Voici donc quelques silhouettes de bouquineurs, croquées au passage, en deux coups de plume. (1)
On a rencontré, au quai Conti, pendant de longues années, Paul Lacroix (le Bibliophile Jacob), l'Académicien Xavier Marmier qui ne pouvait supporter que ses œuvres traînassent dans les boîtes, l'avocat Fontaine, personnage légendaire, qui recherchait les discours académiques et racontait aux bouquinistes des historiettes interminables. C'était un causeur intarissable et spirituel.
M. Bobin, ancien chef de bureau au Ministère de la Guerre, connaisseur impeccable en bibliophilie, qui, à force de patientes recherches, avait ramassé dans les boîtes des quais une collection remarquable de livres rares.
Ils ont disparu, en même temps que les bibliopoles dont ils étaient les visiteurs assidus.
Ils ont été rejoints dans l'Au-delà par M. Couderc, conservateur à la bibliothèque nationale, M. Remy de Gourmont, Homme de Lettres et M. Jules Clarétie, auteur d'un article humoristique sur les "Amis des livres" et dans lequel il assure avoir entendu de la bouche d'un bibliophile "qu'un livre bien relié ne devait pas pouvoir s'ouvrir, qu'il était fait non pour être lu, mais pour être collectionné".
Auprès de M. Paul Lacombe, collectionneur des impressions exécutées à Paris, voici M. Eugène Le Senne, Président de la Société d'Iconographie parisienne, vice-président de la Société Archéologique du Vieux-Montmartre. Fréquente les quais depuis quarante ans. S'est attaché particulièrement à recueillir les livres imprimés ou manuscrits et les estampes se rapportant à l'histoire de Paris et de ses faubourgs. Il a réuni ainsi une bibliothèque de quinze mille volumes. Possède toutes les éditions de Brice et de Piganiol de La Force ; les Jaillot, Sauval, du Bréal, Lobineau, Leboeuf, d'Argenville, la plupart des Corrozet, les historiens de Paris des XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles. A ce que MM. les collectionneurs nomment "la belle époque des quais" y a ramassé des quantités de pièces rares, anciennes et modernes sur les corporations, les églises, les couvents, les réjouissances publiques de la cité parisienne. Son lorgnon replié à son oeil droit, sa canne sous son bras gauche, il feuillette de cette main, avec dextérité. "J'ai ça ! Je n'ai pas ça !" S'il ne trouve rien, il soupire ; s'il déniche une merveille, il soupire encore. "Enfin, c'est toujours ça !" Il s'en va alerte, jeune, éternel.
M. Edgar Mareuse dont la collection de plans de Paris est la première du monde.
M. Lucien Gillet, collaborateur d'Alphand pour la construction de la rue du Caire, à l'exposition, fondateur de la Société d'archéologie du VIIe arrondissement. Il possède sept mille ouvrages sur Paris et plus de trois mille estampes et gravures.
M. Le Bas qui recueille tout ce qui se rapporte au sol de Paris et qui prépare un plan de Paris pendant la Commune.
M. Charles Normand, l'éternel voyageur. Il court les quais, un détective et une jumelle en bandoullière, tandis qu'une musette gonflée de brochures, de cartes, de plans, de documents, encombre ses flancs. Le feutre relevé, ses longs cheveux flottants, les yeux perdus dans un monde qui doit être celui du passé, car il est président des Amis des monuments parisiens, il semble être le découvreur de Paris par excellence. Il ne lui manque plus qu'un alpenstock (2) . Signe particulier : paie un sol la monnaie, et, quatre sols, au maximum, le crâne que lui rapporte un terrassier.
Il y a une collection parisienne de premier ordre ; ainsi que M. Blondel, lequel possède trente-huit mille pièces sur Paris et M. Hartmann qui en a quatre-vingt dix mille !
Mais ôtons notre chapeau ! Voici venir un bouquineur que, pendant cinquante ans, ni le froid, ni la pluie, ni le soleil, n'ont jamais pu arrêter dans sa chasse au bibelot et au bouquin.
Depuis cinquante ans - et la silhouette n'a jamais varié - on aperçoit d'abord dans le lointain un gibus démesurément élevé, avec une attitude légèrement penchée en avant, un peu semblable à celle de la tour de Pise. Ce gibus exécute, par instants, des quarts de conversion ; il disparait dans une boîte, pour réapparaître un quart d'heure après. Il se rapproche petit à petit. Alors, il prend des teintes jaunâtres, de nombreux hivers ayant pleuré sur lui. Au bout d'un peu de temps, on remarque, sous ce chapeau, un col encerclé d'une petite cravate noire nouée de travers, et une redingote verdie par l'âge. Cette redingote a deux longs bras. Au bout de ces bras, pendent, au moyen d'une sangle, deux serviettes bourrées de bibelots et de brochures.
