec seulement en guise de titre un vil faux-titre en gros caractères, sans lieu, sans date, sans nom. On ne trouve pas le mot fin à la page 42 mais un filet gras laisse supposer que l'ouvrage est ainsi complet. Une rapide vérification dans les bibliographies permettra de vite se rendre compte que c'est bien le cas. Complet en 42 pages y compris le faux-titre servant de titre. Car ce texte est connu et a été visiblement longuement étudié par plusieurs universitaires spécialistes de la période révolutionnaire en rapport avec le mouvement de révolte des femmes et les prémices d'un féminisme encore à l'état d'embryon.

Que dit-on de cet ouvrage ?

Tout d'abord, de quand date-t-il ? Qui en est l'auteur ? Les sources divergent et se contredisent. Voici ce que j'ai pu relever. Les griefs et plaintes des femmes mal mariées de Cailly sont publiés dans le Moniteur du 6 décembre 1789, selon Christine Fauré, sociologue, directrice de recherche au CNRS, dans un travail intitulé "Au nom de l'égalité entre hommes et femmes au XVIIIe siècle". L'auteur serait donc un certain Cailly. L'ouvrage aurait donc été d'abord publié dans le Moniteur. Quérard dans sa France littéraire indique "Par de Cailly. Paris, Boulard, 1789, in-8". Je trouve dans la réimpression du Moniteur qu'il est en fait indiqué la publication de cet ouvrage (ce n'est donc pas dans le Moniteur que ce pamphlet a été publié comme l'a indiqué Christine Fauré (ou j'avais mal compris, certainement même), cet ouvrage se trouvait "chez les libraires du Palais Royal".

Voici ce qu'il en est dit dans le Moniteur :

"Molière a dit : "Du côté de la barbe est la toute-puissance." C'est cette toute-puissance qui paraît le plus fâcher les femmes, dans l'espèce de factum qu'on publie ici sous leur nom. Quoi! s'écrient-elles, le mariage est une société légitime ; et dans cette société l'un est tout, et l'autre rien ! ils ne font qu'un ; et une moitié de cette unité commande, l'autre sert! l'une opprime, l'autre est opprimée et ne peut cesser de l'être ! - On voit pas ces derniers mots où tendent les griefs et les plaintes des femmes que l'auteur fait parler : elles demandent, ou plutôt il demande pour elles le Divorce ; et il tâche de prévenir, dans le passage suivant et d'autres (qu'il serait trop long de rapporter) toutes les objections, toutes les craintes : Que de désordres, diront bien des gens, vont naître du divorce ! Nous répondrons : combien, au contraire, de désordres et de scandales vont cesser par le divorce ! combien d'épouses stériles vont devenir fécondes ! combien de, célibataires vont être privés des ressources qu'ils trouvaient dans les mauvais ménages ! combien d'entre eux épouseront les femmes qu'ils aiment, et qu'ils ont corrompues ! ils donneront à l’État des enfants légitimes, au lieu d'introduire dans les familles des bâtards spoliateurs. Mais, dira-t-on, combien de femmes vont briser leurs chaînes ! Cet argument est justement la preuve que notre loi du mariage est détestable. Puisque vous convenez que les femmes quitteront leurs maris, c'est que les maris sont des tyrans autorisés par la loi : mais ne craignez pas une désertion si considérable. Au surplus, quoi qu'il arrive, rien ne peut avoir de pires effets que nos lois actuelles."


"Le divorce rompra peu d'unions, par les raisons que voici : 1. Le plus grand nombre de nos mariages est bon. On voit plus de femmes contentes que de mécontentes. Les seuls bons mariages devraient subsister. 2. Dans le nombre de ces femmes mécontentes celles qui sont, par la nécessité d'obéir à la loi, fausses et perfides, celles qui ont l'art de bien tromper leurs maris, les tromperont encore. Leur dépravation leur rend tous les hommes à-peu-près égaux ; elles resteront avec leurs maris, dans la crainte d'en trouver de moins faciles à tromper. 3. Le divorce mettra des bornes à l'autorité des maris. Ils n'en abuseront pas, quand elle pourra être réprimée. Leurs femmes seront moins malheureuses, et elles porteront un joug tolérable. Dans le nombre des mécontentes, bien peu trouveront des ressources pour vivre isolées ; celles qui ont reçu une dot modique, ou dissipée, ou atténuée et insuffisante à leur subsistance, resteront." L'auteur tâche aussi de répondre à l'objection concernant les enfants, concernant l'ordre des successions. Il conclut par dire que la loi du divorce rendra rare le divorce : il l'est infiniment, ajoute-t-il, dans les pays où il a lieu. »

