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vendredi 28 novembre 2008

Des livres, des livres ! Encore des livres ! Toujours des livres ! Rien que des livres !




Des livres, des livres ! Encore des livres ! Toujours des livres ! Rien que des livres !
Mais il faut raison garder…

« O vous, qui ambitionnez ce titre chatouilleux de bibliophile, ou qui, plus modeste, osez simplement vous dire ami des livres, ne soyez jamais de ceux qui ont l’outrecuidance ou l’ingénuité de croire que, pour mériter ces noms, il suffit d’alléguer avoir beaucoup de livres. »

Du Laurens ou Du Lorens, Satyre contre les demy-sçavans.
(Voy. Var. Bibliogr., par Ed. Tricotel. 1863, in-12, p. 292.) (1)



Je vous laisse ce soir sur cette sentence. Reposez bien sur vos deux oreilles, comptez et recomptez vos maroquins rouges et vos Elzevier à grandes marges.

Les deux photos qui accompagnent ce minuscule article sont des évocations de ce que peut vouloir dire « des livres à l’infini... ». Photographies d’une collection privée (droits réservés… enfin presque).


(1) Jacques Du Lorens, né à Tillières-sur-Avre en 1580 et mort le 16 mai 1655, est un poète satirique français. Nous avons repris cette citation d’après le livre de M. Gustave Mouravit « Le livre et la petite bibliothèque de l’amateur » (Paris, Auguste Aubry, s.d. (1869), p. 147. Seule la fin « il suffit d’alléguer avoir beaucoup de livres. » est de Du Lorens, le début est un raccommodage de M. Mouravit (sur lequel nous reviendrons bientôt).

Amitiés,
Bertrand

jeudi 27 novembre 2008

Physionomie du bibliophile : Jules Janin (1804-1874)




« Glouton, coureur, méchant, lâche et galeux ; en somme, feu mon chien était presque un homme. »
Jules Janin


O ! Il a osé !

A peine remis d’une crise de Janinisme aïgue, nous voilà repartis dans les méandres de la vie du brave et bon Jules Janin.

Pour ceux qui auraient raté un épisode sur le Bibliomane moderne, je rappelle à nos aimables lecteurs courageux et entêtés, que Jules Janin est devenu subitement une sorte de mascotte à laquelle nous avons consacré successivement plusieurs articles.

Certains diront que la folie nous guette, qu’il serait temps de retrouver la raison et d’abandonner une bonne fois ce bonhomme rondouillard aux allures de pacha que nous ne cessons de porter aux nues. Et ils auraient sans doute raison. Mais la raison…

Bref, tout cela pour vous dire, qu’encore une fois, au détour d’une lecture fortuite, je suis tombé sur une série de physionomies du Monsieur, et que je me voyais mal vous cacher cette découverte plus longtemps. La science n’attend pas !

Ainsi, ce sont plus d’une dizaine de représentations du maître bibliophile, d’après des gravures du temps, que je vous propose de voir ce soir.

Ces gravures sont extraites de la revue bibliophilique rédigée et dirigée par Octave Uzanne, Le Livre moderne (on trouvera vite d’où vient l’inspiration pour le titre de ce blog… NDLR), revue du monde littéraire et des bibliophiles contemporains. Revue imprimée chez Quantin à Paris, et qui compta seulement deux années de parution (1890-1891) pour 24 numéros ou livraisons. Je vous reparlerai très bientôt de cette sublime revue à faire pâlir tous les apprentis sorciers qui oseraient aujourd’hui éditer une revue bibliophilique digne de ce nom, et juste un peu à la hauteur.

Mais revenons au brave Jules, « le Prince des critiques, le Diable à quatre du feuilleton, le Jupiter étonnant de la Quotidienne, du Constitutionnel et des Débats. »

L’autre brave de la bibliophilie, Octave, nous le dépeint comme un « épicurien de la gloire », à l’humeur « anacréontique » (il aimait la table et bacchus…).

Paul de St-Victor disait : « Il restera toujours un rayon sur son nom, autour de sa mémoire un vol d’abeilles murmurantes ; ce souvenir de grâce et de charme qui est le souvenir de la renommée. » (et il avait raison, tout au moins en ce qui nous concerne).

Uzanne nous dit que l’idée lui est venue d’un article sur cette série de portraits gravés de l’écrivain, en contemplant la collection d’un iconophile. Il nous apprend par ailleurs qu’on ne compte pas moins de trente portraits différents de Jules Janin et environ le même nombre de caricatures et de charges, depuis ses débuts en 1827 jusqu’à sa mort en 1874.

« Un embonpoint chaque jour plus accentué » nous dit-il. Mais également la variation des modes, des coiffures. Au début svelte et élégant, avec sa coiffure « à la girafe », ses cheveux bouclés, et à la fin de sa vie, plein de rondeur, ventru bonhomme, c’est devenu un « gros père » comme dit Uzanne.

Laissons découvrir au lecteur bibliomane moderne, cette série de portraits enlevés et qui donnent avec le recul, tout le sens du mot « temps ».

Cliquez sur les images pour les agrandir


Les avantages d’internet sont évidents aujourd’hui pour retrouver ce genre de documents iconographiques, et quelle n’a pas été ma joie et ma surprise de voir qu’un site internet était entièrement consacré à Jules Janin, sa vie, son œuvre et son image. Je vous laisse le découvrir si ce n’est déjà fait. Bonne visite.

Site internet qui prolonge l’exposition présentée à la Bibliothèque de la ville de St-Etienne en 2004, année du bicentenaire de la naissance de Jules Janin dans cette ville : http://www.lectura.fr/expositions/julesjanin/indexjanin.htm

Voici en rappel et pour ne pas perdre le fil rouge… les autres articles consacrés à Jules Janin sur le Bibliomane moderne.

- L’Horace de Jules Janin (1860) - Encore ce bon Jules Janin - Le Livre (1870) - L'amour des livres par M. Jules Janin (1866)

PS : Au risque de lasser, deux autres articles sont déjà prévus sur le sieur Janin. Un concernant la vente de sa bibliothèque et un autre qui reste à découvrir…

Source : O. Uzanne, Le Livre moderne, 1890, tome II, pp. 193-204.

Amitiés,
Bertrand

mardi 25 novembre 2008

Petite physiologie des ventes parisiennes : La maison Silvestre en 1862


Vente des livres de M. Rochebilière le mercredi 31 mai 1882 et jours suivants, en la salle n°1 du 28 de la rue des Bons-Enfants, maison Silvestre


Chers amis,
voici un rappel historique, écrit par un homme de terrain, qui je le pense intéressera tous ceux qui sont curieux de savoir comment nos aïeux achetaient leurs livres à Paris au milieu du XIXe siècle.

Laissons la parole à Henri Rochefort (1) :

"Il y a à Paris un endroit où l'on fait des ventes aux enchères comme à l'hôtel Drouot, avec le secours des commissaires-priseurs et des experts comme à l'hôtel Drouot, et qui pourtant ne ressemble pas le moins du monde à l'hôtel Drouot. C'est la maison Silvestre.

La seule différence matérielle qui existe entre les deux maisons, c'est qu'à celle de la rue Drouot les ventes se font généralement le jour, et qu'à celle de la rue des Bons-Enfants elles se font d'ordinaire le soir. Quant aux différences morales, elles sont considérables.

Dans les salles de l'hôtel des commissaires-priseurs, l'erreur et la fraude sont continuellement suspendues sur la tête du malheureux acheteur qui s'y hasarde sans s'être muni d'armes suffisamment défensives. A la Maison Silvestre l'erreur est rare et la fraude presque impraticable. Pourquoi ? Parce que entre l'amateur de livres et l'amateur de tableaux il y a un abîme. Tandis que celui-ci tend complaisamment son porte-monnaie à tous les industriels en quête de pigeons, et qu'il se livre pieds et poings liés à toutes les fantaisies d'un expert souvent , aussi ignorant que lui, l'autre le bibliophile, sait ce qu'il fait, où il va et ce qu'il achète. A l'hôtel Drouot, les clients forment une cohue ; à la maison Silvestre, ils composent un public. L'amateur de tableaux est un rêveur, l'amateur de livres est un savant. Il n'y a pas un acheteur de la société habituelle de la maison de la rue des Bons-Enfants qui n'en sache autant, et plus, que l'expert chargé de lui présenter l'objet à vendre. Une faute y est aussitôt rectifiée que commise. Un Titien peut être de tout le monde, un Elzévir est d'Elzévir, non d'un autre.

Chacune des salles de la maison Silvestre n'est pas de beaucoup plus vaste qu'une grande chambre à coucher. Des bancs très rapprochés les uns des autres entourent la table où circulent les ouvrages, laquelle table touche, ou peu s'en faut, le bureau ou plutôt le fauteuil du commissaire-priseur. On voit tout de suite que là les choses se passent en famille, et que les objets s'examinent de près. L'aspect d'une séance de vente à la maison Silvestre donne l'idée d'une salle d'études, dont le commissaire-priseur serait ce qu'au
collège on nomme le pion. Les amateurs y compulsent silencieusement les livres qu'on leur passe, et y enchérissent bien plus du regard que de la parole. Cette absence totale de mise en scène n'empêche pas certaines ventes de donner d'immenses résultats pécuniaires, et l'attitude réservée des acheteurs n'exclut pas chez eux l'enthousiasme. Les passions contenues sont les plus dangereuses.

