mardi 16 juin 2009

Péché caché est pardonné. Henry Kistemaeckers, un éditeur de littérature condamnable au XIXe siècle...


Je continue ma série d'articles sur les éditeurs du XIXe, avec ici un billet sur Henry Kistemaeckers dont j’apprécie particulièrement les éditions.

Henry Kistemaeckers fit ses débuts en 1876 (ou 1875), il est alors libraire-éditeur de luxe (1), il se fait une spécialité de livres "saisis, poursuivis, condamnés ou poursuivis" en France pour des motifs politiques. La plupart de ses éditions sont marquées d'une vignette représentant le globe terrestre entouré d'une banderole ou s'inscrit le mot "Fraternité" ; d'autres portent les initiales de l'éditeur entourées d'attributs qui évoquent ses convictions politiques et ses tendances philosophiques : un triangle maçonnique et un fil à plomb, surmontés d'un bonnet phrygien, couronné de deux branches de lauriers et accompagné de la devise "pas de devoirs sans droits". Le public à atteindre est avant tout français ; d'innocentes couvertures duperont l'administration des douanes.


En 1880, affaibli financièrement par des publications politiques, il s'oriente vers des publications littéraires ; il ne cessera jamais vraiment de publier des ouvrages à caractère social ou politique, en 1883, 1885 à 1887, et jusqu'en 1897.

C'est aussi à partir de 1880 qu’Henry Kistemaeckers va s'occuper de réimpressions d'ouvrages galants, dont les français sont si friands...Et c'est une réussite remarquable (2), Henry Kistemaeckers s'est attaché les services de l'aquafortiste de Poulet-Malassis : Félicien Rops, l'illustrateur des Fleurs du mal.

En deux ans, 1879-1880, Henry Kistemaeckers sort sept ouvrages d'une présentation impeccable, Félicien Rops compose la vignette qui ornera la littérature badine de Henry Kistemaeckers : « Péché caché est pardonné » pour les réimpressions galantes et « In naturalis veritas » qui est plutôt pour les romans nouveaux.




En 1883-1884, malgré la crise du livre, qu’Henry Kistemaeckers attribue au choléra et à l'excès de production, Kistemaeckers avait des dépôts dans les principales villes de France, et des correspondances avec l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne, la Hollande, les Indes, l'Italie, la Roumanie, le Paraguay et la Turquie. Ses annonces publicitaires annonçaient « Seule maison en Belgique éditant, indépendamment des réimpressions bibliographiques et de luxe, des ouvrages de nouveautés (actualités et romans) d'auteurs français connus ou en vogue, aux conditions des éditeurs de Paris »

1874-1889, c'est une période sombre ; les auteurs que Henry Kistemaeckers s'est efforcé de faire connaitre vont se détacher de lui et lui causer mille tracas ; les éditeurs parisiens voyant d'un mauvais œil le succès de cet étranger profitent de la sévérité du gouvernement en matière de censure pour l'attaquer comme éditeur immoral.

Il songe pour calmer les esprits à déplacer son officine à Paris ; les livres porteront alors P. au lieu de B. comme lieu d'impression. Mais il écrit « Le jour ou je serais forcé d'y souscrire, ce n'est plus guère des jeunes et des artistes que je pourrais éditer, il faudrait faire le marchand de papier comme les autres... »

1889-1903 : Le déclin.

1889, le ministère rétablit la censure dans les Postes et dans les chemins de fer, et par des circulaires enjoint aux fonctionnaires de violer le secret des envois privés. Février 1889, l'administration des Postes remet au procureur deux paquets expédiés par Henry Kistemaeckers à des correspondants français ; chacun contient un exemplaire de Félicia ou mes fredaines et L'almanach des Folies galantes et érotiques pour 1889, tous les deux publiés sans nom d'éditeur ; une vaste enquête est déclenchée, une descente de police à son domicile révèle des volumes de Félicia et un Livre d'heures satirique et libertin dont Henry Kistemaeckers se reconnait l'éditeur. Il s'ensuit un procès, Théodore Hanon et Henri Nizet racontent leur collaboration au Livre d'heures : parodie d'un manuel religieux appelé « Le livre d'heures de la maréchale Mac-Mahon »
Ce livre satirique est tiré à un nombre restreint, non mis dans le commerce et, réservé aux souscripteurs, au prix exorbitant de 40 francs, mais L'almanach...est introuvable ; Henry Kistemaeckers se refusant à tout commentaire.

Henry Kistemaeckers a réimprimé Félicia sur les conseils du très austère Francisque Sarcey (3)

Fin 1891, à la suite de tant de procès, Henry Kistemaeckers est ruiné ; mais il a conservé son intégrité. Poursuivi dix-huit fois en Cour d'assises, il fut toujours acquitté, sur cinq procès en Correctionnelle il ne fut condamné que deux fois.

Fin 1903, Henry Kistemaeckers, condamné à plusieurs milliers de francs d'amende et à un an de prison par la justice de son pays met la clé sous la porte et s'exile à Paris.

En trente ans de librairie, Henry Kistemaeckers a publié trois cents livres.
Il s'éteint à Paris le 9 décembre 1934 dans un oubli volontaire, Louis Descaves, l'ami de toujours, sera informé de son décès trois mois plus tard ; il avait voulu éviter à ses fidèles de s'enrhumer à son enterrement.

In memoriam

Ce billet m’a été inspiré par une lecture attentive de l’ouvrage de Colette Baudet-Grandeur, Misères d'un éditeur belge Henry Kistemaeckers 1851-1934. A Bruxelles, Labor, 1986, in-8, 277 pages. La première partie de cet ouvrage contient une biographie de Kistemaeckers, et la seconde un précieux catalogue de ses éditions réparties en plusieurs tables.

Bonne journée,
Xavier

(1) Il est aussi dépositaire pour toute la librairie française en tant que grossiste pour Dentu et Charpentier. Sur l'entête de sa correspondance figure la réclame : "Maison de commission pour toute la librairie française, à l'exception toutefois des ouvrages religieux ou de piété, des traités, des brochures purement militaires, des écrits apologiques des Rois et Empereurs, es pontifes religieux ou civils, et, en général, de tous les corsaires de l'humanité". A titre indicatif, voici quelques prix pratiqués dans sa librairie : Œuvres de La Fontaine, celles de Beaumarchais, le Théâtre inédit du XIXe siècle et le Théâtre complet de Voltaire à 18 francs. Les 4 volumes du Littré coûtent 100 Fr., les Œuvres de Rabelais illustrées par Gustave Doré 200 Fr. et le Grand Dictionnaire universel du XIXe de Larousse, les 15 volumes valent 600 Fr. Le salaire moyen annuel des mineurs de l'ensemble des bassins houillers de Belgique était en 1870 de 870 Fr. et en 1880 de 920 Fr. En 1875, le kilo de pain de seigle coutait 0.20 Fr., celui de froment 0.50 Fr., le kilo de viande 1.48 Fr.

(3) J.-J. Pauvert le cite avec Sainte-Beuve comme l'un des critiques qui jouèrent le rôle « d'auxiliaires zélés de la douane représentant de l'ordre » qui surveillent la frontière mal visible, mouvante, séparant des autres livres les livres des « honnêtes gens », in J.-J.Pauvert, Anthologie historique des lectures érotiques de G.Apollinaire à Pétain, p. XIV

(2) Bien que le public ne soit pas nombreux, les tirages sont de 250, 350 ou 500 exemplaires ; et les prix de 5, 10, 25 ou 50 francs Belges.

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