Intéressant résumé d'un ouvrage proprement féministe bien qu'il conserve à l'homme son rôle de chef de la maison. C'est évoluer sans aller au delà du possible des mentalité "mâles" de l'époque. Certains auteurs avancent l'hypothèse que ce pamphlet a en réalité été rédigé par une ou des femmes. Ce serait vraiment intéressant de le savoir avec certitude. On ne le saura sans doute jamais. Véritable cahier de doléance des femmes en 1789, ce texte est passionnant à lire. Ce pamphlet a été présenté "A nosseigneurs de l'Assemblée Nationale" (c'est en tout cas ce qu'on lit en tête du texte imprimé). Le 26 août 1789, l’Assemblée Nationale constituante vote la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Pour pallier les insuffisances concernant les femmes, Olympes de Gouges, qui se bât pour leur émancipation, rédige en 1791, une Déclaration des Droits de la Femme qu’elle dédie à la Reine Marie-Antoinette. Elle déclare en son article premier que « la Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits », et propose une Forme de contrat social de l’Homme et de la Femme qui prône notamment le mariage d’inclination et la communauté des biens. Condorcet quant à lui conteste le principe d’autorité maritale et demande l’égalité des droits pour les hommes et les femmes. La Révolution de 1789 apportera finalement peu d’avantages aux femmes qui, dès 1792 sont exclues du suffrage universel. Elles obtiennent cependant que les biens des parents soient également répartis entre leurs enfants, l’égalité civile et, en 1792, le droit au divorce.


Ce petit pamphlet, visiblement rare (on trouve une dizaine d'exemplaires dans les différents dépôts publics français - à noter cependant que ce type de document, mince plaquette, se retrouve souvent relié "à la suite" et donc ignoré des catalogueurs de bibliothèques un peu trop superficiels dans leur collationnement), se trouvait "caché", relié à la suite de "Du divorce", ouvrage anonyme d'un certain Hennet, publié à Paris de l'Imprimerie de Monsieur, en vente chez Desenne, Libraire au Palais-Royal. L'exemplaire en question se trouve encore dans sa reliure de l'époque en demi-basane. Un lecteur attentif qui regarderait à la page X de la Préface peut lire que les "Griefs etc." sont annoncés sous la date de 1789 (certains donnent ce pamphlet pour 1790).

Voilà, en un résumé rapide, ce qu'on pouvait dire ce que petit opuscule caché à la suite d'un livre lui plus important. Moralité, toujours bien regarder ce qui se trouve tout à la fin d'un livre ... il y a de cela plusieurs années une expérience similaire m'était arrivé ... un in-4 relié en parchemin ... plusieurs textes à caractères religieux datant des années 1560 à 1570 environ ... et puis à la fin ... quatre textes en EO d'un certain Pierre de Ronsard ... et non je ne plaisante pas ... et non à l'époque je ne connaissais pas le Textor ... et oui désormais ces opuscules de Ronsard reposent (en paix), avec l'ensemble du volume (qui était assez bien conservé dans son parchemin de l'époque) ... dans une bibliothèque qui en prend soin (j'espère) ... La bibliophilie réserve toutes les plus belles surprises à celui ou celle qui prend le temps de regarder.

Ouvrez l'oeil ! Et le bon ! (sourire).

Bonne soirée "Clint Eastwood (2)" ...,
Bertrand Bibliomane moderne et Sergio Leonophile ...

(1) Du divorce. A Paris de l'Imprimerie de Monsieur. Chez Desenne, Libraire, au Palais-Royal. 1789. 148 pages. Livre écrit par un certain Hennet, farouche pamphlet en faveur du divorce, et imprimé à Paris "De l'imprimerie de Monsieur". Ce Monsieur, frère de Louis XVI, futur Louis XVIII, celui-là même qui fit abroger, par la Chambre des représentants, la loi sur le divorce, le 8 mai 1816 ! Ironie de l'histoire... Mais qui se souvenait en 1816 que Monsieur avait fait imprimer sous son nom (chez Didot) un livre subversif qui démantelait les bases de la société française de l'époque : l'indissolubilité du mariage ! ... Personne ! ...