A quelle époque précise a été fondée la maison Silvestre ? J'aurais quelque peine à donner à ce sujet une date absolue. C'est de 1796 à 1798 si mes renseignements ne me trompent pas. L. Silvestre père d'une dynastie de libraires qui n'est pas encore éteinte, avait à peine installé chez lui la vente des livres aux enchères, qu'il eut à supporter la concurrence d'un libraire nommé Mauger. Mais la concurrence finit à la mort du concurrent. Jusqu'en 1815 M. Silvestre eut à peu près le monopole. Mais à cette époque MM. de Bure, qui avaient l'habitude de vendre rue des Bons-Enfants, s'imaginèrent que l'exiguïté des salles était un obstacle à l'extension de leur, commerce ; et ils exigèrent de M. Silvestre l'agrandissement de la salle principale. Celui-ci, plein de cette idée que sa maison était assez grande pourvu qu'elle fût pleine d'amis, refusa d'accéder à cette ambitieuse réclamation. Les de Bure se séparèrent alors violemment de l'honorable libraire, et allèrent porter leurs ventes à l'hôtel de Bullion (que le peuple n'a jamais pu se déshabituer de prononcer Bouillon), rue Jean-Jacques-Rousseau, 3. Cette scission entre M. Silvestre et les MM. de Bure, qui étaient alors les directeurs presque
exclusifs des grandes ventes de livres, faillit devenir fatale à la maison. Commencée en 1815 à propos de la vente Maccarthy, la lutte dura jusqu'en 183o. Et quoique les amateurs s'y trouvassent très mal, c'est à l'hôtel de Bullion que furent faites les belles ventes du commencement de ce siècle, entre autres celle de M. Morel de Vindé. Les ventes qui se font presque tous les soirs, en hiver, à la maison Silvestre, sont de trois espèces bien distinctes : Ventes de livres, Ventes d'estampes, Ventes d'autographes. Nous reviendrons sur chacune de ces trois branches de la curiosité, dont la dernière surtout tend à se développer d'une façon toute spéciale.

Au point de vue de la propreté, de la commodité et du bon goût, la maison Silvestre s'est améliorée sensiblement dans ces dernières années. Les acheteurs ont d'abord été éclairés à la simple chandelle, ce qui présentait, entre autres inconvénients, celui de laisser du suif à peu près sur tous les ouvrages qu'on examinait un peu attentivement. On me racontait que dans une vente d'estampes une magnifique eau-forte de Rembrandt, représentant un grand rabbin, fut brûlée par un curieux qui avait, pour mieux voir,
mis la flamme de la chandelle en contact direct avec l'estampe. Un autre amateur ayant eu l'imprudence de moucher un soir une autre chandelle, dont le nez dépassait toute proportion, le résidu de la mèche, encore incandescente, tomba sur une lettre très intéressante du prince de Condé, et la dévora sans qu'on pût en sauver une ligne. Cet accident fit prendre une mesure énergique. La direction de la maison Silvestre décréta que les ventes seraient désormais éclairées à la bougie. Au bout d'un certain temps on s'apercut que les taches de suif étaient remplacées par des taches de bougie, ce qui est évidemment plus noble, mais tout aussi salissant. Alors on reprit un parti violent, on changea la forme des flambeaux. Mais rien n'est obstiné comme la bougie. Elle parvient toujours à franchir les obstacles, quels qu'ils soient. On fut obligé d'organiser dans les salles des suspensions chargées de lampes à l'huile et de quinquets. Mais l'égouttement amena aussi des désastres, et il fallut songer à protéger sérieusement les ouvrages précieux qui entraient dans les salles. M. Camerlinck, le directeur actuel de la maison Silvestre, osa le premier tenter l'éclairage au gaz, dont tout le monde se trouva bien. Il rappropria et assainit, pour ainsi dire, les salles, fit changer les tables en sapin, tellement mâchurées par l'usage, que les experts et les acheteurs, en ramassant les estampes, s'entraient régulièrement dans les doigts et sous les ongles des échardes à discrétion. Ces améliorations, auxquelles on ne songe pas assez à l'hôtel des ventes de la rue Drouot ont une importance réelle. La fréquentation de l'hôtel des commissaires-priseurs est la mort aux vêtements, et les chasseurs de chefs-d'œuvre devraient se dire que s'ils y trouvent souvent de vieux tableaux, ils y laissent toujours leurs paletots neufs.

Quoique plusieurs des commissaires-priseurs assermentés de l'hôtel Drouot soient admis à faire les ventes de la maison Silvestre, entre autres MM. Pillet et Déodor, il y a toujours eu entre la rue Drouot et la rue des Bons-Enfants une animosité évidente. Cette rivalité a même pris de temps en temps les proportions d'une lutte. Très contrariée, probablement, de voir que l'influence des commissaires-priseurs était à peu près nulle dans les ventes de livres de la maison Silvestre, et jalouse d'ailleurs d'un monopole qu'elle s'est attribué on ne sait en vertu de quelle loi, la compagnie des commissaires-priseurs a plusieurs fois tenté de faire fermer les salles de vente Silvestre, afin d'obliger ainsi les ventes à venir à l'hôtel Drouot. Des procès, dont aucun n'a abouti, ont été entamés à plusieurs reprises, et la maison Silvestre continue à vendre sans revidage, sans maquillage et sans enchères fictives, ce qui est peut-être gênant pour les uns, mais bien heureux pour les autres.

Le premier commissaire-priseur que M. Silvestre attacha à son entreprise fut un nommé Thierry, qui, pendant longtemps, remplit ses fonctions de la manière la plus honorable. Mais avec l'extension que prirent les affaires de la maison, un seul commissaire-priseur devint bientôt insuffisant. A Me Thierry succéda M. Lefrançois de la Carilère. Puis vinrent MM. Bonnefonds de Lavialle, Petit, Douchet, Commandeur. Mais, comme nous le disions plus haut, le goût des livres étant une spécialité qui exige des connaissances pratiques tout à fait particulières, le commissaire-priseur ne joue dans une vente de livres qu'un rôle secondaire. L'homme qui peut le plus peser sur le prix d'achat d'un ouvrage, c'est l'expert chargé de la vente. Mais, quelle que soit, d'ailleurs, la science incontestable des Benjamin Duprat,
Téchener, des Potier, des Labitte, des Tillard, des Théodore Leclerc, les experts ordinaires de la maison, le véritable expert en fait de bibliographie, c'est le bibliophile qui vient acheter et ne consulte guère d'autres lumières que les siennes. Les amateurs de livres se connaissent tous, et non seulement ils se connaissent, mais ils connaissent encore mieux leurs bibliothèques réciproques. Un livre rare est coté longtemps avant d'être mis en vente, et le jour, ce jour qui finit toujours par arriver, où il vient s'échouer sur la table d'une salle de vente, il trouve pour le recueillir un certain nombre de bibliothèques qui se le disputent à enchères courtoises et à armes d'autant plus égales que tous les mérites du livre sont appréciés à leur valeur par chacun des concurrents. La seule valeur qu'on ne puisse lui donner exactement, c'est sa valeur vénale, qu'un moment de délire, auquel tous les amateurs sont exposés, peut faire varier subitement.

La clientèle de la maison Silvestre se compose non seulement de tous les libraires de Paris, qui y viennent dans l'intérêt de leur commerce, mais aussi et principalement de tous les amateurs quelconques de livres qui y viennent dans l'intérêt de leur passion. Mais, quelque variés que soient les goûts de ceux, et le nombre en est grand, qui se sont jetés à corps perdu dans le livre, il faut toujours les classer de la manière suivante : Bibliophiles, Bibliomanes et Bibliotaphes (...)"


La suite vous pourrez la lire dans un de nos précédents articles extrait du même ouvrage :

Bibliophiles, Bibliomanes et Bibliotaphes...


Vente de la bibliothèque Van der Helle le 10 février 1868 et jours suivants,
en la salle n°1 du 28 de la rue des Bons-Enfants, maison Silvestre


Je n'ai pas trouvé d'historique complet de la maison Silvestre, ainsi je ne sais pas exactement à quelle date cette salle a cessé de proposer des ventes de livres. Ce qui apparait clairement cependant, c'est qu'avec l'ouverture de l'Hôtel Drouot le 1er juin 1852, la salle Silvestre a vite décliné (comme l'indique d'ailleurs Henri de Rochefort) pour assez rapidement devenir obsolète. Il semblerait cependant qu'elle ait fonctionné encore quelques années ponctuellement, car si l'on voit par exemple les ventes Lebeuf de Montgermont (1876), Yemeniz (1867) et Baron Pichon (1897) se faire à l'Hôtel Drouot, ce n'est pas le cas par exemple des ventes Van der Helle (1868) et Rochebilière (1882).

Chacun ici sera preneur d'informations sur le devenir et le finir de cette vénérable salle Silvestre qui a vu passer sur ses tables de sapin écaillées les plus beaux maroquins signés et non signés de son époque.


(1) Extrait de l'ouvrage "Les petits mystères de l'hotel des ventes" par Henri Rochefort. Paris, E. Dentu, sans date (1862). 1 volume in-12. pp. 191-201.

