mercredi 14 octobre 2009

Les reliures à chaine, attachantes curiosités bibliophiliques.





La présentation de la bibliothèque Desguine à Nanterre par Raphaël, m’a donné l’idée de vous parler des premières bibliothèques publiques, et surtout d’une particularité bien connue des ouvrages qu’elles contenaient : les reliures à chaine.

Nous savons qu’au XVe siècle, les livres étaient déposés sur des pupitres et des rayonnages. La plupart des livres étaient munis d’une chaîne métallique, fixée au plat inférieur de la reliure et l’autre extrémité de la chaîne coulissait sur une tige métallique solidaire du meuble où était posé le volume. Sur le plat supérieur était collée une étiquette, en papier ou en parchemin, sur laquelle étaient écrits les titres des œuvres contenus dans le volume. Ainsi protégés contre le vol, les livres pouvaient ainsi être lus mais non déplacés. Les reliures étaient solidement confectionnées. Les peaux recouvrant les ais de bois des plats étaient munies de boulons et les angles étaient protégés par des pièces métalliques. Ce système avec les livres enchaînés existait dans beaucoup de bibliothèques publiques médiévales même si, aujourd’hui, le nombre des reliures à chaine subsistantes est particulièrement réduit.


Une intéressante étude a été réalisée en 2002 pour le 550e anniversaire de la bibliothèque publique de Sélestat Il ne reste aujourd’hui que trois ouvrages munis de la chaîne d’origine dans cette bibliothèque, mais beaucoup de volumes portent encore la trace de la fixation de la chaîne servant à attacher le volume dans la bibliothèque paroissiale.

Le bilan de cet examen des reliures a fait apparaître que la bibliothèque comptait au XVe s. au moins 277 volumes qui se composent ainsi : 88 volumes de manuscrits dont 57 étaient enchaînés et 189 volumes d’imprimés dont 139 volumes étaient enchaînés, ce qui donne un total de 196 volumes enchaînés dans la salle d’études, soit 71% de l’ensemble du fonds.


Le fonds Textor ne contient malheureusement qu’une seule reliure à chaine (Et encore manque-t-il la chaine elle-même !) mais celle-ci possède bien toute les caractéristiques du genre : solide peau de porc sur ais de bois, ferrures, large étiquette de vélin sur le plat. La seule particularité est la disposition de la chaine, qui, contrairement à l’usage, était ici fixée sur le plat inférieur, et l’étiquette sur le plat supérieur, ce qui ne devait guère être pratique pour un livre qui ne se lit pas de droite à gauche comme les ouvrages hébraïques.




Cette reliure recouvre une œuvre de Guillaume Budé, le De Contemptu Rerum, chez Josse bade, 1528. (1)

Ce livre a donné lieu à une longue enquête quasi policière. En effet, lorsqu’on possède une reliure à chaine, même sans chaine, on n’a de cesse que de vouloir savoir ce qu’il y avait à l’autre bout de cette chaine, autrement dit, dans quelle bibliothèque publique était fixé cet ouvrage, et à partir de là, qui a pu le feuilleter, le lire, l'étudier, etc…

En l’occurrence, je fus quelque peu aidé par un bibliothécaire qui a eu la bonne idée de laisser une mention manuscrite au dessus du titre : "Pro libraria Regal(is) colegij Campanae ats Navarrae pars fundati".


Si le Bibliomane Moderne avait existé à l’époque de mes recherches, je ne doute pas que l’énigme n’aurait pas résisté 5 minutes, mais voilà, j’étais bien seul alors, et l’expert de la vente ne devait pas en savoir davantage car le catalogue mentionnait l’ex-libris, sans plus. Une bibliothèque royale, certes, mais de la Campanie à la Navarre, voilà une large zone d’investigation !

Finalement, un jour, j’ai eu le déclic en feuilletant un de mes ouvrages préférés sur Paris, les Antiquitez de Paris, où Du Breuil nous apprend ( p 143 éd. De 1608) que le "collège de Navarre, autrement dict de Champagne, fut fondé par feu de bonne mémoire Jeanne, royne de France et de Navarre, Comtesse Palatine de Champagne et de Brie, l'an de grace 1304.....La Royne fondatrice enrichit pareillement ce collège d'une excellente librairie...De ceste maison parle Budé au traicté qu'il a composé de studio literarum, en ces mots: Nunc porticus duae orthodoxae Sorbona & Navarra, et philisophae theologicae , tamquam oracula duo nominatissima , qua fines cumq_, patent nommini christiani".

J’avais l’explication, Campanae ne voulait pas dire Campanie, mais Campagne c’est à dire Champagne ! Et la mention se lit donc : « Pour la bibliothèque du Collège Royal de Champagne, autrement dit de Navarre, part fondateur » (?).

Et voilà mon ouvrage tout droit sorti du collège de Navarre, l’institution la plus fameuse de la Montagne Sainte Géneviève, située sur l’emplacement de l’ancienne école polytechnique.

Vraie pépinière pour les commis de l’Etat, la liste des élèves du collège de Navarre est longue, Du Breuil en cite quelques uns : "De cette maison sont sortis infinis grands personnages comme Gerson, Joannes Major, Almainus, de Castro forti, Papillon, Gelin, de Villiers, Pelletier,qui s'est trouvé au Concile de Trente, ...Geoffroy Boussard..."

J’aime à penser, compte tenu de la date de l’édition, que Guillaume Briçonnet (1470-1534), Jean Hennuyer (1497-1578), Jacques Amyot (1513-1593) Pierre de la Ramée (1515-1572), le connétable de Lesdiguières (1543-1626) François d'Amboise (1550- 1619), ou encore le cardinal de Richelieu (1585-1642) ont pu consulter ce livre et qu’ils en ont été inspirés.(2)

Bonne Journée
Textor

(1) In-4 de (3) bl, 75 ff, a5-k5, (5)ff (index) (3) bl. C’est une dissertation morale sur le stoïcisme qui est défendu puis rejeté, selon le plan habituel de ce genre d’ouvrage philosophique.

(2) Rabelais donne au prologue du Quart Livre (1552) une définition de la philosophie de Pantagruel sous la forme d’un paradoxe, à savoir une « certaine gayeté d’esprit confite en mespris des choses fortuites », qui est une référence marquée au De Contemptu Rerum de Budé.


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