(2) Et pour quelques dollars de plus. Film réalisé en 1966 par Sergio Leon. Avec Clint Eastwood, Lee Van Cleef, Klaus Kinski, Mara Krup, Gian Maria Volonte. (il n'y a pas que la bibliophilie dans la vie !)

mercredi 20 avril 2011

Un livre de saison : Avril d'Alexandre Piedagnel. Paris, Isidore Liseux, 1877. Exemplaire de l'auteur.



L'autre jour Textor nous confiait entre une entrecôte saignante et un verre de Pinot noir que la bibliophilie était finalement un jeu. Je ne voudrais pas le trahir dans ses pensées, et c'est pourquoi je ne dirais pas (mais un peu tout de même), mais à mon compte seulement, que ce ne devrait être qu'un jeu. Car après tout, pour ceux qui veulent étudier, lire un texte, connaitre l'intelligence d'un auteur ou même savoir tout sur tout en matières de livres, point n'est besoin, aujourd'hui, de posséder un seul livre ! et encore moins un vieux livre ! Tout le monde ici sera d'accord pour dire que la bibliophilie c'est avant tout autre chose que de posséder un texte pour le lire. L'essor ces dernières années de bibliothèques numériques virtuelles, une plus grande accessibilité des ouvrages sur le marché, même des titres les plus rares, laisse présager que demain, plus aucun titre "rare" ne le sera vraiment, donc difficile à se procurer, donc difficile à "lire", plus aucun titre ne sera hors de portée de tout un chacun.

Alors le bibliophile ? qui est-il ? que fait-il ? un dilettante qui s'amuse ? L'idée me plait bien. Encore me direz-vous faut-il pouvoir se donner les moyens de son ambition : le temps et l'argent. tempus fugit ! L'argent étant sans nul doute l'un des deux critères, tout à la fois, indispensable et futile. Je veux dire par là que selon les critères que vous vous serez fixés (et qui sont justement mobiles dans le temps), vous pourrez devenir bibliophile à 10 euros comme bibliophile à 100.000 ! Et à mon sens, il n'y en a pas de meilleur choix de l'un plutôt que de l'autre.

Le livre que je vais vous prendre pour exemple ce matin est de ces livres de rien, ou presque. Un livre négligé, mis presque au rebut de la pensée humaine, traité plus bas que le dernier rayon de bien des bibliothèques. Oublié pour ainsi dire ! Ce livre je l'ai acquis pour rien ou presque, quelques euros. C'était une affaire sans en être une, ce livre n'intéresse pas ou plus personne. A-t-il jamais intéressé quiconque d'ailleurs ? Laissez-moi vous le présenter pour que vous fassiez plus ample connaissance avec lui.



C'est un joli volume de format in-12 (18 x 13 cm). Il est broché, recouvert de sa couverture de parchemin végétal si chère à l'éditeur (le parchemin végétal est un papier traité à l'acide sulfurique qui lui donne transparence et craquant - très fragile mais de bel effet). Ladite couverture est imprimée sur le premier plat, titre, auteur, vignette de l'éditeur, adresse et millésime. Le dos est également imprimé, ainsi que la quatrième de couverture qui montre les titres de l'éditeur parus ou à paraitre. Le titre : AVRIL. Comme je vous disais, c'est de saison ! L'auteur : Alexandre Piédagnel. L'éditeur : Isidore Liseux. Date : 1877. Ce volume sort des presses de l'excellent imprimeur C. Motteroz, typographe à Paris, rue du Dragon, n°31. Contenu : c'est un recueil de poésies qu'on pourra je pense qualifier de pastorales, "sentier perdu", "Paysage", mais également de poésies amoureuses, parnassiennes. Chaque poésie est dédiée à une personne. Ainsi on trouve des poésies dédiées à Théodore de Banville (Henry Mürger), à Jules Janin (A propos d'Horace), à Alexandre Dumas fils (Confidence), à Alphonse Daudet (Vision), etc. On trouve une poésie intitulée "Le livre" dédicacée à François Fertiault "pour l'ouvrage intitulé : Les Amoureux du Livre." (qui venait de paraitre), une poésie à Achille Millien (le poète morvandiau), une autre à Louis de Chevigné (Les contes rémois), etc. 61 poésies en tout. Et ma foi, je les trouve toutes plus ou moins (plutôt plus que moins), agréables à lire et fort bien écrites. Mais revenons au livre "objet".


