Ce billet est la suite du billet communiqué par MD et publié précédemment dans les colonnes du Bibliomane moderne et que vous pouvez lire ou relire ICI.
MD : Je me permets de vous livrer les précieuses informations qu’ a pu me fournir Monsieur Bruno Marty, expert au Centre de Conservation du livre à Arles, et en charge du projet de reconstitution virtuel de la bibliothèque de Peiresc. C’est grâce au blog du Bibliomane Moderne que nous avons pu échanger, aussi, qu’il en soit ici remercié, son animateur créateur Bertrand en tête ! Je remets quelques photos afin que chacun se souvienne bien du sujet :
MD : Voici, à partir de ces quelques éléments les premiers commentaires faits par Bruno Marty :
…je fais toutefois 2 remarques (qui n'engagent que moi) :
a) la reliure est globalement jolie mais maladroite;
b) il y a un décalage esthétique entre plats et dos.
a) bien d'accord avec vous pour dire que cette reliure n'est pas à la fanfare, en réalité c'est une reliure à la Du Seuil dont on a enjolivé les compartiments, et mâtinée "parisienne" par l'usage des plaques ; ce type de plaques (surtout les écoinçons azurés) a déjà été utilisé vers 1545 et ceci jusqu'à la fin du XVIIe ; jusqu'à présent personne n'a pu identifier l'atelier de reliure qui s'en est servi (inutile de vous faire la liste des reliures portant des plaques d'aspect très proche, mais vous pouvez toujours jeter un œil sur le catalogue 3 de la vente Wittock, 7 octobre 2005, Christie's, n°19 et 26, catalogue réalisé par l'une des meilleures spécialistes - voire la meilleure - de ces reliures, Frédérique Parent). Reliure maladroite, car outre des formes galbées parfois bien approximatives, le chevauchement des filets des quatre motifs niellés (niellage d'ailleurs très irrégulier et assez peu soigné pour lequel on semble avoir aussi utilisé un fer trois points ?) du compartiment externe vers les motifs niellés centraux, sur le triple encadrement de filets interne, me semble particulièrement improvisé, voire suspect ; en tout cas cette particularité qui n'est pas du meilleur effet ne porte pas la marque d'une grande main ; cela se poursuit dans le filet interne qui est destiné à limiter les angles des écoinçons : mal appliqués sur les côtés des écoinçons, on a l'impression que ces derniers "bavent".
b) décalage esthétique : ici aussi (mais est-ce un effet trompeur de la photo trouvée sur le blog?), la maladresse du relieur éclate dans l'apposition du fleuron (de travers) et du médaillon (espaces irréguliers); le titre par ailleurs confirme une main malhabile qui a eu du mal "à faire droit" ; le filet simple sur les nerfs ainsi que l'apposition d'un filet "brisé" sur le 1er nerf (ou faux nerf) ou sur les coiffes sont communs mais très typiques des reliures pour Peiresc.
Partant de ces observations (y compris de celle de l'ornementation de la tranche) et sachant que Peiresc a racheté en 1625 un fonds d'atelier de reliure à l'attention de son relieur aixois Corberan, comprenant entre autres, selon une lettre adressée à son frère le 1er juin :
« Mr Trouillas arriva le mesme jour que ladicte depesche du 19me et le lendemain m'apporta voz petits fers, que j'ay trouvé fort gentils, et avec lesquels Corberan veult faire des merveilles. Je vous en feray le desnombrement, puisque vous les aviez envoyez sans y avoir prins garde. Il y avoit donc 27 pièces, à sçavoir deux Roullettes, trois ovales, seize petits fers à orner lesdicts ovales, et ce qui m'est quasi le plus cher, six dentelles. Il ne manque que des bouttons, ou fleurons, pour mettre sur les dos des livres entre les nerveures, car ceux que j'avois sont touts usez, et quelques petits coings à mettre tant au dehors qu’au dedans des quarreures qui se font en champ des plus curieux livres. Car des aultres mentionnez au roolle d'Augustin Orry, je ne m'en sçaurois quasi servir quand j'en aurois, parceque ce n'est que pour des usaiges à parement comme faict Corberan, et je n'ay quasi besoing que des ornements propres à enrichir le dos des livres qui est ce qui pare le plus une bibliothèque, mesmes que vous sçavez que je ne faicts poulser que mon chiffre sur le mitan du champ. De sorte que nous nous serions bien passez aussy de cez ovales et petits fers à les enrichir, mais puisque nous les avons je ne vouldrois pas ne les point avoir. Cela sera cause que je me delecteray à faire relier quelque petite pièce un peu plus noblement que je ne soullois, principalement de celles de dévotion et aultres qui sont portatives, et que je deviendray possible plus friand que je n'estois de cette marchandise. Corberan a voulu poulcer sur un cartoncin tous les fers qu'il avoit tant vieux que nouveaux, et par mesme moyen il a cotté ceux qui luy manquent tant dans les Alphabeths que dans les nombres; il est bien nécessaire de suppléer ceux là, et du reste l'on en pourra prendre ce qui se trouvera à commodité. »
et fort de l'observation de plusieurs centaines de reliures de Peiresc [très très peu de reliures ornées connues - 4 fanfares fabriquées par Corberan (vous pouvez voir l'une d'elles sur le site bindings de la British library, et en constater toute les maladresses) et quelques autres avec une ornementation un peu plus élaborée que les reliures usuelles voulues par Peiresc], des témoignages des maladresses de Corberan - ou de ses aides - lorsqu'il commença a utiliser ce matériel, je me demande si, partant d'une base "simple", Corberan n'a pas "réinterprété" la reliure originelle en y ajoutant une ornementation à son goût, voire, s'il n'a pas dérelié l'ouvrage (la tranche étant conservée) et fait une reliure entièrement nouvelle; on sait par ailleurs que Peiresc faisait améliorer ou réinterpréter par son relieur les reliures des livres qu'on lui prêtait si elles étaient abimées ou de mauvaise qualité !
