Vente des livres de M. Rochebilière le mercredi 31 mai 1882 et jours suivants, en la salle n°1 du 28 de la rue des Bons-Enfants, maison Silvestre
Chers amis,
voici un rappel historique, écrit par un homme de terrain, qui je le pense intéressera tous ceux qui sont curieux de savoir comment nos aïeux achetaient leurs livres à Paris au milieu du XIXe siècle.
Laissons la parole à Henri Rochefort (1) :
"Il y a à Paris un endroit où l'on fait des ventes aux enchères comme à l'hôtel Drouot, avec le secours des commissaires-priseurs et des experts comme à l'hôtel Drouot, et qui pourtant ne ressemble pas le moins du monde à l'hôtel Drouot. C'est la maison Silvestre.
La seule différence matérielle qui existe entre les deux maisons, c'est qu'à celle de la rue Drouot les ventes se font généralement le jour, et qu'à celle de la rue des Bons-Enfants elles se font d'ordinaire le soir. Quant aux différences morales, elles sont considérables.
Dans les salles de l'hôtel des commissaires-priseurs, l'erreur et la fraude sont continuellement suspendues sur la tête du malheureux acheteur qui s'y hasarde sans s'être muni d'armes suffisamment défensives. A la Maison Silvestre l'erreur est rare et la fraude presque impraticable. Pourquoi ? Parce que entre l'amateur de livres et l'amateur de tableaux il y a un abîme. Tandis que celui-ci tend complaisamment son porte-monnaie à tous les industriels en quête de pigeons, et qu'il se livre pieds et poings liés à toutes les fantaisies d'un expert souvent , aussi ignorant que lui, l'autre le bibliophile, sait ce qu'il fait, où il va et ce qu'il achète. A l'hôtel Drouot, les clients forment une cohue ; à la maison Silvestre, ils composent un public. L'amateur de tableaux est un rêveur, l'amateur de livres est un savant. Il n'y a pas un acheteur de la société habituelle de la maison de la rue des Bons-Enfants qui n'en sache autant, et plus, que l'expert chargé de lui présenter l'objet à vendre. Une faute y est aussitôt rectifiée que commise. Un Titien peut être de tout le monde, un Elzévir est d'Elzévir, non d'un autre.
Chacune des salles de la maison Silvestre n'est pas de beaucoup plus vaste qu'une grande chambre à coucher. Des bancs très rapprochés les uns des autres entourent la table où circulent les ouvrages, laquelle table touche, ou peu s'en faut, le bureau ou plutôt le fauteuil du commissaire-priseur. On voit tout de suite que là les choses se passent en famille, et que les objets s'examinent de près. L'aspect d'une séance de vente à la maison Silvestre donne l'idée d'une salle d'études, dont le commissaire-priseur serait ce qu'au collège on nomme le pion. Les amateurs y compulsent silencieusement les livres qu'on leur passe, et y enchérissent bien plus du regard que de la parole. Cette absence totale de mise en scène n'empêche pas certaines ventes de donner d'immenses résultats pécuniaires, et l'attitude réservée des acheteurs n'exclut pas chez eux l'enthousiasme. Les passions contenues sont les plus dangereuses.
