Page de titre d'un recueil de dessins originaux par Henriot
fait à l'occasion du krach boursier de 1882.
fait à l'occasion du krach boursier de 1882.
Collection privée.
"Est-ce un signe des temps? Est-ce la suite du krach?
Le krach a si bon dos dans un certain monde! N'est-ce tout simplement que changement de mode et déplacement de l'axe de la curiosité ? Ce qu'il y a de sûr, c'est que le commerce des livres de bibliophiles ne va plus guère.
La librairie ancienne est en baisse, et la librairie moderne ne bat que d'une aile. Où sont les chaudes journées où Fontaine et Morgand, ces émules du passage des Panoramas, se battaient à coups d'enchères sur le dos armorié d'un Molière ou d'un Bossuet ? Fontaine est mort, et Morgand s'est peu à peu retiré du champ de bataille. Aujourd'hui, quand messieurs les libraires se dérangent pour une grande vente à l'hôtel, ils viennent avec des commissions et ne poussent que les livres de commande ; les autres attendent chez eux la clientèle, des amateurs.
Rien de plus triste qu'une vente de livres. On dirait d'un inventaire après décès.
D'autre part, les bibliophiles, ceux qui se passionnaient pour le livre, le baron James de Rothschild ou M. de Rœderer, ont disparu de la scène. Chaque jour une lumière s'éteint au lustre de la curiosité. Une des causes principales de cet arrêt dans le commerce des livres, c'est à coup sûr l'état peu florissant des affaires en général. Tel financier qui, il y a quatre ou cinq ans, s'offrait, après une bonne journée sur le Suez ou l'Union générale, une édition originale de Montaigne, de Corneille ou de Molière, y regarde à deux fois maintenant.
A la vente Piquet, il y avait cependant de jolies choses : Les Provinciales (Cologne, 1657) ont été vendues 300 francs ; les Essais de Montaigne (1580), 605 francs ; les Fables choisies de La Fontaine (Paris, 1668), 1405 francs ; les Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine (édition de 1762), 540 francs ; le Théâtre de Corneille (1644-1666), 510 francs ; les Œuvres de M. Molière (Paris, 1682), 8 volumes, reliure ancienne, 5150 francs. Ce sont des prix.
Dans une vente d'amateur du 9 février dernier, un exemplaire des œuvres de Boileau, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même (Genève, chez Fabri et Barillat, 1716, 2 tomes en 1 vol. in-4. ; portrait et figure, maroquin rouge, dent. int. tr . dor.), s'est péniblement élevé à 40 francs. Il n'y a pas seulement trois ans que le même ouvrage se vendait 100 francs et plus ; mais, il faut le reconnaître, l'exemplaire était beau et bien relié.
Quant à Molière, il a toujours ses adorateurs, sa petite Église et son culte. On l'a bien vu dernièrement, à propos du Livre abominable de 1665, publié par M. Louis-Auguste Ménard. Ce moliériste improvisé s'étant permis d'attribuer avec fracas ce libelle à Molière, le Moliériste, par la plume de Monval, lui a décoché une verte réponse ; car, pour Monval comme pour les bibliophiles qui ont le culte de Molière, notre grand Poquelin est sacré. Ne touchez pas à la reine!... Ne touchez pas à Molière ! C'est le dieu, et chacun doit lui rendre hommage.
L'Estourdy (1663) a été adjugé 890 francs. Le Dépit amoureux (1663), 605 francs. . Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660), 1100 fr. Le Misanthrope (Paris, 1667), 600 francs. Psyché (Paris, 1671), 1950 francs. Le Bourgeois gentilhomme (Paris, 1671), 500 francs.
Toutefois, il ne faut pas exagérer le mal. Les romantiques sont relativement en hausse. La vieille querelle de 1830 se continue dans le commerce de la librairie. Les perruques ont leurs partisans et les bousingots aussi. Pourquoi les bousingots ? Je n'en sais rien... Peut-être à cause de l'originalité du fameux Lycanthrope. Cependant les vrais romantiques, ceux du cénacle, ont le pas dans les ventes sur Petrus Borel et ses satellites. Où Madame Putiphar atteint 50 francs, une comédie de Musset, un drame de Victor Hugo, une fantaisie de Gautier, atteignent des prix fantastiques : 200 et 300 francs.
