M. Potier jouissait d'une grande considération, bien méritée, auprès des bibliophiles, et il était très aimé de ses collègues les libraires, qui ne sont pourtant pas (disons-le à regret) suspects de bienveillance confraternelle! Aussi, à peine était-il mort depuis quelques heures, que la nouvelle était déjà connue dans tout le monde des bibliophiles et de la librairie.
Quelle perte! quel vide! se disait-on en s'abordant avec tristesse. - Hélas ! oui, une perte irréparable! répondaient les autres. - Et tous avaient raison ; on ne remplacera pas facilement ce libraire intelligent, ce bibliophile précis, d'un jugement si sûr et si droit, cet homme loyal, honnête et probe jusqu'au scrupule. Il était d'une race qui a malheureusement bien dégénéré depuis quelques années et tend à disparaitre de jour en jour, dans ce siècle de lucre et d'agiotage, où l'on vit si fiévreusement, où l'on veut gagner tant et si vite, où l'on a tant de hâte de parvenir à la fortune par tous les moyens possibles.
Lui aussi était arrivé à la fortune, en passant par une situation modeste ; mais il avait mis cinquante ans à parcourir ce chemin alors difficile ; et il l'avait parcouru sans laisser la moindre parcelle de conscience ou de probité aux ronces d'alentour. Ce sont là des choses qu'il faut dire bien haut, car ils sont rares, les hommes de commerce, de finances ou d'affaires, à la mémoire desquels on pourrait rendre cette justice.
Né à Paris le 15 avril 1806, de parents qui étaient dans l'aisance, mais qui avaient une assez nombreuse famille, Antoine-Laurent Potier reçut une éducation fort simple. On se borna à lui faire faire des études primaires. Il était, d'ailleurs, d'un caractère assez rebelle et d'une nature peu studieuse ; ses parents auraient eu, sans doute, de la peine à lui faire enseigner ce qu'il ne voulait pas essayer d'apprendre. Il s'instruisit bien tout seul, plus tard.
De bonne heure, vers l'âge de quatorze ans, il entra en librairie et, après avoir passé‚ quelque temps dans diverses maisons, il fut employé‚ chez J. Techener (1) et chez Crozet. Là il dut prendre un peu l'habitude de vivre au milieu des vieux livres, qu'il devait tant aimer et si bien connaitre plus tard. Ces deux libraires étaient l'un et l'autre, non pas seulement des marchands, mais encore des bibliophiles, presque des bibliomanes ; il n'est donc pas étonnant que L. Potier ait contracté chez eux un goût prononcé pour les livres eux-mêmes, autant que des habitudes de commerce.
A cette époque il y avait sur le quai Voltaire un excellent homme de libraire, M. Nozeran, qui, sans entreprendre des affaires brillantes, se contentait d'un bon petit négoce de livres anciens, lui fournissant assez de bénéfices et assez de loisirs pour lui permettre de cultiver des gouts littéraires très prononcés. Il avait distingué L. Potier, dont l'activité‚ et l'intelligence lui avaient fait entrevoir en ce jeune homme un utile auxiliaire pour le moment, et pour l'avenir un excellent successeur. D'un autre côté, le jeune L. Potier, dont le caractère était déjà très indépendant, avait peut-être eu aussi l'espoir d'une cession avantageuse de cette maison, dont le chef paraissait désirer une prochaine retraite. Bref, il entra chez M. Nozeran en 1825, et six ans après il succédait à ce dernier, dont il épousait la fille.
Ce fut donc en 1831, à vingt-cinq ans, que celui dont on a pu dire souvent depuis : "c'est le type le plus parfait à la fois du grand bibliophile, de l'éminent bibliographe et de l'honnête libraire", il commença à travailler seul et à établir les bases de la réputation immense qu'il s'est faite depuis dans le monde des amateurs.
Pendant les dix premières années, L. Potier, qui avait à lutter contre la notoriété alors très grande de deux ou trois autres libraires, de Techener entre autres, ne fit guère que de modestes opérations et rédigea seulement quelques catalogues. Mais aussi, tandis que ces libraires faisaient beaucoup de bruit et accaparaient impitoyablement les grandes affaires et les gros succès, le jeune débutant, semblable à la fourmi, amassait tranquillement et modestement pour l'avenir, de bons livres, qu'on ne payait pas cher alors, et des connaissances bibliographiques, que les amateurs de cette époque avaient en grande estime. Il consultait et étudiait à tout moment les bibliographies et les catalogues raisonnés de bibliothèques célèbres, comparant les volumes curieux et rares qui lui passaient entre les mains, avec leurs descriptions, se rendant compte des différents prix atteints par ces ouvrages aux ventes publiques anciennes et nouvelles.
