Fidèle à notre tradition de déterreur de bons mots bouquinomanes, voici un article extrait du Bulletin du bibliophile de l'année 1898 intitulé
POUR LES BOUQUINISTES DES QUAIS. (1)
"Les Bouquinistes des quais ont organisé, il y a quelques jours, un meeting pour protester contre le préjudice que leur causera la suppression momentanée de leurs étalages par suite des travaux de la Compagnie d'Orléans. MM. Léveillé, député, et Prache, conseiller municipal, y ont pris part. Les résolutions suivantes ont été votées par l'assemblée :
1. Constitution d'un syndicat de bouquinistes.
2. Nomination d'une délégation de sept membres, un par quai, chargée d'accompagner les députés et conseillers municipaux dans leurs visites aux autorités compétentes.
Un de nos collaborateurs, avant la réunion de ce meeting, avait écrit l'article suivant que nous publions aujourd'hui :
"L'émoi est grand parmi ces honnêtes étalagistes, depuis qu'il est décidé que le chemin de fer d'Orléans sera continué jusqu'à l'ex-palais d'Orsay, et que les quais de la rive gauche, depuis le pont d'Austerlitz jusqu'au pont Royal, seront soustraits à la circulation pendant la durée de ces travaux, environ deux ans. Je ne saurais m'empêcher de les plaindre, ces modestes et très utiles bouquinistes de nos quais de la rive gauche. Car autant dire que pendant deux ans on va leur couper les vivres, les réduire à lire leurs livres au lieu de les vendre. Sans doute il en est plus d'un qui y trouverait plaisir parmi eux et qui se retient pour ne pas dévorer sa marchandise. Mais enfin, si cela peut consoler un sage, cela ne fait pas vivre une famille : et ils sont aussi des pères, des époux. On leur promet bien de leur donner pendant deux ans l'usage des parapets de la rive droite pour y transporter leurs boîtes. Mais y transporteront-ils aussi leur clientèle. C'est plus que douteux. Le bouquineur, en effet, n'est pas toujours un flâneur, un désœuvré, comme quelques-uns se l'imaginent ; c'est le plus ordinairement un homme d'étude, un lettré, professeur, écrivain, employé de ministère, qui, sorti de son cours, de son cabinet, de son bureau, même d'une séance de l'Institut — car la gent bouquineuse compte beaucoup d'académiciens — va faire en hâte un tour sur les quais pour y chercher un de ses desiderata, non pas expressément une rareté bibliophi- lesque, mais tout simplement un instrument de travail, qui devenu sa propriété, lui évitera les longues attentes dans les bibliothèques publiques. Cette heure de bouquinage, en plein air, par le froid et le chaud, qui l'aguerrit contre les changements de température, est fort profitable aussi à ses éludes, à ses collections. Car le plus souvent il y trouvera ce qu'il cherche, et qu'il n'aurait pas trouvé chez les libraires. Sans doute, s'il a besoin d'une œuvre de Villemain, de Guizot, de Cousin, de Gustave Merlet, il sait qu'il les trouvera chez Didier; si c'est un volume de Mgr Freppel, de l'abbé Christophe, de M. Biré, chez Retaux, etc., etc. Mais si le livre n'est plus dans le commerce, c'est en bouquinant sur les quais qu'il le rencontrera encore le plus vite, et au meilleur compte. Malheureusement, savants, lettrés, collectionneurs, sont gens d'habitude, parce que ces habitudes sont une conséquence de leur genre de vie : on ne les dépayse pas facilement. Qu'on ne songe donc pas à leur faire passer l'eau pour la chasse aux bouquins, à flâner devant des boîtes de la rive droite, qu'ils ont toujours délaissées et non sans quelque raison, dont la première est que les rayons du soleil reçus de face, y sont aveuglant, et qu'au bout de quelques minutes il faut quitter la place. Espérons encore qu'il y aura parmi les ingénieurs du futur tunnel quelque ami des livres, comme ce bon et savant Xavier Marmier qui, retenu dans son fauteuil de valétudinaire, ne pouvait songer à ses « bons bouquinages » des quais, sans que l'eau lui en vint à la bouche : et cet honnête amour fera plus pour la cause des bouquinistes que tout ce que l'on a dit ailleurs et ici." signé E.A.
(1) pp. 203-204. Année 1898.
Pour ceux qui auraient pris le Bibliomane moderne en cours de route depuis septembre, voici les quelques articles consacrés aux bouquinistes que nous avons déjà publiés :
- Le pauvre bouquiniste Debas (1812-1891)
- Le bouquiniste Achaintre en 1811.
- Quelques silhouettes des quais par Charles Dodeman (1920) - Première partie.
- Restons sur les quais : La gent bouquinière. Esquisse parisienne (1876).
- Le bibliomane bouquiniste en lithographie (1840).
- Un bouquiniste parisien : Le Père Lécureux (1795-1875).
- Bouquinistes et bouquineurs : La vie des quais à Paris pendant la première guerre mondiale.
et que cela ne vous empêche pas d'aller lire les autres articles...