Cela vient à vous. Alors, vous voyez une longue figure entièrement rasée, un long nez de rat et des yeux gris, fins, railleurs, spirituels, profonds, dont le regard est souligné par un sourire non moins fin, non moins railleur, non moins spirituel...
Cet ensemble a nom M. de Sacy.
M. de Sacy, est selon la promesse du sourire et la révélation du regard, caustique et fin. Il connait le Tout-Paris sur le bout du doigt, avec la situation, les mérites de chacun et l'évènement principal de chacune de ces existences. Son éclectisme va de l'incunable à la brochure de deux sous, pourvu que le premier ne soit pas trop cher et que celle-ci soit relevée d'une gousse de piquant. Il est marchandeur comme un Arménien et, lorsque vous avez cédé une fois, vous êtes perdu. Il prend le livre. - Combien ? - Cinq francs. - Vous n'êtes pas fou ? - Mais non ! Vous le savez bien, cette édition... - Ah ! canaille !... Que vous êtes voleur ! Et sans lâcher le volume, il se met à parler de choses et d'autres. Puis le marchandage reprend ; puis la causerie ; puis le prix est à nouveau sur le tapis. Et quand il a réussi : - "Ma foi ! Je ne sais pas trop pourquoi je vous achète ça !" Il introduit l'objet dans un des serviettes et, tout en la ressanglant, il grogne : "J'ai payé ça horriblement cher !... Vous êtes une grosse canaille !... Allons, adieu et bonne chance !... A propos ?... Combien d'enfants ?" - C'est sa marotte... Et il s'en va, le gibus en avant, le torse ployé sous le poids de ses acquisitions, jusqu'à ce qu'enfin sa silhouette curieuse s'éteigne dans quelque boîte lointaine. (...)
En voilà assez pour ce dimanche,
gardons quelques traits pour la prochaine fois,
Amitiés dominicales,
Bertrand
On a rencontré, au quai Conti, pendant de longues années, Paul Lacroix (le Bibliophile Jacob), l'Académicien Xavier Marmier qui ne pouvait supporter que ses œuvres traînassent dans les boîtes, l'avocat Fontaine, personnage légendaire, qui recherchait les discours académiques et racontait aux bouquinistes des historiettes interminables. C'était un causeur intarissable et spirituel.
M. Bobin, ancien chef de bureau au Ministère de la Guerre, connaisseur impeccable en bibliophilie, qui, à force de patientes recherches, avait ramassé dans les boîtes des quais une collection remarquable de livres rares.
Ils ont disparu, en même temps que les bibliopoles dont ils étaient les visiteurs assidus.
Ils ont été rejoints dans l'Au-delà par M. Couderc, conservateur à la bibliothèque nationale, M. Remy de Gourmont, Homme de Lettres et M. Jules Clarétie, auteur d'un article humoristique sur les "Amis des livres" et dans lequel il assure avoir entendu de la bouche d'un bibliophile "qu'un livre bien relié ne devait pas pouvoir s'ouvrir, qu'il était fait non pour être lu, mais pour être collectionné".
Auprès de M. Paul Lacombe, collectionneur des impressions exécutées à Paris, voici M. Eugène Le Senne, Président de la Société d'Iconographie parisienne, vice-président de la Société Archéologique du Vieux-Montmartre. Fréquente les quais depuis quarante ans. S'est attaché particulièrement à recueillir les livres imprimés ou manuscrits et les estampes se rapportant à l'histoire de Paris et de ses faubourgs. Il a réuni ainsi une bibliothèque de quinze mille volumes. Possède toutes les éditions de Brice et de Piganiol de La Force ; les Jaillot, Sauval, du Bréal, Lobineau, Leboeuf, d'Argenville, la plupart des Corrozet, les historiens de Paris des XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles. A ce que MM. les collectionneurs nomment "la belle époque des quais" y a ramassé des quantités de pièces rares, anciennes et modernes sur les corporations, les églises, les couvents, les réjouissances publiques de la cité parisienne. Son lorgnon replié à son oeil droit, sa canne sous son bras gauche, il feuillette de cette main, avec dextérité. "J'ai ça ! Je n'ai pas ça !" S'il ne trouve rien, il soupire ; s'il déniche une merveille, il soupire encore. "Enfin, c'est toujours ça !" Il s'en va alerte, jeune, éternel.