Ce volume est un beau volume ! Un peu particulier... il s'agit de l'exemplaire d'épreuve imprimé pour l'auteur. Je vous laisse regarder la justification du tirage. Il y eut 4 exemplaires sur parchemin avec triple épreuve du frontispice de Giacomelli, 20 ex. sur papier de Chine, avec triple épreuve, 50 ex. sur papier de Hollande, impression en vert avec double épreuve et 700 exemplaires sur papier de Hollande, impression en noir, avec frontispice. Soit un tirage total de 774 exemplaires. L'exemplaire présenté n'est pas numéroté mais est justifié "EXEMPLAIRE DE L'AUTEUR", par ailleurs, sur le faux-titre on peut voir une marque au tampon "ÉPREUVE". L'exemplaire est tel que paru, à l'état de neuf absolu, d'ailleurs entièrement non coupé (donc jamais lu par son auteur...), de plus, la gravure qui devrait se trouver en frontispice, n'y est pas et visiblement n'y a jamais été (le volume a été broché sans la gravure). Cet exemplaire imprimé pour l'auteur est imprimé sur papier de Hollande avec le texte en vert encadré d'un filet rouge (correspond aux 50 ex. sur Hollande décrits dans la justification).


Que dire de plus ? Ah oui, l'auteur, Alexandre Piédagnel, qui était-il ? Pour les plus curieux qui nous lisent et pour les autres, vous pourrez lire ou relire un billet que je lui avais consacré intitulé

Un bouquiniste parisien : Le Père Lécureux (1795-1875)


Cet ouvrage parait donc l'année suivant celui décrit ci-dessus. Alexandre Piédagnel était à n'en pas douter un fervent bibliophile, esthète de la belle page et des beaux caractères. Il choisit ici Isidore Liseux, plus tard Edouard Rouveyre, deux éditeurs reconnus dans le Landernau bibliophile pour la beauté de leurs éditions. Lorsque vous saurez qu'Alexandre Piédagnel était le secrétaire particulier de Jules Janin, vous comprendrez qu'en pays de bibliophilie il était à bonne école ! Il lui consacra d'ailleurs un livre et un autre sur sa bibliothèque, si riche. Alexandre Piédagnel était né en 1831 à Cherbourg. Il mourut en 1903. Il donnera un autre recueil de poésies : Jadis, souvenirs et fantaisies... (avec six eaux-fortes de Marcel d'Aubépine). Isidore Liseux, Paris, 1886. Pour les curieux des curieux, vous trouverez un article à lui consacré dans la Revue de Cherbourg et de la Basse-Normandie, n° 1, 15 novembre 1906Camille. Th. Quoniam, « Alexandre Piédagnel, poète ». Il faut bien dire qu'aujourd'hui, à part quelques irréductibles dont je m'honore d'être, peu de personnes oseront miser un euro sur cet obscur secrétaire bibliophile aux poésies pourtant bien jolies. Comme quoi...

PS : pour l'anecdote je n'ai pas osé "couper" ce joli volume resté vierge et que même l'auteur lui-même, n'avait pas voulu "dévirginer" .. j'ai donc lui les poésies d'une manière un peu acrobatique, les mains dans le livre pour écarter les feuillets scellés et l’œil en biais ... il faut reconnaitre que cela a son charme... aussi...

PS2 : j'ai oublié de préciser qu'au dos du volume on pouvait lire le prix, 10 francs. Ce qui est assez cher pour un livre à l'époque. On sait qu'Isidore Liseux proposait des livres jolis, très bien imprimés, mais un peu chers... heureusement, quelques plus de 100 ans plus tard, l'inflation et les crises économiques et financières à répétition aidant, je crois bien me souvenir que je ne l'ai finalement payé guère plus de 10 ... euros... (sourire).

En espérant vous avoir donné le goût de la bibliophilie de redécouverte à petit prix, celle dont personne ne veut !! ou presque...

Jouez bien !

Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne

Qui saura localiser ce monastère ?


Le Bibliomane moderne s'interroge. Qui saura l'aider à localiser ce monastère ex libris ?


Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

lundi 18 avril 2011

Notes de Lecture : Les Caractères de Civilité, Typographie et Calligraphie sous l’Ancien Régime (2011).


La sortie du beau livre de Rémi Jimenes sur les caractères de civilité était attendue avec impatience par de nombreux bibliophiles. Il vient heureusement compléter la série d’ouvrages d’Yves Perrousseaux sur l’histoire de la typographie.