Ce n'est pourtant pas que ces livres soient beaux de forme. La typographie en est assez mauvaise et le papier est très ordinaire ; mais c'est la mode, on recherche les éditions princeps des romantiques, comme les éditions originales de Molière. Il n'y a qu'à laisser passer la mode ; il est probable qu'elle ira ailleurs un jour.
Aux ventes Piquet et Gérard, les Contes drolatiques de Balzac (1855), sur papier de Chine, ont été vendus 1160 francs ; Eugénie Grandet, un des 120 exemplaires tirés pour la Société des Amis des livres, 261 francs ; Les Fleurs du Mal, de Beaudelaire (1857), papier de Hollande, 209 francs.
Les Méditations poétiques de Lamartine (1820), édition originale, ont été adjugées 170 francs. Atala , René, par Fr.-Aug. de Chateaubriand (à Paris, chez Le Normant, 1805, édition originale), grand papier vélin, 216 francs. La Chronique du règne de Charles IX, par Prosper Mérimée, illustrée de 31 compositions dessinées et gravées à l'eau-forte, par Edmond Morin, un des 115 exemplaires tirés pour les Amis des livres, 719 francs.
Mademoiselle de Maupin (Paris, Eugène Renduel, 1835-1836), 2 vol. in-8, reliure de Cuzin, édition originale, 800 francs. Fortunio, l' un des 115 exemplaires tirés pour les Amis des livres, broché neuf, eaux-fortes de Milius et vignettes de Paul Avril, 325 francs. Madame Bovary, édition originale sur papier vélin fort, 160 francs. Les deux Maîtresses, Frédéric et Bernerette (Paris, 1840), 2 vol. in-8, reliure Chambolle-Duru, édition originale, 325 francs. Un spectacle dans un fauteuil, édition originale, 300 francs. Le théâtre original de Victor Hugo continue à être très recherché. Ainsi, à la même vente, un exemplaire de Lucrèce Borgia a été payé 180 francs. Un exemplaire d' Angelo, 356 francs ; Ruy Blas, 62 francs ; les Burgraves, 37 francs. Je dois dire que la reliure est pour beaucoup dans les prix énormes qu'atteignent ces livres. Autant les revêtements des Padeloup, des Boyet , des Dérôme ajoutent de valeur aux livres anciens, autant les Trautz-Bauzonnet , les Thibaron , les Lortic, les Capé, les Duru, les Chambolle, donnent de prix aux livres modernes.
L'habit ne fait pas le moine, dit le proverbe, la plume ne fait pas l'oiseau non plus ; cela n'empêche pas qu'un moine déshabillé et qu'un oiseau déplumé manqueraient de prestige et ne seraient plus que l'ombre d'eux-mêmes.
Un petit renseignement de bibliophile à propos des reliures anciennes. Les Padeloup se reconnaissent aux vermiculés produits par les fers sur le dos ; les Boyet, aux deux petits trous de chaque côté du mors ; les Dérôme ont une petite grecque sur le carton de la reliure.
Je reviens maintenant aux romantiques. Il n'y a pas si longtemps qu'ils font fureur dans les ventes. Dans les premières années de l'Empire, on les ramassait à brassées sur les quais. Une édition de Renduel se payait quelques sous à peine. Le lendemain du coup d'État, je connais un libraire qui acheta pour une quarantaine de mille francs tout le stock de Renduel.
Le théâtre complet de Victor Hugo se vendait alors, dans les éditions originales, 3 ou 4 francs. Jugez de la fortune qu'aurait pu faire un bouquiniste s'il avait mis de côté seulement, en prévision de la hausse future, une douzaine d'exemplaires de chaque édition originale. Mais on ne s'avise jamais de tout. Ce qu'il vendait, il y a vingt ans, 50 centimes, il est obligé aujourd'hui de le racheter 200 ou 300 francs quand il reçoit une commission. C'est le cas ou jamais de dire : Habent sua fata libelli.
Cependant les romantiques ne suffisent plus aux collectionneurs ; ceux-ci se rabattent depuis quelque temps sur les livres à gravures illustrés par Charlet, Raffet, Jean Gigoux, Boulanger, Monnier, Worms et publiés chez Perrotin , Hetzel, Bourdin, Dubochet , Fournier, etc.