Mais ce ne sont là que suppositions, pas forcément gratuites, mais suppositions quand même, donc tout à fait contestables ; il faudrait pouvoir regarder les fonds de cahiers pour voir si il y a eu d'autres passage de ficelles et quelques autres points parmi lesquels les chevauchements filets/motifs, etc.
MD : Bien que n’étant que des « suppositions », reconnaissons qu’elles sont éclairées, intéressantes et qu’elles poussent à la réflexion…
La suite maintenant :
…Venons-en au tangible :
Votre livre figure dans le catalogue de la bibliothèque de Peiresc, conservé à la bibliothèque de Carpentras sous la cote Ms 640, un inventaire qui fut réalisé après son décès en 1637, à la demande de son frère Palamède, complété et annoté après la mort de celui-ci (vers 1646), par son fils, qui vendit et dispersa la collection à Paris et à Aix à partir de 1647. Il figure à la page 86, en 5ème position et est décrit comme suit : Les vies des hommes illustres par Plutarque translatées par Jacques Amiot à Paris chez jacques du puis 1572, lavé & reiglé fol. marr. vert il suit immédiatement Les opuscules de plutarque translatées par jacques/Amiot à Paris chez Michel de Vascosan 1572. fol./marr. lavé & reiglé.
Les deux ouvrages furent vendus pour 60 livres, ce qui est un beau prix ; point de détail, l'ouvrage était rangé dans un local appelé la Salette et figurait dans la "Pille première en entrant, à main droite"
Ce qui est intéressant dans cette description qui a toutes les chances de concerner votre exemplaire (Peiresc avait souvent plusieurs exemplaires des ouvrages qu'il aimait et il les offrait facilement, on peut donc parfois avoir un doute, d'autant que le catalogue est loin de représenter tous les livres possédés par Peiresc) ce sont évidemment les 3 informations : lavé, réglé, maroquin vert.
Sur le premier point, lavé, vous seul pouvez répondre selon l'état de l'ouvrage. Le second point réglé, semble établi si j'en juge par la photo de la page de titre, quant au point 3, maroquin vert, là aussi il n'y a que vous qui puissiez répondre, les photos n'étant pas très probantes ; ceci posé il est vrai que les maroquin verts "passent" par insolation, les oxydes servant à composer cette couleur étant très sensibles à la lumière ; le maroquin sur votre exemplaire semble incontestable, vous me le confirmerez.
Voila donc quelques points de nature à alimenter votre dossier sur ce bel ouvrage.
Si cela vous est possible et n'est pas trop indiscret, pourriez-vous me dire où vous avez trouvé/acheté ce livre ? l'ouvrage porte-t-il des ex libris autres que ceux de Peiresc ?...cela permettrait peut-être de localiser l'autre Plutarque qui n'est pas encore repéré. Par ailleurs quelques photos de détails (voir ma demande sur le blog) pourraient peut-être aider à avancer.