La tâche était ambitieuse, aucun ouvrage en langue française de cette ampleur n’avait encore couvert le sujet, un comble pour un art typiquement français !


Fig 1 Les Caractères de civilité de Rémi Jimenes. Éditions Perrousseaux, 2011.


Sa lecture est un vrai plaisir ; on y apprend des tas de choses sur les « lettres françaises d’art de main », des origines à ses développements successifs (je dirais même ses mutations) jusqu’au XIXe siècle. On savait le style de ces caractères dérivé des écritures de chancellerie. Une nostalgie de copiste, pourriez-vous penser, que nenni ! Il s’agissait, au contraire, d’une volonté délibérée des humanistes de la Renaissance de « faire moderne » et d’affirmer la grâce et le caractère (c’est le cas de le dire !) des lettres françaises sur les italiennes.

Si Geoffroy Tory, le précurseur, défend la langue française, qui n’a rien à envier en beauté à la latine, c’est pourtant aux caractères romains qu’il s’attache à fixer les justes proportions. Il avait bien envisagé de traiter en parallèle des lettres françaises: « Si j’eusse pu trouver mention par écrit de nos susdites lettres de forme et bâtardes … je les eusse mis en ordre selon leur due proportion ». Et oui, seulement, il ne risquait pas d’en trouver en 1529, le bougre, puisque c’est Robert Granjon, en 1557, qui, le premier, publia un ouvrage en cursive gothique !


Fig 2 Une page manuscrite d’un acte notarié daté de 1554, à l’époque où Granjon forge ses caractères.


A l’origine de toute typographie il y a une écriture manuscrite que le graveur prend pour modèle, le style italique de Griffo des éditions aldines cherchait aussi à se rapprocher de l’art inimitable de la main. Mais les caractères de civilité se rapprochent plus fidèlement encore de la souplesse des lettres cursives ; à l’origine, ce sont des variantes de la gothique bâtarde (ce qui est plutôt paradoxale car l’écriture gothique n’était plus à la mode depuis quelques décennies, au point que Pétrarque écrivait déjà qu’elle avait été inventée pour autre chose que pour être lue !). Ensuite, il faut un modèle, les Maitres d’écriture royaux sont de bons candidats ; Pierre Habert, calligraphe et valet de chambre du Roi, a pu inspirer Granjon, tandis que Pierre Hamon, calligraphe réputé, a inspiré Philippe Danfrie.


Fig 3 Un type très proche de la 2ème police de Granjon de 1562, utilisé par Jean de Tournes, en 1574, puis réédité en 1602.

Il faut avoir l’œil exercé pour distinguer tel type à tel autre, mais comme les autres ouvrages de la série, celui-ci est très pédagogique et il vous donne l’inventaire des différents types, comme ceux de Granjon, par exemple : les capitales, les bas de casse, les ligatures, les finales. Voilà l’art de main décodé !

Cette nouvelle typographie sera contrefaite malgré le privilège dont bénéficie Granjon pour 10 ans, et se diffusera rapidement, en France mais aussi à l’étranger, notamment dans les pays du Nord. Pourtant, le caractère de civilité ne parviendra jamais à supplanter les lettres romaines. Il est d’un usage plus difficile pour l’imprimeur, et le crénage des types les rend fragiles à la presse.

Ce que le livre de Rémi Jimenes montre bien c’est la fortune en dent de scie de cette typographie. A la mode de 1560 à 1620, elle disparait presque complètement au XVIIe siècle, pour revenir en force au début du XVIIIe siècle. Seule exception confirmant la règle, le météore Pierre Moreau, qui invente une nouvelle typographie tirée des arts de la main, selon une démarche proche de celle de Robert Granjon. Mais il appartient à la corporation des Maitres-écrivains et non à celle des imprimeurs et son expérience sera vite brisée par ces derniers.


Fig 4 Un nouvel inventeur de types, Pierre Moreau.


Le gothique cursif s’offre donc un come back tonitruant dans les années 1730 grâce à Jean Baptiste de la Salle, le fondateur des Ecoles Chrétiennes, qui publie en 1703 Les Règles de la Bienséance et de la Civilité Chrétienne. Cette fois le pli est pris, il deviendra difficile ensuite de publier un livre de civilité qui ne soit pas composé avec ces caractères, sauf bien plus tard, lorsque les éditeurs ne verront plus de motifs à suivre un style que plus personne n’utilise et ne lit facilement. C’est l’âge d’or de la civilité, plus de 200 ouvrages ont été comptabilisés entre 1703 et 1863 !