J'aime mieux cet engouement, quoiqu'il ne doive pas être de longue durée comme je vais l'expliquer plus loin. La plupart de ces volumes sont des livres de luxe et d'art, et les artistes qui les illustrèrent avaient un talent et une originalité incontestables. Quoi de plus joli qu'une vignette de Devéria ou de Johannot ? La vignette est délaissée aujourd'hui, c'est dommage ; car le bois, pour être plus coûteux que le zinc photographique de Gillot et de Lefman ou le procédé de Goupil dont on se sert actuellement, avait sa couleur et son charme. Les graveurs travaillaient en fac-similé, c'est-à-dire qu'ils suivaient exactement le dessin fait sur le bois.
L'autre jour, à la vente Gérard, une suite complète de cent trois vignettes, d'après Victor Adam, Boilly, Boulanger. Charlet, Delacroix, Gigoux, Johannot, Lami, Monnier, etc., pour illustrer les Chansons de Béranger, a atteint le prix de 400 francs. Et les Œuvres complètes du chansonnier populaire (Perrotin, 1857), avec sa biographie, quatre volumes reliure de Capé, ont été vendues 901 francs. Le Béranger à vignettes de l'édition in-8 de 1847, vendue à l'époque 28 francs, coûte aujourd'hui 200 francs. De même, à ce propos, actuellement on n'aurait pas pour moins de 200 francs l'édition de 1838 de H. Delloye de la Peau de chagrin, que les contemporains payaient avec hésitation 15 francs.
Au contraire, un Paul et Virginie édité par Curmer en 1838, et en partie illustré par Meissonier, se payait naguère encore couramment 100 et 150 francs ; aujourd'hui, il a bien diminué. Un récent travail de M. Brivois sur les livres à gravures du XIXe siècle a jeté un froid, comme on dit, sur l'enthousiasme des amateurs. Qu'est-ce qui fait la valeur d'un livre aux yeux d'un bibliophile ? C'est surtout sa rareté. Or M. Brivois nous apprend que Paul et Virginie, comme beaucoup d'ouvrages illustrés de notre époque, loin d'être tiré à cinq ou six cents exemplaires, l'a été à dix mille. Quel mérite y a-t-il à posséder un livre qu'on peut retrouver à chaque coin de rue ?
Cette découverte a donc eu pour effet de discréditer les livres illustrés du XIXe siècle, et de remettre en honneur les manuscrits et les livres de costumes.
Il y avait foule, ces jours derniers, à la vente de M. Pinard, le fils de l'ancien ministre ; l'on s'est arraché à prix d'or les ouvrages et les documents relatifs à l'Amérique. M. Em. Paul, ce digne successeur de M. Labitte, y a fait l'acquisition de nombreux manuscrits originaux pour le compte de la Bibliothèque nationale. Ces pièces très rares étaient l'ceuvre de missionnaires, jésuites pour la plupart, qui du XVIIe au XVIIIe siècle parcouraient l'Amérique, l'Asie et l'Afrique, étudiant ces pays et recueillant ainsi des observations ethnologiques fort curieuses. Le département des manuscrits a trouvé là une occasion d'acquérir de véritables raretés.
Un manuscrit de Champlin a été vendu 5600 francs, et deux autres manuscrits mexicains du XVIe siècle, 640 et 2700 francs. Un ouvrage sur l'archéologie de l'empire de Russie, très rare parce qu'il n'a pas été mis dans le commerce, ayant été publié pour l'usage exclusif des archives de la cour, a été payé 950 francs.
Le même jour, dans une autre salle, un véritable bouquin, crasseux, noir, détestable, la deuxième année du Magasin de Modes de 1787, avec 77 planches coloriées, se vendait 155 francs.
Sont-ce les symptômes d'un nouvel engouement ? Est-ce une nouvelle préférence ? Les livres touchant la Révolution, almanachs, costumes, théâtres, sont maintenant en vogue. Combien cela durera-t-il ? Répondra qui pourra, car la mode est une reine capricieuse et l'on pourrait lui appliquer sans crainte les deux vers que François Ier écrivit un jour sur la vitre du château de Chambord : Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie !"
