jeudi 15 janvier 2009

Du destin tragique ou heureux des livres... P. Lacroix (1880)



Des incendies destructeurs de livres...


Du destin des livres. Ce qu'ils deviennent. Pourquoi les livres deviennent-ils rares ?

Autant de questions que le bibliophile, beau livre, bien relié ou simplement broché, entre les mains, devrait se poser à chaque fois. Miracle des ans ! Humeurs chagrines des siècles ! Victoires sur le monde qui va vite ! Le livre ancien qui nous parvient en bon état, après parfois plus de 5 siècles, est un miraculé !

Protégé, resté bien caché au fond du bibliothèque familiale pendant de longues périodes, il ressort tout à coup pour le plus grand plaisir du bibliophile. Jeté à la rue, sur les gravas, miraculeusement récupéré par une main innocente, inconsciente ou non, il se voit gratifié d'une "seconde chance" qui sera peut-être la vôtre.

Exemplaires mutilés, estropiés, lacérés, brûlés, échappés des eaux, des fureurs intestines des vers xylophages, ils sont là, pour nous, pour eux.

Rendons-leur un hommage appuyé, en tant que survivants d'une épopée parfois terrible !

C'est Paul Lacroix (1806-1884) alias le Bibliophile Jacob (encore lui) qui nous raconte ce "destin des livres" encore mieux que nous ne pourrions le faire.

Laissons-le nous raconter son siècle et les livres...

"Il faut remonter à l'époque de la Révolution, pour rechercher les causes diverses de la disparition et de la destruction d'une prodigieuse quantité de livres anciens, qui ont existé en France. La France était le pays du monde le plus riche en bibliothèques, car, au XVIIIe siècle, il y avait une bibliothèque non-seulement dans chaque couvent, mais encore dans chaque château, dans chaque habitation de campagne, comme dans chaque hôtel aristocratique, dans chaque bonne maison bourgeoise. En outre, beaucoup de professions libérales exigeaient aussi la possession d'une bibliothèque spéciale. Le magistrat, l'avocat, le jurisconsulte, le médecin, le savant, l'homme de lettres, étaient obligés d'avoir une collection plus ou moins complète de livres relatifs à leurs études, à leurs travaux, à leurs fonctions. De là cette énorme fabrication de livres en tous genres, que la librairie n'avait discontinué d'imprimer et de réimprimer depuis trois siècles. On peut estimer à 10 ou 12 millions le nombre des volumes qui composaient alors toutes ces bibliothèques particulières. Les événements politiques, qui suivirent si rapidement la Révolution inaugurée par la prise de la Bastille, changèrent tout d'un coup la situation des bibliothèques existantes. L'Etat s'empara des biens ecclésiastiques, et par conséquent des admirables bibliothèques qui en faisaient partie, ainsi que de toutes les réunions de livres appartenant aux communautés religieuses. Ce fut, il est vrai, le point de départ de la formation des bibliothèques publiques dans les villes principales mais, en dehors de ces bibliothèques qui s'établissaient de tous côtés, il resta, soit à Paris, soit dans les chefs-lieux des départements, de grands dépôts de livres, devenus la propriété de la nation et destinés ainsi à l'usage que l'administration voudrait en faire. On comprend qu'un bon nombre de ces livres, qu'on jugeait sans valeur ou sans intérêt, fut vendu comme vieux papier au poids et mis au rebut. Les Dépôts bibliographiques, qui renfermaient trois ou quatre millions de volumes provenant des couvents supprimés, furent organisés avec plus d'ordre et plus de soin. Ils servirent à créer une foule de bibliothèques administratives dans les nouveaux établissements d'utilité publique, après avoir augmenté considérablement les richesses de la Bibliothèque Nationale de Paris. Mais il était impossible de donner un emploi utile à tant de livres, qui la plupart traitaient des matières religieuses et dont beaucoup étaient en grec et en latin. Les Pères de l'Église, qui ont maintenant repris leur valeur vénale, malgré les réimpressions qu'on en fait tous les jours, ne paraissaient bons, en ce temps-là, qu'à faire des sacs et des cornets. Ces pauvres Pères de l'Église furent donc impitoyablement massacrés. Il fut fait plusieurs ventes de livres au Dépôt de Louis-la-Culture, transporté plus tard dans les bâtiments de l'Arsenal ; la dernière eut lieu en 1816, et le libraire Merlin acheta, au dessous du prix du papier, de quoi remplir, de la cave au grenier, deux maisons à cinq étages. Ce Dépôt s'était accru des livres saisis chez les émigrés, mais ces livres n'appartenaient à l'État qu'après la condamnation de leurs propriétaires, la peine de mort entraînant la confiscation des biens du condamné. Si le jugement n'avait pas eu lieu, les livres demeuraient sous le séquestre, et plusieurs bibliothèques d'émigrés contumaces furent rendues depuis, plus ou moins intégralement, à ceux qui en réclamèrent la restitution de 1798 à 1814. Au reste, à la suite de l'Émigration, les livres, même les plus beaux et les plus précieux, étaient tombés dans le discrédit le plus absolu.

