mercredi 27 avril 2011

La devinette du Bibliomane moderne ou le livre au poids ! (suite et fin). Petite histoire d'une grande Bible !



Toutes les histoires en bibliophilie commencent presque toujours de la même façon. Tant que l'on a pas un livre en mains, on ne s'y intéresse pas ou mal. C'est l'acte de possession qui fait déclic. Lorsqu'on a ledit livre en mains, il nous faut savoir. C'est valable pour les libraires d'ailleurs comme pour les bibliophiles, enfin je crois. C'est sans doute beaucoup moins vrai pour les bibliothécaires qui eux n'ont guère, de par leur métier, guère l'habitude de posséder tout ce qu'ils touchent. La démarche me semble toute autre.

Il y a des livres qu'on aimerait avoir eu au moins une fois dans sa vie. Des livres qu'on voit passer sans s'y arrêter, d'autres enfin qu'on néglige parce qu'ils se présentent à nous sous de mauvais hospices, reliure endommagée, texte incomplet, mauvaise édition. Bref, lorsque tous les critères sont réunis pour que le déclic sus-mentionné se fasse, alors la magie opère et l'on veut savoir, tout savoir. En tous les cas, c'est presque toujours ainsi que je procède, en libraire, comme en bibliophile.

Détail d'un hors texte du premier volume qui illustre le Déluge.


C'est ce qui m'est arrivé avec cette jolie "énorme" Bible illustrée par Gustave Doré et publiée par la Maison Mame à Tours en 1866, sujet de mes deux derniers petits billets ICI et ICI. C'est au moment de vouloir faire le tour de la question "Bible de Gustave Doré" que je me suis aperçu, que comme souvent, rien n'avait été vraiment centralisé sur le sujet. Il y a des informations un peu partout sur cette Bible monumentale dans les bibliographies et les monographies consacrées à Gustave Doré, mais rien de synthétique au même endroit. Je vous livre donc, modestement, ce que j'ai pu glané ici et là comme informations "techniques" et "bibliographiques" sur la genèse de cette Bible.

Le bibliophile ou le libraire ira tout d'abord voir ce que dit Georges Vicaire dans son Manuel de l'amateur d'éditions originales du XIXe siècle (tome I, col. 474-477) : La Sainte Bible, traduction nouvelle selon la Vulgate, par MM. J.-J. Bourassé et P. Janvier, chanoines de l'église métropolitaine de Tours, approuvée par Monseigneur l'Archevêque de Tours. Dessins de Gustave Doré. Ornementation du texte par H. Giacomelli. Tours, Alfred Mame et fils, éditeurs. (Tours, Imprimerie Mame), 1866. 2 volumes in-folio. Tome I : 2 ff. (faux-titre et titre) et 909 pages. La table qui annonce 119 gravures sur bois, tirées hors texte, occupe les pp. 907-909. Tome II : 2 ff. (faux-titre et titre), 948 pages et 1 f. n. ch. (noms des artistes, imprimeurs, etc., qui ont coopéré à cette oeuvre.) La table annonçant 111 gravures sur bois, tirées hors texte, occupe les pages 946-948. Vicaire précise que l'ouvrage a été publié à 200 francs les 2 volumes sur papier ordinaire, qu'il a été tiré, en outre, un exemplaire sur vélin (véritable peau de vélin) pour la bibliothèque de M. Mame (on aimerait bien savoir où se cache aujourd'hui cet exemplaire mirifique... ??), 17 exemplaires sur papier chamois et 7 exemplaires sur papier de Chine. Ces 24 exemplaires sur papier de luxe ont été publiés à 300 francs.


Georges Vicaire précise qu'il a été fait une seconde édition la même année, chez les mêmes éditeurs, le texte étant identique, mais avec d'assez importantes modifications dans les illustrations. C'est Paul Mame (fils) lui-même qui a fourni les informations suivantes à Georges Vicaire : L'exécution des dessins de la Bible, commencée le 15 février 1862, fut terminée vers la fin de 1865. Dans cet espace de temps, 274 compositions furent livrées par Gustave Doré aux éditeurs et, au commencement de 1866, après l'épuisement très rapide de la première édition, l'artiste, trouvant son oeuvre imparfaite, désira la modifier dans quelques-unes de ses parties, soit en faisant retrancher certaines gravures, soit en dessinant de nouveau plusieurs sujets et en remplaçant quelques autres par des compositions nouvelles. C'est ainsi que 38 dessins vinrent grossir son oeuvre, qui comprit alors 312 sujets. Sur ce nombre de dessins, 294 ont été gravés ; 228 gravures ont servi à la première édition ; 36 à la seconde, soit au total : 264 gravures utilisées. Georges Vicaire liste ensuite avec précision les gravures qui servent à reconnaitre la première de la seconde édition.