Les lettres sages et bien alignées de Granjon et de ses suiveurs étaient principalement réservées aux textes officiels, aux ordonnances, privilèges et autres épitres dédicatoires, mais le Gothic Revival de la période suivante touchera surtout les éditions populaires et la production de colportage : mauvais papier, souvent manipulés par les enfants, reliures modestes (si on excepte le maroquin bleu de Duru pour l’exemplaire du Baron Pichon des Règles de la Bienséance !). Ces manuels faisaient coup double, celui d’enseigner les règles de savoir-vivre en même temps que l’écriture manuscrite. L’ouvrage montre bien les cousinages entre la typographie de civilité et les manuels de calligraphie destinés à enseigner l’art de bien former les lettres, la ronde et la bâtarde.

On regrette juste que cette partie consacrée aux productions proprement calligraphiques des Maitres-écrivains, les Louis Senault, les Honoré-Sébastien Roillet, etc, ne soit pas plus développée. Sans doute par ce que leurs ouvrages étaient plus souvent gravés que typographiés.


Fig 5 Les Fidèles Tableaux de l’Art d’Ecrire de Roillet, absent du livre de Rémi Jimenes, mais qui illustre pourtant bien la production des livres de calligraphie.


Fig 6 Le cursif… cursif ! JB de la Salle disait que les caractères de civilité ne sont pas difficiles à lire. Je vous laisse juger !


A la fin de l’ouvrage un appendice donne un inventaire utile des principales éditions de livres scolaires rédigés avec des caractères de civilité, depuis les Règles de la Bienséance de JB de la Salle, pour qui voudrait commencer une collection de ces impressions pittoresques.

Impossible de traiter sur une seule page, fut-elle internet, de toute la richesse du livre de Rémi Jimenes, Le mieux reste de le lire. Bon, je vous laisse, et j’y retourne…

Bonne journée
Textor

dimanche 17 avril 2011

Petit compte-rendu post mortem d'une vente de livres (ALDE - jeudi 14 avril 2011)



Jeudi dernier, votre serviteur, Eric et l'ami Textor, étaient assis bien sagement au premier rang, sur des chaises inconfortables au possible, dans la salle Rossini qui sert de lieu de vente à la maison ALDE spécialisée dans la vente de livres et d'autographes, comme cela est indiqué sur le fronton du pupitre du commissaire priseur, Jérôme Delcamp.

Pour cette jolie vente, Jérôme Delcamp était assisté d'Eric Busser, libraire, expert de la première partie de la vente (n°1 à 151), et de M. Courvoisier pour les autres numéros. 447 lots en tout. Une première partie consacrée à la bibliothèque assez cohérente d'un amateur. Des livres du XIXe et du XXe ensuite.

La vente a été rondement menée à un rythme qui permettait à peine de noter quelques prénoms sur le haut de mon catalogue : Aurélie ... Diane ... Alice ... (les vrais amateurs comprendront). Bref, il fallait suivre, et ne pas se laisser distraire par une plume mal placée accrochée au mur, juste à droite (pas très loin d'Alice je crois ...). Le Textor était concentré comme un marbre italien. Eric attendait son tour... J'avais noté quelques numéros intéressants. Au final j'en eu deux. Textor en eut quelques uns (on ne s'étendra pas sur le sujet ... il y a des préemptions qui fâchent ...).

Au final. Une impression générale de vente honnête. Des prix proches de l'estimation basse ou quelquefois dans la fourchette indiquée par Eric Busser. Il faut lui en savoir gré. Il y a des libraires-experts qui expertisent vraiment. Quelques jolies surprises sans en être vraiment comme le Cyrano de 1654... il fallait s'en douter (5.200 euros sans les frais soit 6.240 euros TTC).

Mais je laisse la parole à Eric qui en bon comptable es SVV nous donne les chiffres :

Les frais étaient de 20% TTC
Le total de la vente avec frais fait 264 180 euros.
Estimation basse (total) = 225 000 euros
Estimation haute (total) = 285 000 euros
Total = 93% de l'estimation haute
Total = 117% de l'estimation basse.
Non vendus (ravalés) : 35 %
Livres vendus à moins de 2x l'estimation basse : 49%
Livres vendus entre 2x et 5x l'estimation basse : 14 %
Livres vendu plus de 5x l'estimation basse : 2%

Au final, je trouve que certes plus de 30% de "ravalés" c'est beaucoup, mais d'un autre coté les livres ne sont pas bradés. Pour le vendeur, l'argent total d'un vente correspond aux estimation (et il lui reste des livres) L'acheteur sait qu'il peut raisonnablement acheter , en gros à l'estimation ou à un peu plus. Il n'y a tromperie ni d'un coté, ni de l'autre. Pour le libraire, c'est une concurrence saine. Eric.