A quelle époque précise a été fondée la maison Silvestre ? J'aurais quelque peine à donner à ce sujet une date absolue. C'est de 1796 à 1798 si mes renseignements ne me trompent pas. L. Silvestre père d'une dynastie de libraires qui n'est pas encore éteinte, avait à peine installé chez lui la vente des livres aux enchères, qu'il eut à supporter la concurrence d'un libraire nommé Mauger. Mais la concurrence finit à la mort du concurrent. Jusqu'en 1815 M. Silvestre eut à peu près le monopole. Mais à cette époque MM. de Bure, qui avaient l'habitude de vendre rue des Bons-Enfants, s'imaginèrent que l'exiguïté des salles était un obstacle à l'extension de leur, commerce ; et ils exigèrent de M. Silvestre l'agrandissement de la salle principale. Celui-ci, plein de cette idée que sa maison était assez grande pourvu qu'elle fût pleine d'amis, refusa d'accéder à cette ambitieuse réclamation. Les de Bure se séparèrent alors violemment de l'honorable libraire, et allèrent porter leurs ventes à l'hôtel de Bullion (que le peuple n'a jamais pu se déshabituer de prononcer Bouillon), rue Jean-Jacques-Rousseau, 3. Cette scission entre M. Silvestre et les MM. de Bure, qui étaient alors les directeurs presque exclusifs des grandes ventes de livres, faillit devenir fatale à la maison. Commencée en 1815 à propos de la vente Maccarthy, la lutte dura jusqu'en 183o. Et quoique les amateurs s'y trouvassent très mal, c'est à l'hôtel de Bullion que furent faites les belles ventes du commencement de ce siècle, entre autres celle de M. Morel de Vindé. Les ventes qui se font presque tous les soirs, en hiver, à la maison Silvestre, sont de trois espèces bien distinctes : Ventes de livres, Ventes d'estampes, Ventes d'autographes. Nous reviendrons sur chacune de ces trois branches de la curiosité, dont la dernière surtout tend à se développer d'une façon toute spéciale.
Au point de vue de la propreté, de la commodité et du bon goût, la maison Silvestre s'est améliorée sensiblement dans ces dernières années. Les acheteurs ont d'abord été éclairés à la simple chandelle, ce qui présentait, entre autres inconvénients, celui de laisser du suif à peu près sur tous les ouvrages qu'on examinait un peu attentivement. On me racontait que dans une vente d'estampes une magnifique eau-forte de Rembrandt, représentant un grand rabbin, fut brûlée par un curieux qui avait, pour mieux voir, mis la flamme de la chandelle en contact direct avec l'estampe. Un autre amateur ayant eu l'imprudence de moucher un soir une autre chandelle, dont le nez dépassait toute proportion, le résidu de la mèche, encore incandescente, tomba sur une lettre très intéressante du prince de Condé, et la dévora sans qu'on pût en sauver une ligne. Cet accident fit prendre une mesure énergique. La direction de la maison Silvestre décréta que les ventes seraient désormais éclairées à la bougie. Au bout d'un certain temps on s'apercut que les taches de suif étaient remplacées par des taches de bougie, ce qui est évidemment plus noble, mais tout aussi salissant. Alors on reprit un parti violent, on changea la forme des flambeaux. Mais rien n'est obstiné comme la bougie. Elle parvient toujours à franchir les obstacles, quels qu'ils soient. On fut obligé d'organiser dans les salles des suspensions chargées de lampes à l'huile et de quinquets. Mais l'égouttement amena aussi des désastres, et il fallut songer à protéger sérieusement les ouvrages précieux qui entraient dans les salles. M. Camerlinck, le directeur actuel de la maison Silvestre, osa le premier tenter l'éclairage au gaz, dont tout le monde se trouva bien. Il rappropria et assainit, pour ainsi dire, les salles, fit changer les tables en sapin, tellement mâchurées par l'usage, que les experts et les acheteurs, en ramassant les estampes, s'entraient régulièrement dans les doigts et sous les ongles des échardes à discrétion. Ces améliorations, auxquelles on ne songe pas assez à l'hôtel des ventes de la rue Drouot ont une importance réelle. La fréquentation de l'hôtel des commissaires-priseurs est la mort aux vêtements, et les chasseurs de chefs-d'œuvre devraient se dire que s'ils y trouvent souvent de vieux tableaux, ils y laissent toujours leurs paletots neufs.
Quoique plusieurs des commissaires-priseurs assermentés de l'hôtel Drouot soient admis à faire les ventes de la maison Silvestre, entre autres MM. Pillet et Déodor, il y a toujours eu entre la rue Drouot et la rue des Bons-Enfants une animosité évidente. Cette rivalité a même pris de temps en temps les proportions d'une lutte. Très contrariée, probablement, de voir que l'influence des commissaires-priseurs était à peu près nulle dans les ventes de livres de la maison Silvestre, et jalouse d'ailleurs d'un monopole qu'elle s'est attribué on ne sait en vertu de quelle loi, la compagnie des commissaires-priseurs a plusieurs fois tenté de faire fermer les salles de vente Silvestre, afin d'obliger ainsi les ventes à venir à l'hôtel Drouot. Des procès, dont aucun n'a abouti, ont été entamés à plusieurs reprises, et la maison Silvestre continue à vendre sans revidage, sans maquillage et sans enchères fictives, ce qui est peut-être gênant pour les uns, mais bien heureux pour les autres.