Les traités spéciaux de Brunet (2), De Bure (3), Quérard (4), Barbier (5), Hain, Renouard (6), Pieters (7), etc., étaient souvent feuilletés et compulsés par lui, de même que les catalogues de Colbert, du comte d'Hoym (8), du duc de La Vallière (9), de Mme de Pompadour (10), Bonnemet, Gaignat et d'autres amateurs célèbres.
Par ces moyens il arrivait à connaitre les livres, non pas seulement pour leur valeur vénale, mais encore au point de vue de l'intérêt littéraire, historique ou artistique, de la provenance et même de la reliure de chaque volume, quoiqu'à ce moment-là on attachât un peu moins d'importance qu'à présent à la pureté des reliures, ou même à la pureté‚ des exemplaires. Il s'était ainsi familiarisé‚ avec les livres précieux et rares, qu'il connaissait déjà passablement ; et lorsque les grands amateurs prirent tour à tour le chemin de sa petite maison du quai Voltaire, il put s'entretenir avec eux de tous les sujets de bibliographie et de bibliophilie, sans leur paraitre trop gauche et trop naïf.
Au contact de ces grands bibliophiles, il eut même souvent beaucoup à apprendre et il en profita pour acquérir des connaissances précieuses, qu'il devait enseigner lui-même plus tard, avec l'obligeance qu'on lui connut toujours, à d'autres amateurs plus jeunes, devenus d'abord ses élèves et ensuite ses amis.
Vers 1840, il recevait déjà les visites assidues de bibliophiles célèbres, tels que Charles Nodier (11), J.-Ch. Brunet, Gabriel Peignot (12), Armand Bertin, le baron Taylor, Paul Lacroix, Armand Cigongne, Benjamin Delessert, le baron de La Roche-Lacarelle, le prince d'Essling (13), le comte de Lignerolles, Ad. Audenet, etc., et il eut maintes fois l'occasion de fournir à ces amateurs éclairés des livres précieux qu'il leur vendait pour quelques francs, et qu'on a vus depuis atteindre des prix fantastiques.
Jusqu'en 1846, L. Potier n'avait pas encore pu se décider à faire aucune des ventes publiques dont on voulait lui confier la direction. Il se hasarda à enfin accepter l'essai et débuta à la salle des ventes le 20 avril 1846, en présentant aux enchères une petite bibliothèque, celle de M. .M***.
La première vente curieuse qu'il dirigea fut celle du marquis de Coislin, le 29 novembre 1847, à laquelle plusieurs ouvrages atteignirent des prix relativement élevés pour l'époque. Il dressa ensuite les catalogues et présida à des ventes fameuses (voir en fin d'article).
Les travaux bibliographiques de M. Potier, les notices et les catalogues qu'il a rédigés, se distinguent par une précision et une exactitude de renseignements qu'on ne rencontre pas souvent chez d'autres bibliographes, et surtout par une sobriété de détails et un laconisme qui n'ont pas été égalés. Il avait horreur des grandes notes inutiles, des tartines (comme il les appelait) dont on a tant abusé dans les catalogues modernes. Je l'ai entendu dire, à ce propos, un mot-cruel, à l'adresse d'un de nos féconds écrivains, qui est en même temps un fécond bibliographe : "M. X... devrait bien mettre un peu plus d'imagination dans ses romans et un peu moins de fantaisie dans ses études bibliographiques !" (parle il ici d'Octave Uzanne ?).
En 1861, il avait préparé le catalogne de la célèbre bibliothèque de M. Armand Cigongne, qui ne fut pas livrée aux enchères parce que M. le duc d'Aumale eut l'excellente idée de l'acquérir en bloc, moyennant un prix relativement élevé disait-on alors, mais qui serait sans doute triplé‚ ou même quadruplé‚ aujourd'hui. Jules Janin, dans son petit volume l'Amour des livres, cite un mot intéressant à propos du transport de tous les volumes de cette collection superbe à Twickenham, où résidait alors le prince qui possède certainement le plus beau musée bibliographique du monde entier.
A la douane de Londres, quand apparut la bibliothèque de M. Cigongne : "Entrez librement, disait le chef de la douane ; c'est l'usage de l'Angleterre de saluer les belles choses au passage. Pour un chef de douane et pour un Anglais, le mot est heureux."