Amitiés bibliographiques
Xavier
Le krach a si bon dos dans un certain monde! N'est-ce tout simplement que changement de mode et déplacement de l'axe de la curiosité ? Ce qu'il y a de sûr, c'est que le commerce des livres de bibliophiles ne va plus guère.
La librairie ancienne est en baisse, et la librairie moderne ne bat que d'une aile. Où sont les chaudes journées où Fontaine et Morgand, ces émules du passage des Panoramas, se battaient à coups d'enchères sur le dos armorié d'un Molière ou d'un Bossuet ? Fontaine est mort, et Morgand s'est peu à peu retiré du champ de bataille. Aujourd'hui, quand messieurs les libraires se dérangent pour une grande vente à l'hôtel, ils viennent avec des commissions et ne poussent que les livres de commande ; les autres attendent chez eux la clientèle, des amateurs.
Rien de plus triste qu'une vente de livres. On dirait d'un inventaire après décès.
D'autre part, les bibliophiles, ceux qui se passionnaient pour le livre, le baron James de Rothschild ou M. de Rœderer, ont disparu de la scène. Chaque jour une lumière s'éteint au lustre de la curiosité. Une des causes principales de cet arrêt dans le commerce des livres, c'est à coup sûr l'état peu florissant des affaires en général. Tel financier qui, il y a quatre ou cinq ans, s'offrait, après une bonne journée sur le Suez ou l'Union générale, une édition originale de Montaigne, de Corneille ou de Molière, y regarde à deux fois maintenant.
A la vente Piquet, il y avait cependant de jolies choses : Les Provinciales (Cologne, 1657) ont été vendues 300 francs ; les Essais de Montaigne (1580), 605 francs ; les Fables choisies de La Fontaine (Paris, 1668), 1405 francs ; les Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine (édition de 1762), 540 francs ; le Théâtre de Corneille (1644-1666), 510 francs ; les Œuvres de M. Molière (Paris, 1682), 8 volumes, reliure ancienne, 5150 francs. Ce sont des prix.
Dans une vente d'amateur du 9 février dernier, un exemplaire des œuvres de Boileau, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même (Genève, chez Fabri et Barillat, 1716, 2 tomes en 1 vol. in-4. ; portrait et figure, maroquin rouge, dent. int. tr . dor.), s'est péniblement élevé à 40 francs. Il n'y a pas seulement trois ans que le même ouvrage se vendait 100 francs et plus ; mais, il faut le reconnaître, l'exemplaire était beau et bien relié.
Quant à Molière, il a toujours ses adorateurs, sa petite Église et son culte. On l'a bien vu dernièrement, à propos du Livre abominable de 1665, publié par M. Louis-Auguste Ménard. Ce moliériste improvisé s'étant permis d'attribuer avec fracas ce libelle à Molière, le Moliériste, par la plume de Monval, lui a décoché une verte réponse ; car, pour Monval comme pour les bibliophiles qui ont le culte de Molière, notre grand Poquelin est sacré. Ne touchez pas à la reine!... Ne touchez pas à Molière ! C'est le dieu, et chacun doit lui rendre hommage.
L'Estourdy (1663) a été adjugé 890 francs. Le Dépit amoureux (1663), 605 francs. . Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660), 1100 fr. Le Misanthrope (Paris, 1667), 600 francs. Psyché (Paris, 1671), 1950 francs. Le Bourgeois gentilhomme (Paris, 1671), 500 francs.
Toutefois, il ne faut pas exagérer le mal. Les romantiques sont relativement en hausse. La vieille querelle de 1830 se continue dans le commerce de la librairie. Les perruques ont leurs partisans et les bousingots aussi. Pourquoi les bousingots ? Je n'en sais rien... Peut-être à cause de l'originalité du fameux Lycanthrope. Cependant les vrais romantiques, ceux du cénacle, ont le pas dans les ventes sur Petrus Borel et ses satellites. Où Madame Putiphar atteint 50 francs, une comédie de Musset, un drame de Victor Hugo, une fantaisie de Gautier, atteignent des prix fantastiques : 200 et 300 francs.