Amitiés bibliophiles,
Bertrand

dimanche 23 novembre 2008

L’Horace de Jules Janin (1860)


Revoici Jules Janin.

Jules Janin aime les beaux livres, sa « pharmacie de l’âme » ; il aime écrire, inlassablement ; il aime manger, il souffre de la goutte ; il aime le talent de Mademoiselle Rachel, il lui consacre un livre orné de photographies ; il aime Adèle sa femme, sa collaboratrice, à qui il adressera plus de 700 lettres.
Jules Janin n’aime pas Napoléon III, il est orléaniste ; il n’aime ni le printemps ni l’été car sa femme s’absente pendant six mois ; il n’aime pas les vendredis car il faut écrire le feuilleton.

Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est le poète latin Horace dont il possède vingt éditions différentes sur ses tablettes. Il cite, pense, parle et vit avec Horace. A la fin de l’été 1858, après avoir mis le mot fin à son livre « Rachel et la Tragédie » (Amyot, 1859) il se lance corps et âme dans la traduction des Œuvres du poète. Il faut dire qu’Ambroise Firmin-Didot a placé la barre haut en publiant en 1855 une édition charmante d’Horace qui a ravi l’Exposition Universelle par son format elzévirien, sa typographie et les photographies originales qui l’illustrent. Hélas pour le public, cet Horace-là est en latin, certes savamment revu par le philologue allemand Johann Friedrich Dübner mais les jolis exemplaires dans leur reliure d’éditeur en maroquin de Lortic ne sont pas souvent ouverts…
Louis Hachette, un ancien condisciple du lycée Louis-le-Grand soutient l’enthousiasme de Janin : « J’ai l’intention d’imprimer votre Horace en un format de poche. Il faudra que Lahure fasse un petit bijou typographique. Je vais voir si one ne pourrait pas y introduire quelques gravures de simple ornement » (14 sept. 1859). La première édition paraît en août 1860 (2) : « On recherchera longtemps les papiers de Chine ou d'Annonay de cette traduction nouvelle, imprimée avec tant de zèle et de bonheur par M. Lahure, au compte de M. Hachette » écrira Janin dans l’Ami des livres (3).

Les 3000 exemplaires s’arrachent en un mois (4) pour se recouvrir souvent de maroquin et de dorures et figurer ainsi en bonne place dans les belles bibliothèques du second Empire.

Les Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. Jules Janin, Paris, Hachette, 1860. Reliure de Petit , successeur de Simier. Ex-libris de Napoléon Mortier, troisième Duc de Trévise, Chambellan de Napoléon III (1804-1869).

Victor Hugo, de son île de Guernesey, est enthousiaste comme beaucoup : « Vous traduisez Horace comme il me semble qu'Horace vous traduirait, avec un ravissant mélange d' obéissance et de liberté […] J'ouvre ce charmant Janin-Horace et ma cellule est pleine de soleil. » (23 sept. 1860) (5). Voilà Horace devenu lisible. Il ne faut pas être trop exigeant sur la fidélité de la traduction : c’est bien du Janin-Horace, on écrit même perfidement que Janin a réinventé Horace…

La seconde édition se prépare fébrilement. De nombreuses corrections sont apportées avec l’aide de…Dübner. Trois mille exemplaires (plus 100 sur Hollande) sortent en Février 1861 (6) et sont épuisés en septembre. Curmer, également très ami avec Janin, publie dans le même temps sur souscription un petit recueil de photographies pour illustrer son Horace (7). N’est-ce pas Janin qui écrivait au pied du berceau du daguerréotype, en 1839 : « Le dagueréotype (sic) est destiné à reproduire les plus beaux aspects de la nature et de l’art, à peu près comme l’imprimerie reproduit les chefs d’oeuvre de l’esprit , populariser chez nous, et à peu de frais, les plus belles œuvres des arts. » ? (8).

Ce recueil est composé de 23 photographies sur albumine, contre-collées sur papier, s’ouvrant sur celle d’un profil en médaillon de Janin, sculpté par Bogino et se poursuivant par un curieux mélange de reproductions de profils gravés à l’antique, de gravures de tableaux de Rubens ou de Raphaël représentant Bacchus, Silène et des nudités, et de monnaies antiques, probablement les premières à être photographiées d’après nature.

Illustrations photographiques pour Horace. Traduction de M. Jules Janin. Paris, Curmer, 1861. Frontispice gravé des Dédicaces et planche photographique de monnaies.

Les planches sont uniquement précédées de quelques pages de dédicaces versifiées, une grande spécialité de Janin. Quelques amateurs du temps ont pris soin de faire précieusement insérer par leur relieur ces photographies, qui se sont très bien conservées, dans leur exemplaire des Oeuvres d’Horace.

Les éditions se succèdent, la troisième en 1865 puis une dernière, posthume en 1878.

Bien sûr, on juge la traduction, on trouve aussi « bizarre » la Table dans laquelle Janin s’est ingénié à trouver un titre en vers français pour chaque Ode (« Je vivais au hasard et négligent des dieux ») (9). Cette Table sera d’ailleurs modifiée dans la seconde édition et retrouvera une présentation plus académique. On ne dit rien par contre de l’épigraphe au titre : « Sans peser, sans rester, VH ». Se rend-on compte qu’elle est extraite des Contemplations (I, 13, A propos d’Horace) de Victor Hugo, alors en exil ? Janin a-t-il glissé ailleurs d’autres allusions politiques ?

Ce n’est pas d’usage mais terminons par la Préface. On la lit d’abord sans trop faire attention. Ses 24 pages se terminent par ces mots entre parenthèses : « traduit de la préface du petit Horace in-12, imprimé à Amsterdam, par Daniel Elzevier ». Cette édition de 1676 a été très estimée de tous temps (10). Cependant, le curieux qui veut comparer les deux préfaces est surpris : celle de l’édition hollandaise ne compte que deux pages ! Dans la seconde édition de la traduction de Janin, la Préface devient Dédicace, la référence à Elzevier est conservée (« imprimé dans Amsterdam ») ; dans la troisième, cette mention a disparu…

Pourquoi avoir voulu déguiser cette Préface ? Il faut en relire le début : « Et ce fut, Monseigneur, avec un zèle infini, que votre illustre père, ami de toute honnête gloire et du beau langage, entoura votre heureuse enfance des plus belles œuvres de l'esprit humain, les plus fécondes en grâce, en politesse, en éloquence… » et se rapporter à la fin « Enfin ce livre excellent, je le confie à tes mains juvéniles, ô noble enfant d'une mère austère, la plus tendre et la plus dévouée des mères, d'une aïeule voisine du ciel (corrigé dans l’édition de 1861 en consolation suprême d’une aïeule.. ), et d'un prince enlevé trop vite à l'amour du genre humain. ». Le corps de la Préface est consacré à Horace et à tous les exemples dont « Monseigneur » pourra tirer profit pendant sa lecture.

Quelques critiques du temps ont parfois souligné du bout de la plume cette étrange Préface apocryphe, sans insister davantage. D’autres ont bien deviné quel dédicataire mystérieux elle masquait…et dont le nom devait rester prudemment tu.

Laissons encore planer ce petit mystère pour en faire une devinette….

Article rédigé et envoyé par
Raphaël, un lecteur fidèle du Bibliomane moderne.

Illustrations photographiques pour Horace. Traduction de M. Jules Janin. Paris, Curmer, 1861.
Photographie du portrait de Jules Janin par Bogino.

Références :

(1) Mergier-Bourdeix , Jules Janin, 735 lettres à sa femme, 1979, III, p. 528. L’appendice V, pp. 525-534 est consacré à l’histoire de la traduction de l’Horace.

(2) Les Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. Jules Janin, Paris, Hachette, 1860. in-12, 14 x 9 cm.

(3) J. Janin, l’ami des livres, Paris, Miard 1866. http://le-bibliomane.blogspot.com/search/label/Jules%20Janin

(4) Mergier-Bourdeix , Jules Janin, 735 lettres à sa femme, 1979, III, pp. 219, 525-534.

(5) Clement-Janin - Victor Hugo en exil, d'après sa correspondance avec Jules Janin et d'autres documents inédits.Paris, Aux Editions du Monde Nouveau, 1922, pp.133-134.

(6) Les Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. Jules Janin, Deuxième édition. Paris, Hachette, 1861.

(7) Illustrations photographiques pour Horace. Traduction de M. Jules Janin. Paris, Curmer. 1861.

(8) J. Janin, « Le dagueréotype » (sic), L'Artiste, 1839, p. 147.

(9) Léone d’Albano, In Revue Orientale et Américaine, L. de Rosny. Ed., Paris, Challamel, V, pp. 83-84.

(10) Quinti Horatii Flacci Poemata, Scholiis sive Annotationibus instar commentarii illustrata a Ioanne Bond.Amsterdam, Elzevier, 1676.

samedi 22 novembre 2008

Encore ce bon Jules Janin - Le Livre (1870)



Jules Janin (1804-1874) photographié par Nadar


La bibliophile et la bibliomanie réunis, ce sont toutes les batailles de l’Iliade et de l’Eneide réunies.

Ce sont des triomphes, des défaites et des surprises à l’infini !