A partir de 1792, on avait vu se succéder les ventes de bibliothèques, simultanément avec les ventes de meubles, de tableaux et d'objets d'art. Ces ventes ne trouvaient plus d'acquéreurs sérieux, et tout s'y donnait à vil prix. Les étalages des quais et des ponts étaient encombrés de livres excellents, richement reliés, qui se détérioraient aux intempéries de l'air et qui ne tardaient pas à se perdre sans ressources. C'était ou plutôt c'eût été le bon temps pour les bibliophiles, si les bibliophiles, qui avaient encore le courage de leurs goûts et de leurs sympathies, eussent été assez riches pour acheter des livres.
Les libraires, car il y avait encore des libraires très instruits et très intelligents, avaient d'abord essayé de soutenir le prix des bons livres, mais, après avoir acquis, pour peu de chose, un amas d'ouvrages rares et précieux qui remplissaient leurs boutiques et leurs magasins, ils s'étaient vus forcés de renoncer aux acquisitions les plus avantageuses, qu'ils n'osaient plus faire en vue d'un avenir meilleur.

On ne saurait imaginer quelles occasions uniques s'offraient, à chaque pas, dans Paris, aux amateurs qui avaient quelque argent à consacrer à des achats de livres. Le quai de la Ferraille était une foire perpétuelle où des centaines de regrattiers et de revendeurs ignorants vendaient à l'encan tout ce bric-à-brac qui composait la dépouille de la vieille société française. Les livres étaient exposés sur le pavé, pêle-mêle, avec de vieilles hardes et de vieux débris mobiliers : parmi ces livres, on pouvait trouver, on trouvait des éditions rarissimes, des reliures magnifiques, des manuscrits remarquables. C'est là où le libraire Chardin et le bouquineur Méon rassemblèrent les éléments de leurs curieuses collections de livres et de manuscrits. Le même fait s'était produit à l'époque de la Ligue, et lorsqu'après les Barricades de 1588, le mobilier de Catherine de Médicis et de Henri III fut transporté sur la place de l'Hôtel-de-Ville et vendu au plus offrant, Pierre de l'Estoile acheta pour quelques sous plusieurs beaux exemplaires de dédicace, splendidement reliés aux armes de France. Il écrivit, de sa main, sur la garde de la Bibliothèque française de la Croix de Maine, cette note commémorative en partie effacée :
« Ce beau livre.., estoit en la bibliothèque du feu Roy, à qui l'Autheur... l'avoit donné, et l'an 1589. La Ligue qui faisoit inventaire à Paris des meubles du cabinet de Sa Majesté et de ses livres, le vendit à l'encan, devant l'Hôtel-de-Ville, avec plusieurs autres... à ung ligueur qui me le revendit. » Sous le Directoire et sous l'Empire, l'amour des livres sembla renaître, et l'on vit se former de nouvelles bibliothèques d'amateurs. Mais le prix des livres ne s'augmenta pas sensiblement, parce que la masse extraordinaire de volumes que la Révolution avait fait sortir des couvents, des châteaux et des maisons nobiliaires ou bourgeoises, n'avait pas encore diminué d'une manière visible.

Tous les libraires étaient pourvus de livres anciens, pour longtemps, et leurs réserves ne s'épuisèrent pas avant la fin de la Restauration.
Je me rappelle qu'en 1822, la rue du Carrousel, ouverte sur le quartier de Saint-Thomas-du-Louvre, pour faire une communication entre le Louvre et les Tuileries, était bordée d'échoppes et de boutiques, dans lesquelles on vendait encore tout ce qui restait d'épaves du naufrage de la France monarchique. Les tableaux et les livres abondaient : des livres très beaux, très bons et souvent très rares ; des tableaux de maître, quelquefois admirables, presque généralement mal conservés : une toile de Watteau valait 5 à 6 francs ; une toile de Greuze, 15 francs, une peinture de Mignard ou de Largilière, 10 francs. Quant aux livres, on pouvait rencontrer pour 2 ou 3 francs une édition gothique, un vieux poète, qui se vendrait aujourd'hui vingt-cinq louis. C'est dans une de ces boutiques sombres et humides, que j'achetai, moyennant 25 francs, quatre ou cinq éditions originales des Œuvres de Clément Marot ; qui m'aidèrent à préparer une nouvelle édition de mon poète favori, édition publiée en 1824 chez Rapilly, et dont les trois volumes in-8 ont coûté 24 francs aux souscripteurs. Cependant les livres rares commençaient à disparaître des étalages de la rue ; le vieux libraire Royer, qui en avait fait une si belle et si nombreuse provision, venait de céder son fonds à son commis, le jeune Techener, et la librairie d'amateurs était créé sous les auspices de Charles Nodier, de Chateaugiron, de Guilbert de Pixerécourt, d'Aimé-Martin : à l'exemple de Techener, d'autres libraires avaient fait appel aux bibliophiles, et une hausse générale, qui ne devait plus s'arrêter, se produisait dans le commerce des livres anciens.