Amitiés bouquinières,
Bertrand
POUR LES BOUQUINISTES DES QUAIS. (1)
"Les Bouquinistes des quais ont organisé, il y a quelques jours, un meeting pour protester contre le préjudice que leur causera la suppression momentanée de leurs étalages par suite des travaux de la Compagnie d'Orléans. MM. Léveillé, député, et Prache, conseiller municipal, y ont pris part. Les résolutions suivantes ont été votées par l'assemblée :
1. Constitution d'un syndicat de bouquinistes.
2. Nomination d'une délégation de sept membres, un par quai, chargée d'accompagner les députés et conseillers municipaux dans leurs visites aux autorités compétentes.
Un de nos collaborateurs, avant la réunion de ce meeting, avait écrit l'article suivant que nous publions aujourd'hui :
"L'émoi est grand parmi ces honnêtes étalagistes, depuis qu'il est décidé que le chemin de fer d'Orléans sera continué jusqu'à l'ex-palais d'Orsay, et que les quais de la rive gauche, depuis le pont d'Austerlitz jusqu'au pont Royal, seront soustraits à la circulation pendant la durée de ces travaux, environ deux ans. Je ne saurais m'empêcher de les plaindre, ces modestes et très utiles bouquinistes de nos quais de la rive gauche. Car autant dire que pendant deux ans on va leur couper les vivres, les réduire à lire leurs livres au lieu de les vendre. Sans doute il en est plus d'un qui y trouverait plaisir parmi eux et qui se retient pour ne pas dévorer sa marchandise. Mais enfin, si cela peut consoler un sage, cela ne fait pas vivre une famille : et ils sont aussi des pères, des époux. On leur promet bien de leur donner pendant deux ans l'usage des parapets de la rive droite pour y transporter leurs boîtes. Mais y transporteront-ils aussi leur clientèle. C'est plus que douteux. Le bouquineur, en effet, n'est pas toujours un flâneur, un désœuvré, comme quelques-uns se l'imaginent ; c'est le plus ordinairement un homme d'étude, un lettré, professeur, écrivain, employé de ministère, qui, sorti de son cours, de son cabinet, de son bureau, même d'une séance de l'Institut — car la gent bouquineuse compte beaucoup d'académiciens — va faire en hâte un tour sur les quais pour y chercher un de ses desiderata, non pas expressément une rareté bibliophi- lesque, mais tout simplement un instrument de travail, qui devenu sa propriété, lui évitera les longues attentes dans les bibliothèques publiques. Cette heure de bouquinage, en plein air, par le froid et le chaud, qui l'aguerrit contre les changements de température, est fort profitable aussi à ses éludes, à ses collections. Car le plus souvent il y trouvera ce qu'il cherche, et qu'il n'aurait pas trouvé chez les libraires. Sans doute, s'il a besoin d'une œuvre de Villemain, de Guizot, de Cousin, de Gustave Merlet, il sait qu'il les trouvera chez Didier; si c'est un volume de Mgr Freppel, de l'abbé Christophe, de M. Biré, chez Retaux, etc., etc. Mais si le livre n'est plus dans le commerce, c'est en bouquinant sur les quais qu'il le rencontrera encore le plus vite, et au meilleur compte. Malheureusement, savants, lettrés, collectionneurs, sont gens d'habitude, parce que ces habitudes sont une conséquence de leur genre de vie : on ne les dépayse pas facilement. Qu'on ne songe donc pas à leur faire passer l'eau pour la chasse aux bouquins, à flâner devant des boîtes de la rive droite, qu'ils ont toujours délaissées et non sans quelque raison, dont la première est que les rayons du soleil reçus de face, y sont aveuglant, et qu'au bout de quelques minutes il faut quitter la place. Espérons encore qu'il y aura parmi les ingénieurs du futur tunnel quelque ami des livres, comme ce bon et savant Xavier Marmier qui, retenu dans son fauteuil de valétudinaire, ne pouvait songer à ses « bons bouquinages » des quais, sans que l'eau lui en vint à la bouche : et cet honnête amour fera plus pour la cause des bouquinistes que tout ce que l'on a dit ailleurs et ici." signé E.A.
(1) pp. 203-204. Année 1898.
Pour ceux qui auraient pris le Bibliomane moderne en cours de route depuis septembre, voici les quelques articles consacrés aux bouquinistes que nous avons déjà publiés :
- Le pauvre bouquiniste Debas (1812-1891)
- Le bouquiniste Achaintre en 1811.
- Quelques silhouettes des quais par Charles Dodeman (1920) - Première partie.
- Restons sur les quais : La gent bouquinière. Esquisse parisienne (1876).
- Le bibliomane bouquiniste en lithographie (1840).
- Un bouquiniste parisien : Le Père Lécureux (1795-1875).
- Bouquinistes et bouquineurs : La vie des quais à Paris pendant la première guerre mondiale.
et que cela ne vous empêche pas d'aller lire les autres articles...
Amitiés bouquinières,
Bertrand