Quoi de moins étonnant alors que cette passion ne lasse pas.

Pour illustrer ces batailles éprouvantes, quoi de mieux que quelques pages du bon Jules Janin extraites de son ouvrage intitulé « Le Livre » et publié en 1870 chez Plon au format in-8. Quatre années après avoir donné sa mince plaquette L’amour des livres (1866 - LIRE NOTRE PRECEDENT ARTICLE), le critique et l’homme du livre qu’était Jules Janin donne à son public de bibliophiles et d’amateurs un gros morceau d’anthologie bibliophilique avec ce nouvel ouvrage. Récit présenté sous la forme de dialogues entre des auteurs célèbres (Cicéron, Saint-Gelais, Pascal, etc), réunions de bibliophiles causant à plaisir sur le livre et la bibliophilie. Vaste sujet occupant ici pas moins de quatre cent pages.

Collection personnelle. Un des 100 exemplaires sur grand papier de Hollande.
Couv. cons., reliure demi-maroquin marron à coins (reliure signée).

Il a été tiré en outre 2 exemplaires sur vélin non mis dans le commerce... à retrouver !

N°13... je ne suis pas supersticieux...

Nous donnons ici un extrait concernant le feu des enchères, le prix des livres, bref un aperçu rétrospectif des joies et des peines bibliophiliques de nos ayeux du Second Empire.

Laissons la parole à Jules Janin : "Que de batailles célèbres, à commencer seulement par le comte de Labédoyère , à finir par le brave des braves M. Brunet , en cette même salle Sylvestre, aujourd'hui remplacée, ô misère! par les tristes splendeurs de l'hôtel des commissaires-priseurs. Pendant tout un mois, la vente Labédoyère a poussé dans la salle Sylvestre Grecs et Troyens, et pour vous donner une idée approchante de tant de fureurs, voici l'histoire du numéro 1 du présent catalogue. Il s'agissait de la Bible en douze volumes ornée de dessins de Marillier (1789-1804). Elle s'est vendue 720 francs (brochée) à un jeune Troyen très-riche et frais émoulu, qui commence à porter un grand désordre dans le camp des Grecs. A ces 720 francs le même acquéreur ajoute un bordereau de 3,995 francs pour les trois cents dessins originaux de cette même Bible. Ajoutez la somme indispensable à l'habillement de ces douze beaux et vastes in-quarto, par Bauzonnet, vous arriverez facilement à la somme de sept mille francs pour cette Bible unique de Marillier.

Le Nouveau Testament de M. Didot, en cinq volumes in-quarto, provenant de la vente Renouard, où il avait été vendu 1,640 francs ; ce beau livre, enrichi de cent douze dessins originaux de Moreau le jeune, est adjugé au prix de 1,900fr. à M. Capé, relieur de monseigneur le duc d'Aumale. — A 650 francs le savant M. Brunet emporte en sa splendide collection l'Histoire du Vieux et du Nouveau Testament, qui appartenait à M. de Bure et que Dusseuil a reliée. Au prix de 4,000 francs, le Breviarium romanum, qui s'était vendu 800 francs à la vente Lavallière, est vraiment un livre donné.

Le Buffon de l'Imprimerie royale , avec toutes les suites de Buffon et de Lacépède , en cinquante-
six volumes in-quarto , reliés par Bozerian , avec toutes sortes de figures ajoutées, à 1,295 francs. Il se serait vendu trois ou quatre mille livres au siècle dernier, avant que M. Flourens eût publié la nouvelle édition des œuvres de Buffon.

Les vingt-cinq dessins de Moreau pour la Fontaine, 1,620 francs; et ce qui fait honneur à notre école des illustrateurs modernes, les douze charmantes sépias du regrettable Tony Johannot, consacrées aux mêmes Œuvres de la Fontaine, ont atteint à la somme ronde : 1,000 francs. Du même Tony Johannot, quatre dessins pour le roman de Fielding, 560 francs. — Les dessins de Marillier hors de prix : les dessins du Voyage imaginaire, 519 francs. — Les cent vingt dessins du
même artiste pour les Contes des fées, 815 francs. — Les soixante-seize dessins pour les œuvres de l'abbé Prévost, 1,105 francs. Tout cela était rare, exquis, et venait de la vente Renouard.

Vignette de titre de "Les petits mystères de l'hôtel des ventes"
par Henri Rochefort.
Paris, Dentu, 1862.


Les grands ouvrages à figures, les Galeries, les très-grands papiers en général, ne se sont pas vendus à des prix aussi exagérés que ces aimables petites choses ; ainsi les trois tomes grand in-folio de la Galerie des peintres flamands, de Lebrun, exemplaire unique, ont à peine atteint le prix de 760 francs. — Le Boileau, avec les figures de Bernard Picard en très-grand papier, n'a été vendu que 500 francs. Ce livre était pourtant l'honneur des beaux livres, et celui de la vente Labédoyère. C'était l'exemplaire de Mac Carthy ; à cette vente illustre, il s'était payé 2,195 francs. C'est à peu près aujourd'hui le prix d'un beau Rabelais de François Juste ou d'Étienne Dolet, qui, dans les temps heureux, se payait 5 ou 6 francs. Qui le croirait? le grand Horace de Pierre Didot, en papier vélin broché, 1,150 francs ! — Les figures de Marillier pour le Dorat..., 600 francs. Il est vrai que le texte est déchiré. — Les Contes de La Fontaine, édition des fermiers généraux (1762), très-bel exemplaire, mais avec les écussons modernes de M. de Coislin sur les plats, 790 francs. Qui le croirait? qui le croirait? la Jérusalem délivrée, traduction de le Brun, avec les vingt dessins originaux de Barbier, 900 francs ! — Mais une des plus fortes extravagances et les plus dignes d'envie, c'est le Daphnis et Chloé, du Régent (1718), en condition charmante, il est vrai, et dans une reliure exceptionnelle de Pasdeloup, coûtant 1,210 francs à M. Salomon Rothschild contre un bibliophile trop ardent, M. Defresne, lequel, comme fiche de consolation, s'est donné pour 490 francs un exemplaire en reliure moderne du Perrault de 1781, sur papier de Hollande! Il y a des gens heureux à bon marché.

Arrêtons-nous, s'il vous plaît, à cette suprême folie, au fameux numéro 1624 : les Mille et une Nuits, six volumes reliés en maroquin par Bauzonnet, et adjugés au prix archifou de 1,200 fr.! Je le crois , parce que c'est absurde... et parce que je l'ai vu. Mais lorsque enfin, après tant de péripéties, tant de palpitations de tous ces cœurs de bibliophiles voués à l'hypertrophie, est arrivé le solennel numéro 1023, je voudrais être un homme éloquent autant que Berryer, un poète comme Lamartine ou Théophile Gautier, un prosateur de la force de M. Villemain, pour décrire ici l'intérêt, la curiosité, l'attention et la passion de tous ces hommes atteints de cette monomanie ardente. Ils étaient là, les cheveux hérissés, le feu dans les yeux, bouche béante et silencieux (tout beau leurs cœurs!). Le monde en ce moment pouvait crouler... Sur les ruines du monde ils auraient salué de leurs derniers
regards le fameux numéro 1023 ! Il s'agissait de L'Adonis, manuscrit de Jarry, en lettres bâtardes, vingt-six feuillets encadrés d'or. Ce curieux livre appartint au surintendant Fouquet, dont il porte les armes et l'écureuil. Il avait été vendu à Paris, en 1825, 2,900 francs par les héritiers du prince Galitzin ; il était relié par le Gascon, c'est assez dire. Eh bien, je me souviendrai jusqu'à mon dernier jour de l'heure éclatante entre toutes où L'Adonis fut apporté sur la table des ventes par un de nos plus savants bibliophiles, qui le tenait dans ses deux mains, tremblantes d'une indicible émotion. Deux acolytes, dignes assesseurs d'un pareil grand prêtre, portaient de chaque côté les deux pans de son habit. A l'aspect du livre, l'assemblée entière se leva et battit des mains dans un choc électrique. Il ne fallut guère moins de quatre ou cinq minutes pour remettre au repos ces âmes surexcitées. A la fin le combat commença. Ce furent d'abord des escarmouches légères , des combats d'avant-garde : à trois mille, à quatre et cinq mille, à six et sept mille francs! C'était pour rien, et nous levions les épaules de pitié. Mais, sur les confins de huit mille livres , la chose alors devint sérieuse, et le silence redoubla Adjugé à neuf mille vingt-cinq francs! s'écria le commissaire-priseur... D'un coup sec de son marteau d'ivoire, il mit un terme à tant d'angoisses. Et le combat finit, faute de combattants !"

Quel beau récit ! M. Janin ne s'en sort pas si mal.
Nous avons tous vécu des situations similaires de surexcitation outrée face à des livres d'exceptions.

Je vous conseille vivement la lecture de ce livre.
Vous pouvez l'acheter ou bien tout simplement le télécharger ci-dessous :

LE LIVRE par Jules Janin (1870).

Bonne lecture,
Bertrand

dimanche 16 novembre 2008

Des gens de lettres, des savants et des bibliophiles. L. Derome (1879)




Petite homélie dominicale...