Ces livres anciens étaient encore en si grande abondance, que Techener, Crozet, Silvestre, et les autres libraires amateurs eussent été en peine de recueillir tous les jours les innombrables bons ouvrages de littérature et d'histoire, qui se promenaient sur les quais. Force était donc de les laisser à la merci des petits bibliophiles de l'avenir, qu'on voyait en quête de ces livres, cotés dans le Manuel du Libraire, de Brunet. Tout cela ne se vendait pas très cher, et l'on était sûr, par exemple, de rencontrer, dans les boîtes à cinq sous, ces éditions originales de P. Corneille, de Molière et de Racine, qu'on paie maintenant au poids de l'or. Mais les libraires d'amateurs ne s'occupaient pas de ces bagatelles : les ventes publiques leur offraient amplement de quoi approvisionner leurs fonds de magasin et nourrir leurs catalogues à prix marqués. Or, ces prix-là, quoique très rémunérateurs pour le marchand, restaient encore flottants entre des limites assez restreintes, et ils ne s'appliquaient qu'à de beaux exemplaires et à des livres réellement rares et curieux.


Ce fut la fin d'une industrie librairienne, qui avait eu sa raison d'être et son succès relatif, à la suite du branle-bas général de toutes les bibliothèques privées qui s'étaient trop multipliées avant la Révolution de 1789. Il y avait eu alors tant de bouleversements et de déplacements de livres, que beaucoup d'excellents ouvrages en étaient sortis incomplets. Pour leur conserver un peu de valeur, il fallait songer à les compléter. De là, la création d'une vaste librairie spéciale de complétage, fondée vers 1798 par un vieux bouquiniste qui connaissait bien les livres et qui était l'ami du savant libraire Bleuet. Imaginez une vieille maison de la rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois, toute remplie de livres anciens, parfaitement classés, parmi lesquels on retrouvait, à l'aide d'un catalogue par fiches, le volume isolé dont on avait besoin pour faire un exemplaire entier. Ce volume, il est vrai, coûtait souvent assez cher, mais beaucoup moins cher que n'eut coûté l'ouvrage qu'il venait compléter. On put ainsi rappareiller et rassortir une foule de bons livres et de livres rares, qui seraient allés, sans cela, disparaître dans le gouffre du vieux papier.

Nous avons vu, il y a peu d'années, cette librairie de complétage, bien amoindrie et bien appauvrie, parce qu'elle était devenue presque inutile et presque improductive, tomber dans le dédain et l'abandon, malgré les derniers efforts d'un intelligent et patient libraire M. Lécureux.


