samedi 22 novembre 2008

Encore ce bon Jules Janin - Le Livre (1870)



Jules Janin (1804-1874) photographié par Nadar


La bibliophile et la bibliomanie réunis, ce sont toutes les batailles de l’Iliade et de l’Eneide réunies.

Ce sont des triomphes, des défaites et des surprises à l’infini !

Quoi de moins étonnant alors que cette passion ne lasse pas.

Pour illustrer ces batailles éprouvantes, quoi de mieux que quelques pages du bon Jules Janin extraites de son ouvrage intitulé « Le Livre » et publié en 1870 chez Plon au format in-8. Quatre années après avoir donné sa mince plaquette L’amour des livres (1866 - LIRE NOTRE PRECEDENT ARTICLE), le critique et l’homme du livre qu’était Jules Janin donne à son public de bibliophiles et d’amateurs un gros morceau d’anthologie bibliophilique avec ce nouvel ouvrage. Récit présenté sous la forme de dialogues entre des auteurs célèbres (Cicéron, Saint-Gelais, Pascal, etc), réunions de bibliophiles causant à plaisir sur le livre et la bibliophilie. Vaste sujet occupant ici pas moins de quatre cent pages.

Collection personnelle. Un des 100 exemplaires sur grand papier de Hollande.
Couv. cons., reliure demi-maroquin marron à coins (reliure signée).

Il a été tiré en outre 2 exemplaires sur vélin non mis dans le commerce... à retrouver !

N°13... je ne suis pas supersticieux...

Nous donnons ici un extrait concernant le feu des enchères, le prix des livres, bref un aperçu rétrospectif des joies et des peines bibliophiliques de nos ayeux du Second Empire.

Laissons la parole à Jules Janin : "Que de batailles célèbres, à commencer seulement par le comte de Labédoyère , à finir par le brave des braves M. Brunet , en cette même salle Sylvestre, aujourd'hui remplacée, ô misère! par les tristes splendeurs de l'hôtel des commissaires-priseurs. Pendant tout un mois, la vente Labédoyère a poussé dans la salle Sylvestre Grecs et Troyens, et pour vous donner une idée approchante de tant de fureurs, voici l'histoire du numéro 1 du présent catalogue. Il s'agissait de la Bible en douze volumes ornée de dessins de Marillier (1789-1804). Elle s'est vendue 720 francs (brochée) à un jeune Troyen très-riche et frais émoulu, qui commence à porter un grand désordre dans le camp des Grecs. A ces 720 francs le même acquéreur ajoute un bordereau de 3,995 francs pour les trois cents dessins originaux de cette même Bible. Ajoutez la somme indispensable à l'habillement de ces douze beaux et vastes in-quarto, par Bauzonnet, vous arriverez facilement à la somme de sept mille francs pour cette Bible unique de Marillier.

Le Nouveau Testament de M. Didot, en cinq volumes in-quarto, provenant de la vente Renouard, où il avait été vendu 1,640 francs ; ce beau livre, enrichi de cent douze dessins originaux de Moreau le jeune, est adjugé au prix de 1,900fr. à M. Capé, relieur de monseigneur le duc d'Aumale. — A 650 francs le savant M. Brunet emporte en sa splendide collection l'Histoire du Vieux et du Nouveau Testament, qui appartenait à M. de Bure et que Dusseuil a reliée. Au prix de 4,000 francs, le Breviarium romanum, qui s'était vendu 800 francs à la vente Lavallière, est vraiment un livre donné.

Le Buffon de l'Imprimerie royale , avec toutes les suites de Buffon et de Lacépède , en cinquante-
six volumes in-quarto , reliés par Bozerian , avec toutes sortes de figures ajoutées, à 1,295 francs. Il se serait vendu trois ou quatre mille livres au siècle dernier, avant que M. Flourens eût publié la nouvelle édition des œuvres de Buffon.

Les vingt-cinq dessins de Moreau pour la Fontaine, 1,620 francs; et ce qui fait honneur à notre école des illustrateurs modernes, les douze charmantes sépias du regrettable Tony Johannot, consacrées aux mêmes Œuvres de la Fontaine, ont atteint à la somme ronde : 1,000 francs. Du même Tony Johannot, quatre dessins pour le roman de Fielding, 560 francs. — Les dessins de Marillier hors de prix : les dessins du Voyage imaginaire, 519 francs. — Les cent vingt dessins du
même artiste pour les Contes des fées, 815 francs. — Les soixante-seize dessins pour les œuvres de l'abbé Prévost, 1,105 francs. Tout cela était rare, exquis, et venait de la vente Renouard.

Vignette de titre de "Les petits mystères de l'hôtel des ventes"
par Henri Rochefort.
Paris, Dentu, 1862.