"Ceux qui recherchent les livres rares et ne sont point des gens de lettres, des savants, des professeurs ou des lettrés, sont de la part de ceux-ci l'objet d'une mauvaise humeur voisine du mépris, sinon de la haine. Il y a plus de rancune que de mépris dans cette malveillance. Les amateurs sont des concurrents inattendus, des concurrents devant lesquels on est souvent obligé de baisser pavillon, parce qu'ils sont riches et emploient leurs écus en guise d'arguments. L'argent est, en effet, un argument décisif en pareille matière. Les meilleurs tropes d'Aristote n'ont pas le privilège de l'émouvoir (l'argent ne s'émeut pas... NDLR). Il lui suffit de se présenter pour vaincre et, à première vue, son intervention est vraiment agaçante. Il n'y a pas longtemps (nous sommes en 1879) que les livres rares, les éditions précieuses, les incunables du XVe siècle, les impressions primitives de nos écrivains nationaux étaient, pour ainsi dire, à la portée de tout le monde ; il était facile de se les procurer sans sacrifice onéreux ; leur bon marché relatif les rendait accessibles aux fortunes les plus médiocres. Du moment que la mode est venue de les posséder, de s'en faire un titre à la considération, un moyen de flatter sa vanité, de les regarder en un mot comme des objets d'art et d'ameublement, qu'il a été de bon goût d'avoir une bibliothèque composée d'oeuvres de choix, ornées d'une reliure splendide, les livres rares ont acquis une valeur de fantaisie, qui a fait de leur possession un attribut à peu près exclusif de la richesse (...)

Il y eut des protestations, des grincements de dents (...), les savants, qui sont bilieux par tempérament , dérangés dans leurs habitudes, frustrés dans leur innocente convoitise, dépuillés sans pitié de ce qu'ils étaient accoutumés à regarder comme leur bien, se sont plaints d'avoir à renoncer ainsi à l'héritage séculaire de leur caste. (...) ils ont cherché à faire du bibliophile, de l'amateur, du collectionneur étranger à la confrérie de sainte plume une tête de turc. Ce sont, répètent-ils à l'envi, des maniaques, des ignorants vaniteux, des ventrus, quand ce ne sont pas des agioteurs qui spéculent sur les livres comme on spécule à la Bourse. (...)

Le goût des livres s'est répandu. Au lieu d'etre mécontents, ils devraient s'en féliciter. Cela démontre qu'on fait cas de ce qu'ils écrivent, qu'ils occupent au sein de la société moderne (1879) une place considérable, nouvelle, imprévue, que leur condition est supérieure à ce qu'elle a été jusqu'ici, en un mot qu'ils tiennent le haut bout dans un monde où ils ont été longtemps des parasites, où ils ne formaient qu'une domesticité particulière. Ils ne se souviennent pas d'avoir succédé auprès des grands aux nains et aux bouffons, d'avoir vécu durant de longs siècles de pensions et d'aumônes, dans une situation intermédiaire entre celle d'artiste ambulant et celle de valet de chambre. Ce ne sont plus les jongleurs qui on fait don d'un habit le lendemain d'une fête où ils ont joué un rôle. Le temps est loin où Marot se vantait sur le titre de ses ouvrages de la qualité de valet de chambre du roi. Même au XVIIe siècle, Molière était valet de chambre du roi, Madame de Sablé ayant diminué son train de maison écrivait qu'elle n'avait gardé que son chat, son chien et La Fontaine ; La Bruyère amusait à table le prince de Conti. (...)"

Ainsi s'exprimait Léopold Derome dans l'avant-propos de son ouvrage publié en 1879 "Le luxe des livres" (Paris, Ed. Rouveyre).

Le monde a changé. Les bibliophiles et les gens de lettres également. Mais cependant j'ai trouvé ce propos très intéressant dans la mesure ou parfois (pour ne pas dire souvent) j'ai ce sentiment diffus d'un égal mépris de la part des "savants", et du personnage "bibliophile" (ce maniaque incompréhensible qui amasse de la reliure et du beau papier pour ne point lire...) et du "livre de bibliophilie" (cet objet qui ne leur donne ni frisson ni joie et pour lequel ils ne comprennent pas qu'on se damnerait, nous les fols bibliomanes...).

Je ressens, tout comme
Léopold Derome il y a plus d'un siècle, ce "mépris", cette "incompréhension", ce "désaccord majeur".

Évidemment, je ne cherche pas à tirer de tout ceci des généralités qui ne seraient pas proverbiales, non, c'est seulement une impression... que je vous livre, et à laquelle je vous invite à réagir.


Amitiés dominicales,
Bertrand

jeudi 13 novembre 2008

Le Bibliophile illustré par Jean-Philibert Berjeau (1861-1862)




Comme j'essaierai de le faire chaque fois que j'en aurai l'occasion, je vous présenterai mes dernières découvertes dans le domaine de l'histoire de la bibliophilie, de l'histoire du livre et plus généralement de l'amour des livres façon "bibliomane".

C'est une revue que je présente aujourd'hui. Celle-ci m'était totalement inconnue ainsi que son rédacteur en chef et directeur, avant qu'un exemplaire, bien modeste, me tombe entre les mains.

"Le bibliophile illustré. Texte et Gravures par J. Ph. Berjeau."


Je vous la présente telle que le prospectus en deuxième de couverture de mon exemplaire en fait la réclame :

Le Bibliophile. Le Bibliophile illustré, revue mensuelle de la bibliographie Antiquaire. Texte et gravures par J. Ph. Berjeau, avec la collaboration de MM. Paul Lacroix (le Bibliophile Jacob, encore lui...), Gustave Brunet, A. Bernard, J. W. Holtrop et d'autres bibliographes. Parait le 15 de chaque mois. Prix d'abonnement, payable d'avance : un an, 16 shillings ou 20 fr.


Les numéros suivants ont paru :

N° I - 15 août 1861.
N° II - 15 septembre 1861.
N° III - 15 octobre 1861.
N° IV - 15 novembre 1861.
N° V - 15 décembre 1861.
N° VI - 15 janvier 1862.
N° VII - 15 février 1862.
N° VIII - 15 mars 1862.
N° IX - 15 avril 1862.
N° X - 15 mai 1862.
N°XI - 15 juin 1862.
N° XII - 15 juillet 1862.

Cette revue se distribuait exclusivement par abonnement. On s'abonnait à Londres chez MM. W. Jeffs, 15, Burlington Arcade, à Paris, chez Auguste Aubry, 16 rue Dauphine ; à Bruxelles chez Lacroix et Verboeckoven et Cie, et dans les principales villes d'Europe.

Tout ce qui concernait la rédaction devait être envoyé à M. Berjeau, 50, Georgina Street, Camden Town, Londres.

La Bibliographie des bibliographies de Léon Vallée (1883, p. 42) indique uniquement cette parution de 12 livraisons mensuelles formant un seul volume in-4. L'ensemble doit donc être complet ainsi. Il ajoute que le même Jean-Philibert Berjeau a lancé en 1866 une nouvelle revue intitulée The book-worm (5 volumes in-4 de 1866 à 1871). Il a publié deux autres ouvrages : Catalogue illustré des livres xylographiques, Londres, Stewart, 1865, in-8 et Early dutch, german, and english, printer's marks, Londres, 1869.


Cette savante revue est essentiellement tournée vers les monuments typographiques et xylographiques des prémices de l'imprimerie (XVe siècle, incunables). On y trouve de nombreuses reproductions de bois gravés de cette époque.

Voici quelques sujets abordés : Le Philobiblion de Richard de Bury (nous y reviendrons bientôt) - Le manuel de prière de la Reine Elisabeth - Les reliures de Grolier - Le Psautier de 1457 - Le Livre des sauvages - Les Symboles des quatre évangélistes - Livres xylographiques - Histoire de la bibliothèque Mazarine - etc.

Voici la genèse de cette revue éphémère racontée dans le Bulletin du Bibliophile belge :

"Le nom de M. Berjeau est connu des amateurs de livres rares. S'adonnant avec courage à la reproduction des plus anciens monuments de la typographie, ce bibliophile a fait paraître des fac-similé de quelques-unes des productions xylographiques du XVe siècle ; le Speculum humanae salvationis, in-folio, avec 63 planches, a été tiré à 155 exemplaires ; le Canticum canticorum, à 150 ; l'un et l'autre sont précédés d'une introduction historique et bibliographique. La Biblia pauperum, in-4°, avec 40 planches, vient de paraître. Dans le but de se délasser du pénible travail qu'exige l'exécution de ces fac-simile, M. Berjeau a eu l'idée (dont tous les amis des livres doivent lui savoir gré) de créer une publication périodique dans laquelle il recueillerait quelques-uns des résultats auxquels le conduisent ses investigations bibliographiques et qui donnerait également asile aux communications que peuvent lui adresser les bibliophiles de divers pays. Il débuta par faire paraître deux cahiers d'une vingtaine de pages chacun , intitulés le Bibliomane (deviendra le Bibliophile). On y trouve des reproductions curieuses de quelques-unes des gravures sur bois qui ornent certaines éditions du XVe siècle ; il est impossible de rien imaginer de plus grossier que ces débuts d'un art tout primitif ; mais ces volumes sont tellement rares, que les plus belles épreuves avant la lettre, dues au burin de Morghen , d'Henriquel Dupont ou de Marcari , ont bien moins de valeur vénale. Parmi les notices insérées dans le Bibliomane, les lecteurs instruits remarqueront celle qui concerne l'emploi des anciennes xylographies dans les livres imprimés aux XVe et XVIe siècles, puis celles sur les livres de fauconnerie, sur le Dialogus creaturarum, sur le Psautier de 1457. (...) Nous en avons dit assez, ce nous semble, pour démontrer que le Bibliophile illustré offre à tous les amis des livres un intérêt très-vif, et nous croyons pouvoir, avec pleine confiance, le recommander à leurs sympathies. G. B. (Gustave Brunet)"