Mais une autre industrie était née, terrible et menaçante, en face de cette librairie hospitalière qui ne demandait qu'à sauver du pilon les bons livres incomplets. Cette industrie n'était autre que l'équarrissage des anciens livres. On sait quel est l'affreux et lucratif métier de l'équarrisseur, qui dépèce les chevaux morts et qui ne fait pas de grâce aux chevaux blessés. Tout en est bon, quand le travail est bien fait, et un vieux cheval, habilement débité, écorché, taillé, mis en pièces, rapporte à l'artiste équarrisseur trois ou quatre fois autant qu'il le paie sur pied, mort ou vivant. Peau, crins, corne, os, rien n'est perdu, tout se revend en détail, à prix courant, et les horribles mélanges de viscères putréfiés, que les fauves du Jardin des Plantes repousseraient avec dégoût, servent à fabriquer de la colle-forte. Eh bien! l'équarrisseur de livres faisait son œuvre avec la même conscience : le vieux livre relié était également débité, de telle sorte que tout ce qui le composait, papier, carton, veau ou basane, planches ou gravures, avait son usage déterminé et sa valeur spéciale. Il faut dire, aussi, que cette fatale industrie destructive avait été créée, en quelque sorte, par une nouvelle exigence industrielle, qui s'était produite, non dans la typographie ou la librairie, mais dans la cordonnerie pour dames. Les dames, je me plais à le reconnaître, sont tout à fait innocentes de l'effroyable hécatombe de livres anciens qu'on a faite pour elles, à leur insu, pendant plus de vingt- cinq ans. Il ne faut en accuser que les maîtres cordonniers et surtout les féroces équarrisseurs qui étaient leurs complices ou plutôt leurs agents provocateurs.
Voici ce qui se passait dans le mystère de la cordonnerie. Le quartier qui forme le talon de la chaussure a besoin d'être fortifié par une doublure en cuir plus mince et plus rigide que celui de l'empeigne ; mais le pied délicat des femmes ne s'accommode pas de ce quartier dur et solide qui soutient le quartier d'un soulier d'homme. Les cordonniers avaient donc imaginé de doubler le quartier des chaussures de dames, avec de la peau de veau ou de mouton, déjà assouplie, qu'ils empruntaient à la reliure des vieux livres. On voit d'ici l'objet principal du travail de l'équarrisseur de vieux livres. Les peaux de veau ou de basane, détachées des reliures anciennes, étaient empilées, selon leur grandeur, et formaient des paquets plus ou moins volumineux qui se vendaient à la cordonnerie de Paris. Pendant vingt-cinq ans, ce commerce de vieille peausserie a causé l'immolation de deux à trois millions de volumes. Les dénicheurs de bons livres anciens se souviennent encore du roi des équarrisseurs, de cet honnête et farouche Quillet, qui avait ses magasins et son atelier sur le quai Saint-Michel, vis-à vis de la Morgue. Touchant voisinage! Cet atelier ressemblait à l'antre de Polyphème : on n'y voyait que vieilles reliures en lambeaux, livres écorchés ou déreliés, amas de vieux papiers, de gravures, de bouts de ficelle, détritus bibliographiques en tout genre. C'est là que trônait l'impassible Quillet, les bras nus, le couteau à la main, les reins ceints d'un tablier de boucher. Il passait sa vie à dépecer des livres et à en classer méthodiquement les débris. Si le livre privé de sa reliure lui semblait digne de quelque pitié, il ne le déchiquetait pas immédiatement : il le réservait pour ses clients, libraires ou bouquineurs, qui venaient sans cesse passer en revue les lamentables dépouilles de l'équarissage. Souvent le livre était sauvé et allait se rajeunir, en faisant peau neuve, chez le relieur. Mais une fois qu'il avait été condamné à mort par le dédain ou l'oubli des acquéreurs ordinaires, il ne tardait pas à être mis en pièces et destiné à divers usages, selon la qualité du papier. Le papier fort, bien collé, des anciens livres, servait à faire des sacs pour les treilles ; le petit papier, de format in-8 et in-4, fournissait des sacs à l'épicerie ; le petit papier mou et spongieux, sans résistance et sans solidité, était fendu pour faire des cartonnages. Que Dieu fasse paix à l'âme du bon et respectable Quillet, malgré les massacres de livres qu'il a si longtemps exécutés de sa propre main et non sans une affreuse jouissance! « Bon an, mal an, me disait-il un jour en riant dans sa barbe, je travaille plus de 50,000 volumes. Mais, ajoutait-il avec onction, je ménage les livres de piété, car je les vends toujours bien, et tout habillés. » On ne doit pas oublier, que déjà, dans le XVIIe siècle, les livres qui ne s'étaient pas vendus chez le libraire se trouvaient inévitablement destinés à envelopper le sucre et le cannelle, comme dit Boileau, et une édition tout entière ne faisait qu'un saut quelquefois du libraire chez l'épicier. L'épicier a été, de tout temps, le fléau du livre imprimé, et' on doit lui imputer la perte préméditée d'une partie des volumes anéantis, disparus, depuis le commencement du siècle. Combien de chefs-d'œuvre littéraires ont été roulés en cornets ! Les livres vendus au tas ou au poids allaient donc tout naturellement chez l'épicier. C'est là que les bouquinistes des quais s'approvisionnaient d'habitude, et le livre pouvait espérer de reprendre sa place dans une bibliothèque, lorsqu'il venait à se montrer dans leurs boîtes en plein vent. Il y restait, offert au passant, durant plusieurs mois, après lesquels, brûlé, racorni par le soleil, mouillé, gâté par la pluie, il se voyait condamné en dernier ressort et sans appel, et le bouquiniste le livrait, en soupirant, au marchand de vieux papiers, qui l'envoyait à la fonte pour le transformer en papier d'emballage ou en carton. Il faut estimer à plus de vingt mille volumes par année le nombre des malheureuses victimes de cette triste métamorphose." (1)

P. L. JACOB, bibliophile.


(1) Extrait des Miscellanées bibliographiques publiées en 1878-1880 chez Edouard Rouveyre. 2 vol. in-8.

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Bonne journée,
Bertrand

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