Parmi les missions dont je m'occupe en tant qu'expert au Centre de Conservation du Livre (Arles), figure le projet de reconstitution virtuelle de la bibliothèque de Peiresc à partir du catalogue évoqué plus haut et de la documentation disponible ; vous pouvez déjà voir les premiers résultats de ce travail sur la base e-corpus ; ma tâche consiste entre autres à repérer et à identifier dans les collections publiques et privées, françaises et étrangères, les ventes passées et à venir, des documents peiresciens, iconographie, manuscrits et imprimés, d'où une certaine familiarité avec le sujet. voici le lien e-corpus si vous voulez avoir une idée de ce qui se met en place au sujet de Peiresc (plus de 2500 notices et de 27000 fichiers numériques pour ce seul sujet) : http://www.e-corpus.org/
A vous lire,…
MD : Après avoir confirmé que l’exemplaire était bien entièrement réglé, mais n’étant pas un spécialiste du lavage, je me suis donc empressé d’envoyer de nouvelles photos que je reproduis ci-dessous en y ajoutant les précieux commentaires et réflexions de Bruno Marty :
- lavage : on ne doit pas être étonné de cette particularité qui s'explique très bien et dont on trouve la mention tout au long de la correspondance de Peiresc = en raison des épidémies réelles ou supposées de peste et autre choléra, les douanes inter régionales (par exemple entre la Provence et le Dauphiné, ou le Languedoc, ou le Lyonnais, etc. )procédaient à l'immersion de tous les objet et bagages (ballots et fagots) dans un bain de vinaigre censé anéantir tous les miasmes... je vous laisse imaginer parfois le résultat sur des manuscrits aux encres fusibles et sur les reliures, sur le papier et sur le parchemin !!!! Peiresc râle comme un pou contre cette pratique et a essayé très souvent de contourner la difficulté par des voies et chemins détournés. De semblables mésaventures sont arrivées à des documents reçus d'Orient via le port de Marseille et que Peiresc attendait comme le Saint-Sacrement. C'est vraisemblablement ce qui est arrivé à ses deux "Plutarque", et ce, malgré le jeune âge de l'ouvrage au moment des "faits", d'où la nécessité de laver au moins les feuillets qui avaient été atteints/tachés par le vinaigre (début et fin ?, car il se peut que le corps d'ouvrage n'ait pas été touché si l'immersion a été bâclée ou trop rapide) et la raison pour laquelle cette spécificité est mentionnée dans le catalogue même, pourtant assez avare en détails structurels. Difficile de savoir quand Peiresc a reçu ces livres précisément, je n'en trouve pas trace dans sa correspondance, il parle bien souvent des envois de livres faits par lui ou pour lui en employant le mot général de "fagot" qui désigne indifféremment tout paquet contenant des lots de livres, manuscrits et/ou courriers. Dans cette hypothèse "soft", la reliure n'a pas été démontée et l'oxydation marginale dont nous avons déjà parlé, a sans doute été accélérée dans le temps par cette histoire de vinaigre ; le lavage consista alors en un léger "trempage" des feuillets entre deux papiers, renouvelé jusqu'à blancheur, comme cela se fait toujours.
MD : Une autre photo montrant le deuxième contre plat :
- il me semble qu'une information manuscrite intéressante se trouve au bas (ou côté) du contre-plat (?) inférieur (photo 04041), on peut y lire un numéro et la mention "2 voll" (les 2 l barrés en signe d'abréviation), ce qui correspond parfaitement à ce que le catalogue de Carpentras nous livre comme info = 2 Plutarque vendus ensemble; il y a toutes les chances que ce numéro soit celui du catalogue de la vente parisienne du 2 septembre 1647 faite par le neveu de Peiresc Claude de Rians ; ce numéro pourrait se lire 5104, S 104 ou autrement... plusieurs ouvrages de la bibliothèque de P. portent ce type de numéros, l'ennui est que le catalogue de cette vente (sans doute manuscrit et différent de celui de Carpentras et de sa copie aixoise) , attesté par une lettre de Christophe Dupuy, a disparu depuis fort longtemps et n'a jamais été vu autrement que par le souvenir de Dupuy. A cette vente il y eut pas mal d'acheteurs... bien difficile de savoit qui fit l'aquisition des ouvrages ! (Mais cette annotation pourrait tout aussi bien être de la main de Peiresc, de Corberan ou d'un autre)
MD : Les tranches maintenant :
MD : En guise de conclusion « provisoire » :
Reliure : faute de plus informé, laissons donc une reliure originelle (y compris l'ornementation des tranches), dont l'attribution est pour le moment impossible et la réalisation certes spectaculaire, reste assez maladroite; mon impression demeure la même : il y a peut-être eu reprise tardive par Corberan sur un canevas originellement plus simple, le dos a été repris ; les traces de passage de lacets de fermeture sont classiques ( sur la photo il semble que ce soit des lacets de soie, plus de de cuir ???) ainsi que les tranchefiles dont le modèle visible a été utilisé pendant des siècles et que l'on retrouve sur des livres reliés pour Peiresc avec certitude. Reste l'hypothèse d'une reliure "à l'imitation de", qui ne peut être écartée...vous connaissez le cas moderne du faussaire Louis Hagué-Coutin (1823-1891) qui réalisa des centaines de fausses reliures du XVIe et réussit à berner des spécialistes tels Bernard Quaritch l'un des plus grands libraires de tous les temps ; sans aller jusque là rien n'empêche de conserver un doute dont bénéficie votre ouvrage, les imitateurs étant de toutes les époques.