Voici quelques prix donnés par Goerges Vicaire d'exemplaires remarquables. Un exemplaire sur papier de Chine (2 tomes reliés en 1 vol.), en maroquin Lavallière, filets, compartiments et dos à petits fers (Raparlier), 1.800 francs or. Un autre exemplaire, sur papier ordinaire, en maroquin rouge, dos orné, doublé de moire rose (Capé), 279 francs or. Un exemplaire sur papier de Chine (2 tomes reliés en 1 vol.), en maroquin rouge, bandes incrustées de maroquin vert, croix, entrelacs de maroquin vert et de filets d'or, doublé de maroquin vert, tranches dorées, relié par Chambolle-Duru et doré par Marius-Michel, coté 2.200 francs or ! (catalogue Fontaine en 1873, n°8171). Il cite également un autre exemplaire, relié chez Mame, en maroquin rouge, compartiments, incrustation de maroquin vert, violet, rouge foncé et blanc, doublé de maroquin rouge clair, avec larges bandes foncées, entrelacs de filets dorés, tabis, tranches dorées (exemplaire relié pour l'Exposition Universelle de 1867), coté 2.000 francs or (Catalogue Fontaine 1873, n° 8172). Ce magnifique et unique exemplaire contenait les 228 gravures de la première édition, 36 de la deuxième et un certain nombre de planches retouchées ou inédites qui ne figurent pas dans les exemplaires mis dans le commerce. Il cite encore un exemplaire sur papier chamois en maroquin rouge, dos orné, gardes de soie, tranches dorées (reliure signée David), coté 700 francs or au catalogue Fontaine de 1872.

On voit que ce livre a suscité l'engouement au point qu'il a été plusieurs fois magnifiquement relié et encore bien au delà du luxe de l'exemplaire que je vous ai présenté.

Léopold Carteret, dans son Trésor du Bibliophile romantique et moderne 1801-1875, tome III, p. 89, ne fait que reprendre les informations de George Vicaire. Il indique "Ouvrage capital et remarquable par son illustration. Doré était dans toute la maîtrise de son art. Les exemplaires sur Chine sont très rares (et pour cause... seulement 7...), ceux de la seconde édition un peu moins estimés que ceux de la première. On trouve souvent l'ouvrage relié en 1 volume. Il indique qu'on reconnait cette première édition à ce que dans la Formation d'Eve, une étoffe recouvre Adam. Il précise qu'il existe aussi des exemplaires sur Chine de la deuxième édition (sans en préciser le nombre).

"Je me demande quelle a été la grande vision intérieure de l'artiste, lorsque, ayant arrêté qu'il entreprendrai le rude labeur, il a fermé les yeux pour voir se dérouler le poème en spectacles imaginaires... Il s'est abîmé dans cette immense vision, il a eu une suprême joie en sentant qu'il quittait la terre... et que son imagination allait pouvoir vagabonder à l'aise dans les cauchemars et les apothéoses" (Zola, Mes haines).

J'ai lu quelque part qu'on ne dira jamais assez l'importance de Gustave Doré dans la mise en place d'un imaginaire historique auquel nous sommes largement redevables. Doué d'un énorme pouvoir d'évocation dans ses compositions, leur qualité formelle a nourri l'imagination de ses contemporains et encore après lui. J'ai pu lire aussi ailleurs, et je suis de cet avis, qu'il y a une grande différence de qualité dans le travail de l'artiste entre le premier volume entièrement consacré à l'Ancien Testament, et le travail de l'artiste dans le deuxième volume consacré au Nouveau Testament, à l'histoire de Jésus. En effet, dans le premier volume, Gustave Doré s'est servi des histoires fabuleuses des Rois, des guerres terribles, des anges, etc., pour créer un univers, certes violent, mais fantasmagorique à souhait, ce qui lui donne toute sa puissance. Puissance, qui, il est vrai, on ne retrouve pas dans le second volume. Mais tout ceci est évidemment fort subjectif et chacun trouvera Gustave Doré génial là où il aura envie.

Il existe des exemplaires du second volume portant la date de 1874, le tirage semblant pourtant absolument identique par rapport aux exemplaires datés 1866. Ce point reste à éclaircir. J'ai lu quelque part, mais je n'arrive pas à retrouver où, que la première édition avait été imprimées à quelques 7.750 exemplaires ! Masse considérable de papier s'il en est ! au poids moyen de 15 kilogrammes environ les 2 volumes brochés sortis des presses... cela fait un stock de plus de 110 tonnes de Bibles à entreposer chez Mame à Tours ! ... et ces quelques 7.750 exemplaires ont été visiblement vendus en très peu de temps courant 1866.


Un monument donc ! Typographique ! Xylographique ! et de reliure ! Combien d'exemplaires sur papier ordinaire (c'est tout de même un superbe papier vélin blanc satiné assez fort) ont été ainsi reliés de la sorte en plein maroquin dans l'usine de reliure à Tours chez Mame ? 50 ? 100 ? 500 ? Je n'en ai aucune idée. Mais lorsqu'on sait que la maison Mame employait alors près de 1.200 ouvriers pour l'imprimerie et la reliure, on se dit qu'il pouvait dégager de ces bras travailleurs une force de production titanesque, en faisant ainsi de son industrie du livre, une des premières et une des plus rentables de son époque.

Vous découvrirez demain (si j'ai le temps) une conclusion à cette saga Mame & Cie. Une trouvaille de hasard m'a permis, encore une fois, de vous proposer un document devenu très difficile à trouver, sur l'histoire de cette maison florissante.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

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