M. Berjeau nous apprend par ailleurs dans son prospectus au verso du titre de la revue, que le Bibliomane a servi "d'introduction" au Bibliophile illustré dont la publication fait droit aux réclamations qui se sont élevées aux sujet du titre (il faut croire que le terme de Bibliomane résonnait déjà mal aux oreilles des bibliophiles bien pensants de l'époque) et du papier du Bibliomane (le papier devait être de très mauvaise qualité - le papier du Bibliophile illustré n'est guère bon, un vélin mou teinté sans grande tenue qui ne laisse guère bonne impression, ni au toucher, ni à l'odorat...). L'auteur indique que ces deux fascicules du Bibliomane de même format que le Bibliophile illustré pourront être reliés avec (si on les trouve devrait-on ajouter aujourd'hui.... car ces deux premiers numéros me semblent totalement introuvables...).

Le tirage du Bibliophile illustré n'a jamais excédé 500 exemplaires. Ce qui en fait une revue déjà rare aujourd'hui.

M. Alfred Piat possédait un exemplaire de cette revue, également composé de 12 numéros et relié en demi-maroquin à coins par Masson-Debonnelle (n°6874 de sa vente).

Finalement cette revue, curieuse, très intéressante pour l'histoire des premiers ouvrages imprimés et surtout pour l'histoire de la gravure sur bois en Europe au XVe siècle, est une petite perle pour qui a envie d'être curieux.

Addition importante par le Bibliophile Rhemus (afin que le contenu de nos articles reste toujours le plus juste et le plus complet possible et surtout n'induise pas le lecteur en erreur) :

"La collection complète de "Le Bibliophile illustré" de Berjeau se compose de 25 numéros : les numéros 1 à 12 sont grand in-8° (15 août 1861-15 juillet 1862) ; les numéros 13 à 24 sont in-8° (1er janvier-1er décembre 1863) ; le n° 25, même format, est du 1er janvier 1865. On joint à cette collection "Le Bibliomane" qui forme deux livraisons grand in-8° (1er janvier et 1er juillet 1861). Cette collection est très difficile à réunir. On peut ajouter qu'on ne sait pas grand chose sur Jean-Philibert Berjeau : né à Ballon (Sarthe)en 1809, il fut co-directeur, avec Théophile Thoré (1807-1869) de "La Vraie République", journal socialiste fondé par eux en mars 1849 ; il émigra en 1851 en Angleterre, à l'arrivée de Napoléon III, où il mourut en 1891 après avoir publié différents ouvrages sur les livres xylographiques, les marques d'imprimeurs hollandais et sur le second voyage de Vasco de Gama." (Bibliophile Rhemus).

Pour les plus curieux donc,

voici les versions numérisées (Google Print) des trois ouvrages principaux de Jean-Philibert Berjeau :

- Le Bibliophile illustré (1862, 12 numéros).

- Early Dutch, German & English Printers' Marks (1866).

- Catalogue illustré des livres xylographiques (1865).


En espérant que cette découverte vous sera tout aussi profitable et enrichissante qu'elle l'a été pour moi.


Bonne journée,
Bertrand

lundi 10 novembre 2008

Bibliophilie : Mémoires d’un débutant



Un intérieur de bibliothèque


Chers amis,
je suis heureux ce soir de laisser la parole à un bibliophile qui suit ce blog depuis sa naissance et qui n'hésite pas à laisser des commentaires toujours pertinents sur l'amour des beaux livres et l'expression intime de la bibliophilie et de la bibliomanie.

"Quand on entre dans une librairie de livres anciens, il y a toujours un certain « parfum » dans la salle (c’est la première chose à laquelle il faut faire attention).

Cette odeur peut nous en dire long sur les soins que le libraire porte aux livres.

Mais il faut toujours se méfier de la perfection, parce que cela peux aussi démontrer que ce libraire a quelque chose à cacher.

Je visitais régulièrement un bouquiniste, qui, par l’aspect de sa boutique, pouvait éloigner les plus scrupuleux, mais cet homme, malheureusement est décédé. C’était un homme d’une culture bibliophilique étonnante, et curieusement, il réussissait presque toujours à trouver dans une petite montagne de livres celui que je cherchais.

Je le visitais plus pour parler avec lui que pour acheter des livres (à cette époque, comme étudiant, ma bourse était très courte !).

Il restera toujours dans ma mémoire comme un de mes premiers professeurs en bibliophilie.

Mais retournons à la librairie.

Quel plaisir de regarder les ouvrages bien rangés, de regarder quelques uns disposés sur des tables pour attirer l’attention. (Je crois qu’à ce moment notre cœur commence à battre un peu plus vite).

Voici, peut-être, qu’enfin je vais trouver l’ouvrage que je cherche depuis des années.

Rui, bibliophile (Portugal).
"

Christophe Colomb, bois gravé du XVIe siècle

Un grand merci Rui pour votre fidélité et l'expression sincère de votre passion.

Amitiés, Bertrand

lundi 3 novembre 2008

Comment l'on devient bibliophile ou bibliomane. Vice ou vertu ?



Le Bibliomane de la Charles Deering Library Northwestern University
(Illinois, USA)

détail d'un vitrail (1931-1933) par G. Owen Bonawit

Chers amis,

de bibliophile à bibliomane il n'y a bien souvent qu'un pas. Certains se refusent pourtant à le faire. D'autres le font avec joie et allégresse. Qu'importe, le principal étant que le bonheur et le bien être soient au bout du chemin de chacun.

Je ne reviendrai pas dans ce billet au distinguo qui fait le bibliophile ou le bibliomane, certains donnant à l'un ou à l'autre plus de considération, selon, le plus souvent, le camp même auquel il appartient ou croit appartenir.

Dans les deux cas l'amour des livres est l'élément central, l'amour du livre à la fois en tant qu'outil de lecture et objet de contentement. En effet, un amoureux des textes seulement, qui ne montrerait aucune sensibilité aux éléments matériels du livre (papier, caractères, reliure, illustrations, etc), s'appelle un lecteur, et rien d'autre.

Pour être bibliophile ou bibliomane il faut cette petite (ou énorme) chose en plus qui vous fera vibrer devant une belle reliure, qu'elle soit de percaline décorée à la plaque (livres romantiques par exemple) ou bien de maroquin rouge ancien. Vibrer devant une édition originale de Molière, Corneille, mais aussi vibrer à la découverte d'un auteur inconnu ou méconnu et dont vous pensez vraiment que le texte méritait meilleure considération de la part de vos aïeux bibliophiles. Cette émotion devant le livre est un des points de départ de l'aventure bibliophilique. Elle ne fait que commencer.

Ajoutez à ces premiers émois une bonne dose de curiosité, une large mesure de passion et une patience et une persévérence de tous les instants dans votre quête du livre convoité, et vous serez non loin de la frontière bibliophilique voire bibliomaniaque.

J'allais oublié un élément essentiel, le parfum des vieux livres. Je ne parle pas de ces odeurs acres et parfois nauséabondes de livres oubliés, délaissés, torturés dans un fonds de grenier ou un coin sombre de cave humide, non, je veux parler des ces délicats fumets qui s'exhalent des livres soigneusement rangés pendant des siècles sur les étagères de cèdre ou d'acajou. Livres encore chargés aujourd'hui des parfums de tabacs subtils ou de fumées de cheminées qui donnent aux pages anciennes qui nous passent alors entre les mains, ce sentiment d'être un instant transporté plusieurs siècles en arrière.

La bibliomanie, la bibliophilie sont sans doute des maladies, souvent graves, car la bénignité en l'espèce serait un mal trop doux pour celui qui cherche, creuse, fouille, souffre, désespère, se voit transporté en mille paradis, en mille pays de fantômes historiques. Le bibliophile ne se soigne pas, il ne cherche pas à guérir. C'est son mal, c'est sa croix ! C'est ainsi.

Évidemment, vous me direz que ma vision est extrême, que d'aucuns vivent au milieu des livres comme ils vivraient au milieu d'une forêt dont ils admirent les arbres, un à un, patiemment, en pur plaisir contemplatif et sans souffrance. Heureux hommes ! Je n'arrive pas à vivre au milieu de ce harem papetier sans en sentir toutes les forces qui me poussent à ne plus en connaître même le but ultime. Quel but ? Plaisir ? Satisfaction ? Simple réjouissance de l'esprit ?

Je laisse aux hommes sages la sagesse de ne pas devenir bibliomane et de n'être qu'à peine bibliophile. Qu'ils sont heureux ! Mais peut-on être passionné à demi ? Comme un demi-maroquin ou un demi-chagrin ? Une frustration en somme.