M. Edgar Mareuse dont la collection de plans de Paris est la première du monde.
M. Lucien Gillet, collaborateur d'Alphand pour la construction de la rue du Caire, à l'exposition, fondateur de la Société d'archéologie du VIIe arrondissement. Il possède sept mille ouvrages sur Paris et plus de trois mille estampes et gravures.
M. Le Bas qui recueille tout ce qui se rapporte au sol de Paris et qui prépare un plan de Paris pendant la Commune.
M. Charles Normand, l'éternel voyageur. Il court les quais, un détective et une jumelle en bandoullière, tandis qu'une musette gonflée de brochures, de cartes, de plans, de documents, encombre ses flancs. Le feutre relevé, ses longs cheveux flottants, les yeux perdus dans un monde qui doit être celui du passé, car il est président des Amis des monuments parisiens, il semble être le découvreur de Paris par excellence. Il ne lui manque plus qu'un alpenstock (2) . Signe particulier : paie un sol la monnaie, et, quatre sols, au maximum, le crâne que lui rapporte un terrassier.
Il y a une collection parisienne de premier ordre ; ainsi que M. Blondel, lequel possède trente-huit mille pièces sur Paris et M. Hartmann qui en a quatre-vingt dix mille !
Mais ôtons notre chapeau ! Voici venir un bouquineur que, pendant cinquante ans, ni le froid, ni la pluie, ni le soleil, n'ont jamais pu arrêter dans sa chasse au bibelot et au bouquin.
Depuis cinquante ans - et la silhouette n'a jamais varié - on aperçoit d'abord dans le lointain un gibus démesurément élevé, avec une attitude légèrement penchée en avant, un peu semblable à celle de la tour de Pise. Ce gibus exécute, par instants, des quarts de conversion ; il disparait dans une boîte, pour réapparaître un quart d'heure après. Il se rapproche petit à petit. Alors, il prend des teintes jaunâtres, de nombreux hivers ayant pleuré sur lui. Au bout d'un peu de temps, on remarque, sous ce chapeau, un col encerclé d'une petite cravate noire nouée de travers, et une redingote verdie par l'âge. Cette redingote a deux longs bras. Au bout de ces bras, pendent, au moyen d'une sangle, deux serviettes bourrées de bibelots et de brochures.
Cela vient à vous. Alors, vous voyez une longue figure entièrement rasée, un long nez de rat et des yeux gris, fins, railleurs, spirituels, profonds, dont le regard est souligné par un sourire non moins fin, non moins railleur, non moins spirituel...
Cet ensemble a nom M. de Sacy.
M. de Sacy, est selon la promesse du sourire et la révélation du regard, caustique et fin. Il connait le Tout-Paris sur le bout du doigt, avec la situation, les mérites de chacun et l'évènement principal de chacune de ces existences. Son éclectisme va de l'incunable à la brochure de deux sous, pourvu que le premier ne soit pas trop cher et que celle-ci soit relevée d'une gousse de piquant. Il est marchandeur comme un Arménien et, lorsque vous avez cédé une fois, vous êtes perdu. Il prend le livre. - Combien ? - Cinq francs. - Vous n'êtes pas fou ? - Mais non ! Vous le savez bien, cette édition... - Ah ! canaille !... Que vous êtes voleur ! Et sans lâcher le volume, il se met à parler de choses et d'autres. Puis le marchandage reprend ; puis la causerie ; puis le prix est à nouveau sur le tapis. Et quand il a réussi : - "Ma foi ! Je ne sais pas trop pourquoi je vous achète ça !" Il introduit l'objet dans un des serviettes et, tout en la ressanglant, il grogne : "J'ai payé ça horriblement cher !... Vous êtes une grosse canaille !... Allons, adieu et bonne chance !... A propos ?... Combien d'enfants ?" - C'est sa marotte... Et il s'en va, le gibus en avant, le torse ployé sous le poids de ses acquisitions, jusqu'à ce qu'enfin sa silhouette curieuse s'éteigne dans quelque boîte lointaine. (...)
En voilà assez pour ce dimanche,
gardons quelques traits pour la prochaine fois,
Amitiés dominicales,
Bertrand
(1) Extrait de l'ouvrage de Charles Dodeman, Le Long des quais - Bouquinistes, bouquineurs, bouquins, Illustrations de A. Robida et de J. Boullaire. Préface de Emile Le Senne. Les éditions Gallus, s.d. (1920), Paris. In-8, 204 pages.
(2) Alpenstock : bâton pointu et ferré anciennement utilisé par les montagnards alpins.
(2) Alpenstock : bâton pointu et ferré anciennement utilisé par les montagnards alpins.