Après avoir publié‚ en plusieurs parties, le catalogue de sa bibliothèque personnelle et de sa librairie, dont il confia les ventes aux enchères à M. Ad. Labitte en 1870, quelques mois avant la guerre, et en 1872, M. Potier se retira définitivement des affaires.
Au mois de décembre 1866, il avait perdu presque subitement son fils unique, Eugène Potier, âgé de trente-quatre ans, qui devait lui succéder très prochainement. Depuis lors, le pauvre père n'avait eu qu'une idée, celle de renoncer aux tracas du commerce le plus tôt possible. Il fallut les sympathiques encouragements, les conseils et les prières de ses amis les grands bibliophiles, pour le décider à rester à la tête de sa librairie après ce deuil cruel.
C'est ainsi que dans ces dernières années il se vit obligé, par ses promesses et pour rendre service à des amis, de rédiger les catalogues de collections remarquables comme celles de feu M. F. Soleil, caissier principal de la Banque de France, dont la vente fut faite le 22 janvier 18 72 ; - de M. L. de M*** (Lebeuf de Montgermont), 27 mars 1876 ; - de Rob.-S. Turner, 12 mars 1878 ; - de J. Taschereau, administrateur général de la Bibliothèque nationale, 1er avril 1875.
Enfin il se disposait à présider encore successivement aux ventes des bibliothèques de M. Ern. Quentin-Bauchart (article sur ce blog du...), de feu M. H. Jordan, de M. J. Renard, et de feu M. le marquis de Ganay, dont il avait dressé les catalogues, lorsque la terrible maladie, qui l'avait déjà cloué sur son lit à plusieurs reprises sans l'abattre ni le décourager, vint le frapper de nouveau et l'enlever en cinq jours à sa famille et à ses amis.
Les sympathies n'ont pas fait défaut à la mémoire de cet homme de bien ; nous avons vu, au milieu d'une foule nombreuse qui suivait son convoi, presque tous ceux qui avaient été d'abord ses clients et étaient devenus ensuite ses amis, entre autres : M. le comte de Lignerolles, M. le baron J. Pichon, président de la Société des bibliophiles français ; M. le comte de Mosbourg, M. Bocher, M. Dutuit, le fameux bibliophile rouennais; M. le baron James de Rothschild, M. Eugène Paillet, M. Piquet, M. de Fresne, M. Quentin-Bauchart, M. Maurice Delestre, etc. ; et les principaux libraires, M. Porquet, M. Labitte, M. Claudin, M. Fontaine, M. Rouquette, MM. Morgand et Fatout, M. de Saint-Denis, M. Etienne Charavay, M. Cretaine, qui est maintenant le doyen de la librairie française, et qui, malgré ses quatre-vingt-quatre ans, était venu à pied se joindre au cortège ; et beaucoup d'autres, dont la tristesse témoignait assez de l'attachement qu'ils avaient porté à celui que nous pleurons.
Article largement inspiré par un article de Jules Le Petit (in Le Livre, 1881, Tome 2, Bibliographie rétrospective)
Vente célèbres du libraire Potier
M. de Saint- Mauris, le 15 janvier 1848
E. B. (Baudeloque), le 10 avril 1850
Monmerqué, le 12 mai 1851
le roi Louis-Philippe, les 8 mars et 6 décembre 1852
J.-J. de Bure, le 1er décembre 1853
Walckenaer, le 12 avril 1853
Ant.-Aug. Renouard, le 20 novembre 1854
Coste, le 17 avril 1854
Ch. G*** (Giraud), le 26 mars 1855
G. Duplessis, le 28 février 1856
Busche, le 1er avril 1857
Aug. Veinant, le 30 janvier 1860
Gancia, le 13 février 1860
Sauvageot, le 3 décembre 1860
Cayrol, le 29 avril 1861
Eug. Piot, le 23 avril 1862
le comte de la Bédoyère, le 3 février 1862
P. Desq, le 25 avril 1866
Puibusque, le 1er février 1864
le prince Radziwill, les 22 janvier et 19 février 1866
J.-Ch. Brunet, l'auteur du Manuel du libraire, les 20 avril et 18 mai 1868
Chaudé, le 16 décembre 1867
Capé, le 27 janvier 1868
le baron J. P. (Jérôme Pichon), le 19 avril 1869
Huillard, les 14 février et 20 juin 1870
Sainte-Beuve, le 21 mars 1870
...et d'un grand nombre d'autres bibliothèques, que le peu d'espace ne me permet pas de citer ici.