Ce n'est pourtant pas que ces livres soient beaux de forme. La typographie en est assez mauvaise et le papier est très ordinaire ; mais c'est la mode, on recherche les éditions princeps des romantiques, comme les éditions originales de Molière. Il n'y a qu'à laisser passer la mode ; il est probable qu'elle ira ailleurs un jour.
Aux ventes Piquet et Gérard, les Contes drolatiques de Balzac (1855), sur papier de Chine, ont été vendus 1160 francs ; Eugénie Grandet, un des 120 exemplaires tirés pour la Société des Amis des livres, 261 francs ; Les Fleurs du Mal, de Beaudelaire (1857), papier de Hollande, 209 francs.
Les Méditations poétiques de Lamartine (1820), édition originale, ont été adjugées 170 francs. Atala , René, par Fr.-Aug. de Chateaubriand (à Paris, chez Le Normant, 1805, édition originale), grand papier vélin, 216 francs. La Chronique du règne de Charles IX, par Prosper Mérimée, illustrée de 31 compositions dessinées et gravées à l'eau-forte, par Edmond Morin, un des 115 exemplaires tirés pour les Amis des livres, 719 francs.
Mademoiselle de Maupin (Paris, Eugène Renduel, 1835-1836), 2 vol. in-8, reliure de Cuzin, édition originale, 800 francs. Fortunio, l' un des 115 exemplaires tirés pour les Amis des livres, broché neuf, eaux-fortes de Milius et vignettes de Paul Avril, 325 francs. Madame Bovary, édition originale sur papier vélin fort, 160 francs. Les deux Maîtresses, Frédéric et Bernerette (Paris, 1840), 2 vol. in-8, reliure Chambolle-Duru, édition originale, 325 francs. Un spectacle dans un fauteuil, édition originale, 300 francs. Le théâtre original de Victor Hugo continue à être très recherché. Ainsi, à la même vente, un exemplaire de Lucrèce Borgia a été payé 180 francs. Un exemplaire d' Angelo, 356 francs ; Ruy Blas, 62 francs ; les Burgraves, 37 francs. Je dois dire que la reliure est pour beaucoup dans les prix énormes qu'atteignent ces livres. Autant les revêtements des Padeloup, des Boyet , des Dérôme ajoutent de valeur aux livres anciens, autant les Trautz-Bauzonnet , les Thibaron , les Lortic, les Capé, les Duru, les Chambolle, donnent de prix aux livres modernes.
L'habit ne fait pas le moine, dit le proverbe, la plume ne fait pas l'oiseau non plus ; cela n'empêche pas qu'un moine déshabillé et qu'un oiseau déplumé manqueraient de prestige et ne seraient plus que l'ombre d'eux-mêmes.
Un petit renseignement de bibliophile à propos des reliures anciennes. Les Padeloup se reconnaissent aux vermiculés produits par les fers sur le dos ; les Boyet, aux deux petits trous de chaque côté du mors ; les Dérôme ont une petite grecque sur le carton de la reliure.
Je reviens maintenant aux romantiques. Il n'y a pas si longtemps qu'ils font fureur dans les ventes. Dans les premières années de l'Empire, on les ramassait à brassées sur les quais. Une édition de Renduel se payait quelques sous à peine. Le lendemain du coup d'État, je connais un libraire qui acheta pour une quarantaine de mille francs tout le stock de Renduel.
Le théâtre complet de Victor Hugo se vendait alors, dans les éditions originales, 3 ou 4 francs. Jugez de la fortune qu'aurait pu faire un bouquiniste s'il avait mis de côté seulement, en prévision de la hausse future, une douzaine d'exemplaires de chaque édition originale. Mais on ne s'avise jamais de tout. Ce qu'il vendait, il y a vingt ans, 50 centimes, il est obligé aujourd'hui de le racheter 200 ou 300 francs quand il reçoit une commission. C'est le cas ou jamais de dire : Habent sua fata libelli.
Cependant les romantiques ne suffisent plus aux collectionneurs ; ceux-ci se rabattent depuis quelque temps sur les livres à gravures illustrés par Charlet, Raffet, Jean Gigoux, Boulanger, Monnier, Worms et publiés chez Perrotin , Hetzel, Bourdin, Dubochet , Fournier, etc.