Les grands ouvrages à figures, les Galeries, les très-grands papiers en général, ne se sont pas vendus à des prix aussi exagérés que ces aimables petites choses ; ainsi les trois tomes grand in-folio de la Galerie des peintres flamands, de Lebrun, exemplaire unique, ont à peine atteint le prix de 760 francs. — Le Boileau, avec les figures de Bernard Picard en très-grand papier, n'a été vendu que 500 francs. Ce livre était pourtant l'honneur des beaux livres, et celui de la vente Labédoyère. C'était l'exemplaire de Mac Carthy ; à cette vente illustre, il s'était payé 2,195 francs. C'est à peu près aujourd'hui le prix d'un beau Rabelais de François Juste ou d'Étienne Dolet, qui, dans les temps heureux, se payait 5 ou 6 francs. Qui le croirait? le grand Horace de Pierre Didot, en papier vélin broché, 1,150 francs ! — Les figures de Marillier pour le Dorat..., 600 francs. Il est vrai que le texte est déchiré. — Les Contes de La Fontaine, édition des fermiers généraux (1762), très-bel exemplaire, mais avec les écussons modernes de M. de Coislin sur les plats, 790 francs. Qui le croirait? qui le croirait? la Jérusalem délivrée, traduction de le Brun, avec les vingt dessins originaux de Barbier, 900 francs ! — Mais une des plus fortes extravagances et les plus dignes d'envie, c'est le Daphnis et Chloé, du Régent (1718), en condition charmante, il est vrai, et dans une reliure exceptionnelle de Pasdeloup, coûtant 1,210 francs à M. Salomon Rothschild contre un bibliophile trop ardent, M. Defresne, lequel, comme fiche de consolation, s'est donné pour 490 francs un exemplaire en reliure moderne du Perrault de 1781, sur papier de Hollande! Il y a des gens heureux à bon marché.

Arrêtons-nous, s'il vous plaît, à cette suprême folie, au fameux numéro 1624 : les Mille et une Nuits, six volumes reliés en maroquin par Bauzonnet, et adjugés au prix archifou de 1,200 fr.! Je le crois , parce que c'est absurde... et parce que je l'ai vu. Mais lorsque enfin, après tant de péripéties, tant de palpitations de tous ces cœurs de bibliophiles voués à l'hypertrophie, est arrivé le solennel numéro 1023, je voudrais être un homme éloquent autant que Berryer, un poète comme Lamartine ou Théophile Gautier, un prosateur de la force de M. Villemain, pour décrire ici l'intérêt, la curiosité, l'attention et la passion de tous ces hommes atteints de cette monomanie ardente. Ils étaient là, les cheveux hérissés, le feu dans les yeux, bouche béante et silencieux (tout beau leurs cœurs!). Le monde en ce moment pouvait crouler... Sur les ruines du monde ils auraient salué de leurs derniers
regards le fameux numéro 1023 ! Il s'agissait de L'Adonis, manuscrit de Jarry, en lettres bâtardes, vingt-six feuillets encadrés d'or. Ce curieux livre appartint au surintendant Fouquet, dont il porte les armes et l'écureuil. Il avait été vendu à Paris, en 1825, 2,900 francs par les héritiers du prince Galitzin ; il était relié par le Gascon, c'est assez dire. Eh bien, je me souviendrai jusqu'à mon dernier jour de l'heure éclatante entre toutes où L'Adonis fut apporté sur la table des ventes par un de nos plus savants bibliophiles, qui le tenait dans ses deux mains, tremblantes d'une indicible émotion. Deux acolytes, dignes assesseurs d'un pareil grand prêtre, portaient de chaque côté les deux pans de son habit. A l'aspect du livre, l'assemblée entière se leva et battit des mains dans un choc électrique. Il ne fallut guère moins de quatre ou cinq minutes pour remettre au repos ces âmes surexcitées. A la fin le combat commença. Ce furent d'abord des escarmouches légères , des combats d'avant-garde : à trois mille, à quatre et cinq mille, à six et sept mille francs! C'était pour rien, et nous levions les épaules de pitié. Mais, sur les confins de huit mille livres , la chose alors devint sérieuse, et le silence redoubla Adjugé à neuf mille vingt-cinq francs! s'écria le commissaire-priseur... D'un coup sec de son marteau d'ivoire, il mit un terme à tant d'angoisses. Et le combat finit, faute de combattants !"

Quel beau récit ! M. Janin ne s'en sort pas si mal.
Nous avons tous vécu des situations similaires de surexcitation outrée face à des livres d'exceptions.

Je vous conseille vivement la lecture de ce livre.
Vous pouvez l'acheter ou bien tout simplement le télécharger ci-dessous :

LE LIVRE par Jules Janin (1870).

Bonne lecture,
Bertrand

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