Le premier commissaire-priseur que M. Silvestre attacha à son entreprise fut un nommé Thierry, qui, pendant longtemps, remplit ses fonctions de la manière la plus honorable. Mais avec l'extension que prirent les affaires de la maison, un seul commissaire-priseur devint bientôt insuffisant. A Me Thierry succéda M. Lefrançois de la Carilère. Puis vinrent MM. Bonnefonds de Lavialle, Petit, Douchet, Commandeur. Mais, comme nous le disions plus haut, le goût des livres étant une spécialité qui exige des connaissances pratiques tout à fait particulières, le commissaire-priseur ne joue dans une vente de livres qu'un rôle secondaire. L'homme qui peut le plus peser sur le prix d'achat d'un ouvrage, c'est l'expert chargé de la vente. Mais, quelle que soit, d'ailleurs, la science incontestable des Benjamin Duprat, Téchener, des Potier, des Labitte, des Tillard, des Théodore Leclerc, les experts ordinaires de la maison, le véritable expert en fait de bibliographie, c'est le bibliophile qui vient acheter et ne consulte guère d'autres lumières que les siennes. Les amateurs de livres se connaissent tous, et non seulement ils se connaissent, mais ils connaissent encore mieux leurs bibliothèques réciproques. Un livre rare est coté longtemps avant d'être mis en vente, et le jour, ce jour qui finit toujours par arriver, où il vient s'échouer sur la table d'une salle de vente, il trouve pour le recueillir un certain nombre de bibliothèques qui se le disputent à enchères courtoises et à armes d'autant plus égales que tous les mérites du livre sont appréciés à leur valeur par chacun des concurrents. La seule valeur qu'on ne puisse lui donner exactement, c'est sa valeur vénale, qu'un moment de délire, auquel tous les amateurs sont exposés, peut faire varier subitement.
La clientèle de la maison Silvestre se compose non seulement de tous les libraires de Paris, qui y viennent dans l'intérêt de leur commerce, mais aussi et principalement de tous les amateurs quelconques de livres qui y viennent dans l'intérêt de leur passion. Mais, quelque variés que soient les goûts de ceux, et le nombre en est grand, qui se sont jetés à corps perdu dans le livre, il faut toujours les classer de la manière suivante : Bibliophiles, Bibliomanes et Bibliotaphes (...)"
La suite vous pourrez la lire dans un de nos précédents articles extrait du même ouvrage :
Bibliophiles, Bibliomanes et Bibliotaphes...
Je n'ai pas trouvé d'historique complet de la maison Silvestre, ainsi je ne sais pas exactement à quelle date cette salle a cessé de proposer des ventes de livres. Ce qui apparait clairement cependant, c'est qu'avec l'ouverture de l'Hôtel Drouot le 1er juin 1852, la salle Silvestre a vite décliné (comme l'indique d'ailleurs Henri de Rochefort) pour assez rapidement devenir obsolète. Il semblerait cependant qu'elle ait fonctionné encore quelques années ponctuellement, car si l'on voit par exemple les ventes Lebeuf de Montgermont (1876), Yemeniz (1867) et Baron Pichon (1897) se faire à l'Hôtel Drouot, ce n'est pas le cas par exemple des ventes Van der Helle (1868) et Rochebilière (1882).
Chacun ici sera preneur d'informations sur le devenir et le finir de cette vénérable salle Silvestre qui a vu passer sur ses tables de sapin écaillées les plus beaux maroquins signés et non signés de son époque.
(1) Extrait de l'ouvrage "Les petits mystères de l'hotel des ventes" par Henri Rochefort. Paris, E. Dentu, sans date (1862). 1 volume in-12. pp. 191-201.
Amitiés bibliophiles,
Bertrand
voici un rappel historique, écrit par un homme de terrain, qui je le pense intéressera tous ceux qui sont curieux de savoir comment nos aïeux achetaient leurs livres à Paris au milieu du XIXe siècle.