(1) – J.Techener Célèbre libraire-éditeur -1802-73), fondateur en 1834 du Bulletin des bibliophiles, et à publié une Histoire de la bibliophilie.
(2) – J.-C. Brunet-Manuel du libraire et de l'amateur de livres, P., Firmin-Didot, 1860-1870, 9 vol. in-8, dont 2 vol. de supp. et 1 vol. de table. Monumental ouvrage bibliophile, référence incontournable pour tous libraires et amateurs, sélection concernant tous les livres les plus importants parus entre le XVe et XIXe siècle. L'ouvrage de Brunet à rendu inutiles les ouvrages de De Bure, Cailleau, Fournier,Psaume. A l'ouvrage de Brunet, on peut joindre La france littéraire de Quérard, le Lanson et le Manuel bibliographique de la littérature française.
(3) - Guillaume-Francois De Bure-Bibliographie instructive : ou traité de la connoissance des livres rares et singuliers, P., Didot, 1763-64-65-68-60-82, 10 vol. in-4. La bible des collectionneurs du XVIIIe siècle. Meilleur guide bibliophilique avant Brunet. Ouvrage fondateur de la bibliophilie et de sa classification.
(4) – J.-M. Quérard-Les supercheries littéraires dévoilées, galerie des auteurs apocryphes, supposés, déguisés, etc., etc., de la littérature (Française pendant les quatre derniers siècles), 2e éd. considérablement augm., publiée par G.Brunet et Pierre Jannet.,P., Daffis, 1869-1871, 3 vol. in-8.
(5) – A.A Barbier-Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes. P. Daffis,1872-1879, 4 vol. in-8, 3eme édition revue et augmentée.
(6) - A.A Renouard-Documents sur les imprimeurs, libraires, cartiers, graveurs, fondeurs de lettres, relieurs, doreurs de livres, faiseurs de fermoirs, enlumineurs, parcheminiers et papetiers ayant exercé à Paris de 1450 à 1600. Recueillis aux Archives nationales et au département des manuscrits de la BN, P., Champion, 1901. in-8 (entres autres écrits...)
(7) - Ch.Pieters-Annales de l'imprimerie des Elsevier ou histoire de leur famille et de leurs éditions 1858, Seconde Edition, revue et augmentée.
(8) - Comte d'Hoym-Catalogus librorum Bibliothecae illustrissimi viri Caroli Henrici comitis de Hoym ... legati extraordinarii. Digestus et descriptus à Gabriele Martin bibliopola Parisiensi, cum indice auctorum alphabetico. Parisiis, apud Gabrielem & Claudium Martin, 1738. (La vente du comte d'Hoym commença le 12 mai 1738 et se termina le 2 août. Il y eut 59 vacations elle rapporta 85000 livres, soit 30000 livres de moins qu'elle n'avait coûté.)
(9) - Louis César de La Baume Le Blanc, duc de Vaujours, puis duc de La Vallière, est un militaire et bibliophile français, né le 9 octobre 1708 et mort le 16 novembre 1780.(Wikipédia)
(10) - Jeanne-Antoinette Lenormant d’Etiolles née Poisson, marquise de Pompadour, née le 29 décembre 1721 à Paris et morte le 15 avril 1764 à Versailles, fut une favorite célèbre du roi de France et de Navarre Louis XV. (Wikipédia)
(11) - Charles Nodier, né Jean-Charles-Emmanuel Nodier à Besançon le 29 avril 1780 et mort le 27 janvier 1844 à Paris, est un académicien et écrivain romancier français à qui l’on attribue une grande importance dans la naissance du mouvement romantique. (entres autres écrits : Le Bibliomane, P., Conquet, 1895 ; Infernalia, P., Sanson, Nadau,1822 ; L'amateur de livres,...)
(12) - Étienne-Gabriel Peignot est un bibliographe français né à Arc-en-Barrois (Haute-Marne) le 15 mai 1767 et mort à Dijon le 14 août 1849. Est connu ussi sous le pseudonyme de G.P. Philomneste. (Dictionnaire raisonné de bibliologie contenant l'explication des principaux termes relatif à la bibliographie, à l'art typographique ; Predicatoriana, ou révélations singulières et amusantes sur les prédicateurs, par G.P. Philomneste,...)
(13) - François-Victor Masséna (1799-1863), duc de Rivoli, prince d'Essling, fils du maréchal d'Empire. Sa bibliothèque fut vendue en 1847.
Amitiés bibliographiques,
Xavier