Il est certain que si l'on arrivait à localiser l'autre Plutarque, nous aurions sans doute des infos complémentaires, mais, s'il n'a pas été détruit, il n'est pas localisé encore ; cela tient (simple supposition, si la reliure est apparentée à la votre, ce qui n'est pas assuré) au fait que le monogramme de Peiresc ne figure peut-être pas sur les plats et que le petit timbre gras de la page de titre n'a pas été identifié ou même remarqué par le propriétaire actuel (privé ou public)
Pour le moment je n'ai pas encore rencontré d'ouvrages revêtus de reliures du type de celle de votre ouvrage dans les livres ayant appartenu à Peiresc ; à ma connaissance - sauf les maladroits essais de "fanfares" par Corberan, évoquées dans un autre mail et quelques ouvrages reliés par Le Gascon, tous très différents du votre - les fonds français et étrangers n'en comportent aucun (Châlons, BnF, Mazarine, Carpentras, Aix, Marseille, coll. privées, Congress, Brit. Library, Morgan, etc.), cela veut simplement dire qu'ils n'ont pas encore été repérés ; on peut ajouter que l'on a pas non plus repéré de reliure semblable dans le dernier quart du XVIe siècle...malgré quelques similitudes et éléments communs avec d'autres couvrures ... tout reste ouvert, et c'est bien là le côté plaisant de la chose.
A suivre donc…
MD : Le mystère n’est toujours pas levé, mais grâce à Bruno Marty, nous avons tout de même bien avancé. Si l’idée du faussaire me semble peu probable (je ne vois pas pourquoi un faussaire aurait reproduit une reliure qui… n’existe pas…, l’idée de Corberan se faisant la main me paraît séduisante. Je me suis donc demandé si les fers visibles sur ma reliure avaient été vu sur d’autres et voici la réponse de Bruno Marty :
Concernant les petits fers, cet autre passage d'une lettre du 18 juillet 1625, qui montre les essais maladroits de Corberan :
"Le dict Corberan a poulcé sur un cartoncin lesdicts petits fers afin de faire recognoistre la proportion et façon de celuy qui manque à l'endroict ou il a mis une petite croix. Il avoit essayé de dresser une targe de cez petits roulleaux qu'il me vient d'apporter, mais il n'avoit pas bien observé les naisçances, pour imiter aulcunement la nature en la production des branchages, et quand je l'en ay adverty, il m'a promis d'y prendre mieux garde, sans y faillir. Il dict que mon petit chiffre qu'il a poulsé au mittan est si usé qu'il ne peult plus marquer; il n'y auroit pas de mal d'en faire refaire un semblable; surtout il desire des petits roulleaux de poinct qu'il dict ne couster pas 5 sols pièce et je pense qu'il en escript à son père."
rappelons que dans la lettre du 1 juin il déclare :
"Il ne manque que des bouttons, ou fleurons, pour mettre sur les dos des livres entre les nerveures, car ceux que j'avois sont touts usez, et quelques petits coings à mettre tant au dehors qu’au dedans des quarreures qui se font en champ des plus curieux livres."
Je ne sais s'il finit par les recevoir...il y a de grandes chances que oui. Pour le moment je n'ai pas encore repéré de "petits fers" du type de ceux qui figurent au dos de votre livre (ni de motifs composés avec ces petits fers), mais je suis loin d'avoir épuisé mes découvertes à ce sujet : hier encore, j'ai vu un grand fleuron que je ne connaissais absolument pas et que je n'ai vu sur aucune autre reliure de Peiresc
- Pour le moment, votre reliure est orpheline, les autres reliures ornées (par Corberan et Le Gascon) sont sans rapport ; mais dans la mesure où l'on ne connait pas encore beaucoup de reliures de livres ayant appartenu à Peiresc autres que celles traditionnellement réalisées pour lui (double ou triple filets d'encadrement; monogramme central sur les plats; titres et dates dans 1 ou 2 caissons), en maroquin ou en veau rouge, parfois vert (dit aussi olive), parfois en veau retourné (type "daim") et en vélin crème, toutes les surprises sont possibles !
…FIN DE CE VOLUMINEUX CHAPITRE…
MD : Merci à tous ceux qui s’intéressent à ce sujet qui, s’il ne changera pas la face du monde, n’en demeure pas moins passionnant !
Un grand merci bien sûr à Bruno Marty, dont l’érudition sur le sujet et la disponibilité sont inépuisables !
Un grand merci à vous pour cette étude fouillée sur un exemplaire de choix. Je donnerai mon avis en commentaire.
Bonne journée,
Bertrand Bibliomane moderne