Finissons par quelques mots sagement pensés par Confucius (cet éternel gentil qui parfois nous agace) :

"L'homme sage apprend de ses erreurs, l'homme plus sage apprend des erreurs des autres".

Ce précepte a sa valeur, même en bibliophilie, c'est certain. Suivons-le !

Amitiés bibliomaniaques,
Bertrand

mercredi 22 octobre 2008

Le grand libraire Antoine-Laurent Potier (1806-1881)



Antoine-Laurent Potier (1806-1881)
un des grands libraires de son siècle


M. Potier jouissait d'une grande considération, bien méritée, auprès des bibliophiles, et il était très aimé de ses collègues les libraires, qui ne sont pourtant pas (disons-le à regret) suspects de bienveillance confraternelle! Aussi, à peine était-il mort depuis quelques heures, que la nouvelle était déjà connue dans tout le monde des bibliophiles et de la librairie.

Quelle perte! quel vide! se disait-on en s'abordant avec tristesse. - Hélas ! oui, une perte irréparable! répondaient les autres. - Et tous avaient raison ; on ne remplacera pas facilement ce libraire intelligent, ce bibliophile précis, d'un jugement si sûr et si droit, cet homme loyal, honnête et probe jusqu'au scrupule. Il était d'une race qui a malheureusement bien dégénéré depuis quelques années et tend à disparaitre de jour en jour, dans ce siècle de lucre et d'agiotage, où l'on vit si fiévreusement, où l'on veut gagner tant et si vite, où l'on a tant de hâte de parvenir à la fortune par tous les moyens possibles.

Lui aussi était arrivé à la fortune, en passant par une situation modeste ; mais il avait mis cinquante ans à parcourir ce chemin alors difficile ; et il l'avait parcouru sans laisser la moindre parcelle de conscience ou de probité aux ronces d'alentour. Ce sont là des choses qu'il faut dire bien haut, car ils sont rares, les hommes de commerce, de finances ou d'affaires, à la mémoire desquels on pourrait rendre cette justice.

Né à Paris le 15 avril 1806, de parents qui étaient dans l'aisance, mais qui avaient une assez nombreuse famille, Antoine-Laurent Potier reçut une éducation fort simple. On se borna à lui faire faire des études primaires. Il était, d'ailleurs, d'un caractère assez rebelle et d'une nature peu studieuse ; ses parents auraient eu, sans doute, de la peine à lui faire enseigner ce qu'il ne voulait pas essayer d'apprendre. Il s'instruisit bien tout seul, plus tard.

De bonne heure, vers l'âge de quatorze ans, il entra en librairie et, après avoir passé‚ quelque temps dans diverses maisons, il fut employé‚ chez J. Techener (1) et chez Crozet. Là il dut prendre un peu l'habitude de vivre au milieu des vieux livres, qu'il devait tant aimer et si bien connaitre plus tard. Ces deux libraires étaient l'un et l'autre, non pas seulement des marchands, mais encore des bibliophiles, presque des bibliomanes ; il n'est donc pas étonnant que L. Potier ait contracté chez eux un goût prononcé pour les livres eux-mêmes, autant que des habitudes de commerce.

A cette époque il y avait sur le quai Voltaire un excellent homme de libraire, M. Nozeran, qui, sans entreprendre des affaires brillantes, se contentait d'un bon petit négoce de livres anciens, lui fournissant assez de bénéfices et assez de loisirs pour lui permettre de cultiver des gouts littéraires très prononcés. Il avait distingué L. Potier, dont l'activité‚ et l'intelligence lui avaient fait entrevoir en ce jeune homme un utile auxiliaire pour le moment, et pour l'avenir un excellent successeur. D'un autre côté, le jeune L. Potier, dont le caractère était déjà très indépendant, avait peut-être eu aussi l'espoir d'une cession avantageuse de cette maison, dont le chef paraissait désirer une prochaine retraite. Bref, il entra chez M. Nozeran en 1825, et six ans après il succédait à ce dernier, dont il épousait la fille.

Ce fut donc en 1831, à vingt-cinq ans, que celui dont on a pu dire souvent depuis : "c'est le type le plus parfait à la fois du grand bibliophile, de l'éminent bibliographe et de l'honnête libraire", il commença à travailler seul et à établir les bases de la réputation immense qu'il s'est faite depuis dans le monde des amateurs.

Pendant les dix premières années, L. Potier, qui avait à lutter contre la notoriété alors très grande de deux ou trois autres libraires, de Techener entre autres, ne fit guère que de modestes opérations et rédigea seulement quelques catalogues. Mais aussi, tandis que ces libraires faisaient beaucoup de bruit et accaparaient impitoyablement les grandes affaires et les gros succès, le jeune débutant, semblable à la fourmi, amassait tranquillement et modestement pour l'avenir, de bons livres, qu'on ne payait pas cher alors, et des connaissances bibliographiques, que les amateurs de cette époque avaient en grande estime. Il consultait et étudiait à tout moment les bibliographies et les catalogues raisonnés de bibliothèques célèbres, comparant les volumes curieux et rares qui lui passaient entre les mains, avec leurs descriptions, se rendant compte des différents prix atteints par ces ouvrages aux ventes publiques anciennes et nouvelles.

Les traités spéciaux de Brunet (2), De Bure (3), Quérard (4), Barbier (5), Hain, Renouard (6), Pieters (7), etc., étaient souvent feuilletés et compulsés par lui, de même que les catalogues de Colbert, du comte d'Hoym (8), du duc de La Vallière (9), de Mme de Pompadour (10), Bonnemet, Gaignat et d'autres amateurs célèbres.


Vente Sainte-Beuve dirigée par L. Potier en 1870.

Par ces moyens il arrivait à connaitre les livres, non pas seulement pour leur valeur vénale, mais encore au point de vue de l'intérêt littéraire, historique ou artistique, de la provenance et même de la reliure de chaque volume, quoiqu'à ce moment-là on attachât un peu moins d'importance qu'à présent à la pureté des reliures, ou même à la pureté‚ des exemplaires. Il s'était ainsi familiarisé‚ avec les livres précieux et rares, qu'il connaissait déjà passablement ; et lorsque les grands amateurs prirent tour à tour le chemin de sa petite maison du quai Voltaire, il put s'entretenir avec eux de tous les sujets de bibliographie et de bibliophilie, sans leur paraitre trop gauche et trop naïf.

Au contact de ces grands bibliophiles, il eut même souvent beaucoup à apprendre et il en profita pour acquérir des connaissances précieuses, qu'il devait enseigner lui-même plus tard, avec l'obligeance qu'on lui connut toujours, à d'autres amateurs plus jeunes, devenus d'abord ses élèves et ensuite ses amis.

Vers 1840, il recevait déjà les visites assidues de bibliophiles célèbres, tels que Charles Nodier (11), J.-Ch. Brunet, Gabriel Peignot (12), Armand Bertin, le baron Taylor, Paul Lacroix, Armand Cigongne, Benjamin Delessert, le baron de La Roche-Lacarelle, le prince d'Essling (13), le comte de Lignerolles, Ad. Audenet, etc., et il eut maintes fois l'occasion de fournir à ces amateurs éclairés des livres précieux qu'il leur vendait pour quelques francs, et qu'on a vus depuis atteindre des prix fantastiques.

Jusqu'en 1846, L. Potier n'avait pas encore pu se décider à faire aucune des ventes publiques dont on voulait lui confier la direction. Il se hasarda à enfin accepter l'essai et débuta à la salle des ventes le 20 avril 1846, en présentant aux enchères une petite bibliothèque, celle de M. .M***.

La première vente curieuse qu'il dirigea fut celle du marquis de Coislin, le 29 novembre 1847, à laquelle plusieurs ouvrages atteignirent des prix relativement élevés pour l'époque. Il dressa ensuite les catalogues et présida à des ventes fameuses (voir en fin d'article).

Les travaux bibliographiques de M. Potier, les notices et les catalogues qu'il a rédigés, se distinguent par une précision et une exactitude de renseignements qu'on ne rencontre pas souvent chez d'autres bibliographes, et surtout par une sobriété de détails et un laconisme qui n'ont pas été égalés. Il avait horreur des grandes notes inutiles, des tartines (comme il les appelait) dont on a tant abusé dans les catalogues modernes. Je l'ai entendu dire, à ce propos, un mot-cruel, à l'adresse d'un de nos féconds écrivains, qui est en même temps un fécond bibliographe : "M. X... devrait bien mettre un peu plus d'imagination dans ses romans et un peu moins de fantaisie dans ses études bibliographiques !" (parle il ici d'Octave Uzanne ?).

Vente Armand Cigongne, 1861.
Elle n'eut pas lieu car fut achetée en bloc par le Duc d'Aumale.


En 1861, il avait préparé le catalogne de la célèbre bibliothèque de M. Armand Cigongne, qui ne fut pas livrée aux enchères parce que M. le duc d'Aumale eut l'excellente idée de l'acquérir en bloc, moyennant un prix relativement élevé disait-on alors, mais qui serait sans doute triplé‚ ou même quadruplé‚ aujourd'hui. Jules Janin, dans son petit volume l'Amour des livres, cite un mot intéressant à propos du transport de tous les volumes de cette collection superbe à Twickenham, où résidait alors le prince qui possède certainement le plus beau musée bibliographique du monde entier.