Merci Eric ! C'était bien l'impression que j'avais eu pendant la vente. Textor nous donnera certainement la sienne. Et ceux qui y ont assisté sans nous connaitre, aussi.



On est loin des expertises abracadabratesques de la vente Le Mouel d'il y a 15 jours ! Les livres n'étaient pas les mêmes certes, cependant, pour avoir acquis un beau volume en maroquin signé d'une édition rare du XVIIe s., je suis à peu près certain que le même volume à la vente Le Mouel aurait fait 3x le prix de cette vente. Alors... publicité... effet "beaux livres" ... effet "chance" ??

Si vous avez assisté à cette vente, ou que vous avez un avis, il nous intéresse tous.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

samedi 16 avril 2011

Paolo Emilio, l’histoire de France vu par un italien. (s.d.)


Je voudrais vous proposer aujourd’hui une petite recherche entre amis à propos d’un ouvrage pour lequel je n’ai jamais pu percer complètement l’histoire éditoriale.
Il s’agit d’une chronique de l’histoire de France, écrite par Paolo Emilio, un chanoine d’origine véronaise, protégé par le cardinal Charles de Bourbon et par Charles VIII, puis recommandé à Louis XII par Etienne Pourcher, évêque de Paris. Ce Paolo Emilio était déjà un historien réputé à Rome lorsqu’il débarqua à Paris vers 1483. A l’époque, il avait juste quelques vagues notions de notre glorieuse histoire : nos ancêtres les gaulois, Alésia, le vase de Soisson, bref tout ce que nous avait légué Grégoire. (Pas le chanteur, mais le tourangeau).

Certains disent que la suite des évènements historiques était en vrac dans les archives et attendait un classement méthodique et une sérieuse interprétation, car chacun sait que l’histoire est une curieuse science qui nécessite qu’on lui donne un sens et qu’il faut rectifier sans cesse pour l’adapter aux circonstances politiques et sociales. Pourtant, avant lui, d’autres chroniques avaient été éditées, comme l’histoire de France de Gaguin, dont le succès était grand et que Paolo Emilio chercha à surpasser.

Fig 1 Le premier plat de la reliure (1)



Fig 2 Page de titre à la marque de Josse Bade


Arrivé à Paris, dument pensionné par le roi, Paolo Emilio se retira aussitôt au Collège de Navarre, dont la bibliothèque était si réputée, pour mettre un peu d'ordre dans le chaos des origines historiques de la France. Il y travailla pendant 20 ans.


Fig 3 Le feuillet blanc, qui ne l’est pas resté, ex dono de François de la Roche, préfet du collège de Caen. (1)



Fig 4 Livre 1, belle lettrine de départ, le matériel de Bade parait neuf.


Je concède que l’Histoire de France de Paolo Emilio est plutôt ennuyeuse à lire car le bonhomme se prenait pour Tite Live et rédigeait dans une langue ampoulée d’un autre âge. Néanmoins, ses annales ont eu du succès puisqu’elles furent rééditées moult fois pendant tout le 16ème siècle, notamment en 1539 (Michel Vascosan et Galliot du Pré), 1544, 1550 (Vascosan), etc.

L'évêque Jean Du Tillet en fit la suite, puis Arnoul de Ferron prit le relais. Le livre reste aujourd’hui une source importante, surtout pour l’histoire du XVIe siècle.

Revenons aux premières émissions de Josse Bade qui nous intéressent ici plus particulièrement.

Mon édition porte au titre libri IIII, comme vous pouvez le constater, mais contient 7 livres, Je compte un feuillet blanc et 218 feuillets numérotés au recto seul.