J'aime mieux cet engouement, quoiqu'il ne doive pas être de longue durée comme je vais l'expliquer plus loin. La plupart de ces volumes sont des livres de luxe et d'art, et les artistes qui les illustrèrent avaient un talent et une originalité incontestables. Quoi de plus joli qu'une vignette de Devéria ou de Johannot ? La vignette est délaissée aujourd'hui, c'est dommage ; car le bois, pour être plus coûteux que le zinc photographique de Gillot et de Lefman ou le procédé de Goupil dont on se sert actuellement, avait sa couleur et son charme. Les graveurs travaillaient en fac-similé, c'est-à-dire qu'ils suivaient exactement le dessin fait sur le bois.
L'autre jour, à la vente Gérard, une suite complète de cent trois vignettes, d'après Victor Adam, Boilly, Boulanger. Charlet, Delacroix, Gigoux, Johannot, Lami, Monnier, etc., pour illustrer les Chansons de Béranger, a atteint le prix de 400 francs. Et les Œuvres complètes du chansonnier populaire (Perrotin, 1857), avec sa biographie, quatre volumes reliure de Capé, ont été vendues 901 francs. Le Béranger à vignettes de l'édition in-8 de 1847, vendue à l'époque 28 francs, coûte aujourd'hui 200 francs. De même, à ce propos, actuellement on n'aurait pas pour moins de 200 francs l'édition de 1838 de H. Delloye de la Peau de chagrin, que les contemporains payaient avec hésitation 15 francs.
Au contraire, un Paul et Virginie édité par Curmer en 1838, et en partie illustré par Meissonier, se payait naguère encore couramment 100 et 150 francs ; aujourd'hui, il a bien diminué. Un récent travail de M. Brivois sur les livres à gravures du XIXe siècle a jeté un froid, comme on dit, sur l'enthousiasme des amateurs. Qu'est-ce qui fait la valeur d'un livre aux yeux d'un bibliophile ? C'est surtout sa rareté. Or M. Brivois nous apprend que Paul et Virginie, comme beaucoup d'ouvrages illustrés de notre époque, loin d'être tiré à cinq ou six cents exemplaires, l'a été à dix mille. Quel mérite y a-t-il à posséder un livre qu'on peut retrouver à chaque coin de rue ?
Cette découverte a donc eu pour effet de discréditer les livres illustrés du XIXe siècle, et de remettre en honneur les manuscrits et les livres de costumes.
Il y avait foule, ces jours derniers, à la vente de M. Pinard, le fils de l'ancien ministre ; l'on s'est arraché à prix d'or les ouvrages et les documents relatifs à l'Amérique. M. Em. Paul, ce digne successeur de M. Labitte, y a fait l'acquisition de nombreux manuscrits originaux pour le compte de la Bibliothèque nationale. Ces pièces très rares étaient l'ceuvre de missionnaires, jésuites pour la plupart, qui du XVIIe au XVIIIe siècle parcouraient l'Amérique, l'Asie et l'Afrique, étudiant ces pays et recueillant ainsi des observations ethnologiques fort curieuses. Le département des manuscrits a trouvé là une occasion d'acquérir de véritables raretés.
Un manuscrit de Champlin a été vendu 5600 francs, et deux autres manuscrits mexicains du XVIe siècle, 640 et 2700 francs. Un ouvrage sur l'archéologie de l'empire de Russie, très rare parce qu'il n'a pas été mis dans le commerce, ayant été publié pour l'usage exclusif des archives de la cour, a été payé 950 francs.
Le même jour, dans une autre salle, un véritable bouquin, crasseux, noir, détestable, la deuxième année du Magasin de Modes de 1787, avec 77 planches coloriées, se vendait 155 francs.
Sont-ce les symptômes d'un nouvel engouement ? Est-ce une nouvelle préférence ? Les livres touchant la Révolution, almanachs, costumes, théâtres, sont maintenant en vogue. Combien cela durera-t-il ? Répondra qui pourra, car la mode est une reine capricieuse et l'on pourrait lui appliquer sans crainte les deux vers que François Ier écrivit un jour sur la vitre du château de Chambord : Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie !"
Paul Eudel, in L'hôtel Drouot et la curiosité en 1883-1884
Amitiés bibliographiques
Xavier