A la douane de Londres, quand apparut la bibliothèque de M. Cigongne : "Entrez librement, disait le chef de la douane ; c'est l'usage de l'Angleterre de saluer les belles choses au passage. Pour un chef de douane et pour un Anglais, le mot est heureux."

Après avoir publié‚ en plusieurs parties, le catalogue de sa bibliothèque personnelle et de sa librairie, dont il confia les ventes aux enchères à M. Ad. Labitte en 1870, quelques mois avant la guerre, et en 1872, M. Potier se retira définitivement des affaires.

Au mois de décembre 1866, il avait perdu presque subitement son fils unique, Eugène Potier, âgé de trente-quatre ans, qui devait lui succéder très prochainement. Depuis lors, le pauvre père n'avait eu qu'une idée, celle de renoncer aux tracas du commerce le plus tôt possible. Il fallut les sympathiques encouragements, les conseils et les prières de ses amis les grands bibliophiles, pour le décider à rester à la tête de sa librairie après ce deuil cruel.

C'est ainsi que dans ces dernières années il se vit obligé, par ses promesses et pour rendre service à des amis, de rédiger les catalogues de collections remarquables comme celles de feu M. F. Soleil, caissier principal de la Banque de France, dont la vente fut faite le 22 janvier 18 72 ; - de M. L. de M*** (Lebeuf de Montgermont), 27 mars 1876 ; - de Rob.-S. Turner, 12 mars 1878 ; - de J. Taschereau, administrateur général de la Bibliothèque nationale, 1er avril 1875.

Enfin il se disposait à présider encore successivement aux ventes des bibliothèques de M. Ern. Quentin-Bauchart (article sur ce blog du...), de feu M. H. Jordan, de M. J. Renard, et de feu M. le marquis de Ganay, dont il avait dressé les catalogues, lorsque la terrible maladie, qui l'avait déjà cloué sur son lit à plusieurs reprises sans l'abattre ni le décourager, vint le frapper de nouveau et l'enlever en cinq jours à sa famille et à ses amis.

Les sympathies n'ont pas fait défaut à la mémoire de cet homme de bien ; nous avons vu, au milieu d'une foule nombreuse qui suivait son convoi, presque tous ceux qui avaient été d'abord ses clients et étaient devenus ensuite ses amis, entre autres : M. le comte de Lignerolles, M. le baron J. Pichon, président de la Société des bibliophiles français ; M. le comte de Mosbourg, M. Bocher, M. Dutuit, le fameux bibliophile rouennais; M. le baron James de Rothschild, M. Eugène Paillet, M. Piquet, M. de Fresne, M. Quentin-Bauchart, M. Maurice Delestre, etc. ; et les principaux libraires, M. Porquet, M. Labitte, M. Claudin, M. Fontaine, M. Rouquette, MM. Morgand et Fatout, M. de Saint-Denis, M. Etienne Charavay, M. Cretaine, qui est maintenant le doyen de la librairie française, et qui, malgré ses quatre-vingt-quatre ans, était venu à pied se joindre au cortège ; et beaucoup d'autres, dont la tristesse témoignait assez de l'attachement qu'ils avaient porté à celui que nous pleurons.

Article largement inspiré par un article de Jules Le Petit (in Le Livre, 1881, Tome 2, Bibliographie rétrospective)

Vente célèbres du libraire Potier

M. de Saint- Mauris, le 15 janvier 1848
E. B. (Baudeloque), le 10 avril 1850
Monmerqué, le 12 mai 1851
le roi Louis-Philippe, les 8 mars et 6 décembre 1852
J.-J. de Bure, le 1er décembre 1853
Walckenaer, le 12 avril 1853
Ant.-Aug. Renouard, le 20 novembre 1854
Coste, le 17 avril 1854
Ch. G*** (Giraud), le 26 mars 1855
G. Duplessis, le 28 février 1856
Busche, le 1er avril 1857
Aug. Veinant, le 30 janvier 1860
Gancia, le 13 février 1860
Sauvageot, le 3 décembre 1860
Cayrol, le 29 avril 1861
Eug. Piot, le 23 avril 1862
le comte de la Bédoyère, le 3 février 1862
P. Desq, le 25 avril 1866
Puibusque, le 1er février 1864
le prince Radziwill, les 22 janvier et 19 février 1866
J.-Ch. Brunet, l'auteur du Manuel du libraire, les 20 avril et 18 mai 1868
Chaudé, le 16 décembre 1867
Capé, le 27 janvier 1868
le baron J. P. (Jérôme Pichon), le 19 avril 1869
Huillard, les 14 février et 20 juin 1870
Sainte-Beuve, le 21 mars 1870
...et d'un grand nombre d'autres bibliothèques, que le peu d'espace ne me permet pas de citer ici.


(1) – J.Techener Célèbre libraire-éditeur -1802-73), fondateur en 1834 du Bulletin des bibliophiles, et à publié une Histoire de la bibliophilie.
(2) – J.-C. Brunet-Manuel du libraire et de l'amateur de livres, P., Firmin-Didot, 1860-1870, 9 vol. in-8, dont 2 vol. de supp. et 1 vol. de table. Monumental ouvrage bibliophile, référence incontournable pour tous libraires et amateurs, sélection concernant tous les livres les plus importants parus entre le XVe et XIXe siècle. L'ouvrage de Brunet à rendu inutiles les ouvrages de De Bure, Cailleau, Fournier,Psaume. A l'ouvrage de Brunet, on peut joindre La france littéraire de Quérard, le Lanson et le Manuel bibliographique de la littérature française.
(3) - Guillaume-Francois De Bure-Bibliographie instructive : ou traité de la connoissance des livres rares et singuliers, P., Didot, 1763-64-65-68-60-82, 10 vol. in-4. La bible des collectionneurs du XVIIIe siècle. Meilleur guide bibliophilique avant Brunet. Ouvrage fondateur de la bibliophilie et de sa classification.
(4) – J.-M. Quérard-Les supercheries littéraires dévoilées, galerie des auteurs apocryphes, supposés, déguisés, etc., etc., de la littérature (Française pendant les quatre derniers siècles), 2e éd. considérablement augm., publiée par G.Brunet et Pierre Jannet.,P., Daffis, 1869-1871, 3 vol. in-8.
(5) – A.A Barbier-Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes. P. Daffis,1872-1879, 4 vol. in-8, 3eme édition revue et augmentée.
(6) - A.A Renouard-Documents sur les imprimeurs, libraires, cartiers, graveurs, fondeurs de lettres, relieurs, doreurs de livres, faiseurs de fermoirs, enlumineurs, parcheminiers et papetiers ayant exercé à Paris de 1450 à 1600. Recueillis aux Archives nationales et au département des manuscrits de la BN, P., Champion, 1901. in-8 (entres autres écrits...)
(7) - Ch.Pieters-Annales de l'imprimerie des Elsevier ou histoire de leur famille et de leurs éditions 1858, Seconde Edition, revue et augmentée.
(8) - Comte d'Hoym-Catalogus librorum Bibliothecae illustrissimi viri Caroli Henrici comitis de Hoym ... legati extraordinarii. Digestus et descriptus à Gabriele Martin bibliopola Parisiensi, cum indice auctorum alphabetico. Parisiis, apud Gabrielem & Claudium Martin, 1738. (La vente du comte d'Hoym commença le 12 mai 1738 et se termina le 2 août. Il y eut 59 vacations elle rapporta 85000 livres, soit 30000 livres de moins qu'elle n'avait coûté.)
(9) - Louis César de La Baume Le Blanc, duc de Vaujours, puis duc de La Vallière, est un militaire et bibliophile français, né le 9 octobre 1708 et mort le 16 novembre 1780.(Wikipédia)
(10) - Jeanne-Antoinette Lenormant d’Etiolles née Poisson, marquise de Pompadour, née le 29 décembre 1721 à Paris et morte le 15 avril 1764 à Versailles, fut une favorite célèbre du roi de France et de Navarre Louis XV. (Wikipédia)
(11) - Charles Nodier, né Jean-Charles-Emmanuel Nodier à Besançon le 29 avril 1780 et mort le 27 janvier 1844 à Paris, est un académicien et écrivain romancier français à qui l’on attribue une grande importance dans la naissance du mouvement romantique. (entres autres écrits : Le Bibliomane, P., Conquet, 1895 ; Infernalia, P., Sanson, Nadau,1822 ; L'amateur de livres,...)
(12) - Étienne-Gabriel Peignot est un bibliographe français né à Arc-en-Barrois (Haute-Marne) le 15 mai 1767 et mort à Dijon le 14 août 1849. Est connu ussi sous le pseudonyme de G.P. Philomneste. (Dictionnaire raisonné de bibliologie contenant l'explication des principaux termes relatif à la bibliographie, à l'art typographique ; Predicatoriana, ou révélations singulières et amusantes sur les prédicateurs, par G.P. Philomneste,...)
(13) -
François-Victor Masséna (1799-1863), duc de Rivoli, prince d'Essling, fils du maréchal d'Empire. Sa bibliothèque fut vendue en 1847.

Amitiés bibliographiques,
Xavier

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