« Anvers, le 21 Février 1517, Erasme de Rotterdam à son ami Budé, salut. …. J’ai appris par votre ambassadeur (Etienne Pourcher) que Paul Emile rédigeait enfin son histoire de France. Elle ne peut manquer d’être un ouvrage vraiment définitif vu que sa mise au point n’a pas demandé moins de vingt années à un homme qui n’est pas moins savant que diligent. » C’est par ces termes ironiques que nous connaissons la date approximative de la première édition du De Rebus Gestis Francorum, libri IIII, si les termes « rédiger enfin » veulent dire « mettre à l’impression » ! Il semble que Josse Bade fit d’abord paraitre les quatre premiers livres, comme l’indique le titre. Pour une raison inconnue, la page de titre ne contient pas de date, ni les impressions suivantes. Too bad ! lui disait son concurrent Joannis Parvi, ce à quoi Bade rétorquait « T’es petit, Petit ! ». La bataille entre libraires faisait rage en ce début de XVIe siècle…


Fig 5 Livre 3, conforme dans sa mise en page à l’impression originale de 1517.


Fig 6 Livre 5, le premier livre ajouté à l’édition originale de 1517.


Pas mal les marges, hein ?
Pour dater mon exemplaire, j’ai commencé par feuilleter ma documentation. On lit dans des notices de catalogues de très-excellents libraires : « Les quatre premiers livres des Annales parurent ensemble vers 1516 ou 1517, les deux suivants en 1519. Les quatres derniers livres furent mis en ordre et publiés après sa mort, en 1539, par Vascosan ». Autre catalogue, décrivant l’édition de Vascosan de 1539: "Très belle édition, en partie originale, et la première qui se puisse trouver concrètement. Les six premiers livres parurent en 1517 et 1519 (ces deux éditions sont très rares)" Quatre et deux, six. ? Problème, mon exemplaire en compte sept ! Poussant plus loin la recherche, je note que Brunet cite un exemplaire à la BNF imprimé par Josse Bade "sans date mais de 1517" in folio de 128 ff + 1pdt + 1 f d'errata et un autre exemplaire de « 9 livres quoique le frontispice n'en indique que 4 », de 288 ff. Et il ajoute : "J'ai sous les yeux un exemplaire de la même édition dont le titre n'indique également que IIII livres et qui cependant en a sept, dont le dernier s'arrête au f CCXVIII, qui est suivi de 2 ff d'errata." Voilà qui est intéressant, car cela fait supposer que les 4 premiers livres auraient d'abord paru ensemble et que Josse Bade y aurait ajouté successivement d'abord les livres V à VII, et plus tard les livres VIII à IX, sans renouveler l'ancien frontispice. C'est un exemplaire semblable que décrit Hain (146) qu'il a placé mal à propos parmi les productions du 15eme siècle. Par ailleurs, un examen attentif des caractères et de la mise ne page, comparé avec l’exemplaire numérisé par Gallica montre que les quatre premiers livres sont en tout point identiques à l’édition de 1517, en revanche les livres 5 à 7 sont d’une mise en page légèrement différente à celle que Gallica date de 1519, indiquant que ces livres proviennent d’une autre émission que l’exemplaire en sept livres de la Bnf et là… j’y perd mon latin !


Fig 7 Livre 5


Ces deux pages d’errata manquantes constituent-elles un indice ? Elles peuvent avoir été perdues, pourtant mon ouvrage, qui n’a pas été lavé, est quasi à l’état de neuf, comme vous le voyez. Ont-elles été oubliées au moment de la reliure qui est postérieure ? Ou bien ont-elles été supprimées car les fautes auraient été corrigées dans cette nouvelle version ? Mystère qui nécessiterait que je passe plus de temps en recherches dans les bibliothèques.


Fig 8 Une double page du Livre 6, avec une erreur au titre courant.


Tous renseignements sur ce canard à sept pattes seraient bienvenus !

Bonne Journée
Textor

(1) A propos de cette reliure à la du Seuil, l’exemplaire est aux armes de Morand du Mesnil-Garnier (Ecartelé aux 1 et 4, d'azur à 3 cormorans d'argent, aux 2 et 3, de gueule aux griffons d'or, armé et membré de même.) On rencontre souvent les armes de Thomas II de Morand, baron du Mesnil-Garnier, baptisé à Caen, le 13 nov 1584, conseiller au Grand Conseil en 1605, Trésorier de l'Epargne en 1617, Grand Trésorier des ordres du Roi en 1621. Décédé en 1651, car il avait fondé en 1620 des prix à perpétuité qui devaient être distribués au collège du Mont à Caen. De fait, cet exemplaire contient un ex-dono de François de la Motte, préfet du collège de jésuite (Regio-montano cadonensis) à François de la Roche, pour un prix de déclamation latine et de littérature.

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...