Laissons la parole à Henri Rochefort (1) :
"Il y a à Paris un endroit où l'on fait des ventes aux enchères comme à l'hôtel Drouot, avec le secours des commissaires-priseurs et des experts comme à l'hôtel Drouot, et qui pourtant ne ressemble pas le moins du monde à l'hôtel Drouot. C'est la maison Silvestre.
La seule différence matérielle qui existe entre les deux maisons, c'est qu'à celle de la rue Drouot les ventes se font généralement le jour, et qu'à celle de la rue des Bons-Enfants elles se font d'ordinaire le soir. Quant aux différences morales, elles sont considérables.
Dans les salles de l'hôtel des commissaires-priseurs, l'erreur et la fraude sont continuellement suspendues sur la tête du malheureux acheteur qui s'y hasarde sans s'être muni d'armes suffisamment défensives. A la Maison Silvestre l'erreur est rare et la fraude presque impraticable. Pourquoi ? Parce que entre l'amateur de livres et l'amateur de tableaux il y a un abîme. Tandis que celui-ci tend complaisamment son porte-monnaie à tous les industriels en quête de pigeons, et qu'il se livre pieds et poings liés à toutes les fantaisies d'un expert souvent , aussi ignorant que lui, l'autre le bibliophile, sait ce qu'il fait, où il va et ce qu'il achète. A l'hôtel Drouot, les clients forment une cohue ; à la maison Silvestre, ils composent un public. L'amateur de tableaux est un rêveur, l'amateur de livres est un savant. Il n'y a pas un acheteur de la société habituelle de la maison de la rue des Bons-Enfants qui n'en sache autant, et plus, que l'expert chargé de lui présenter l'objet à vendre. Une faute y est aussitôt rectifiée que commise. Un Titien peut être de tout le monde, un Elzévir est d'Elzévir, non d'un autre.
Chacune des salles de la maison Silvestre n'est pas de beaucoup plus vaste qu'une grande chambre à coucher. Des bancs très rapprochés les uns des autres entourent la table où circulent les ouvrages, laquelle table touche, ou peu s'en faut, le bureau ou plutôt le fauteuil du commissaire-priseur. On voit tout de suite que là les choses se passent en famille, et que les objets s'examinent de près. L'aspect d'une séance de vente à la maison Silvestre donne l'idée d'une salle d'études, dont le commissaire-priseur serait ce qu'au collège on nomme le pion. Les amateurs y compulsent silencieusement les livres qu'on leur passe, et y enchérissent bien plus du regard que de la parole. Cette absence totale de mise en scène n'empêche pas certaines ventes de donner d'immenses résultats pécuniaires, et l'attitude réservée des acheteurs n'exclut pas chez eux l'enthousiasme. Les passions contenues sont les plus dangereuses.
A quelle époque précise a été fondée la maison Silvestre ? J'aurais quelque peine à donner à ce sujet une date absolue. C'est de 1796 à 1798 si mes renseignements ne me trompent pas. L. Silvestre père d'une dynastie de libraires qui n'est pas encore éteinte, avait à peine installé chez lui la vente des livres aux enchères, qu'il eut à supporter la concurrence d'un libraire nommé Mauger. Mais la concurrence finit à la mort du concurrent. Jusqu'en 1815 M. Silvestre eut à peu près le monopole. Mais à cette époque MM. de Bure, qui avaient l'habitude de vendre rue des Bons-Enfants, s'imaginèrent que l'exiguïté des salles était un obstacle à l'extension de leur, commerce ; et ils exigèrent de M. Silvestre l'agrandissement de la salle principale. Celui-ci, plein de cette idée que sa maison était assez grande pourvu qu'elle fût pleine d'amis, refusa d'accéder à cette ambitieuse réclamation. Les de Bure se séparèrent alors violemment de l'honorable libraire, et allèrent porter leurs ventes à l'hôtel de Bullion (que le peuple n'a jamais pu se déshabituer de prononcer Bouillon), rue Jean-Jacques-Rousseau, 3. Cette scission entre M. Silvestre et les MM. de Bure, qui étaient alors les directeurs presque exclusifs des grandes ventes de livres, faillit devenir fatale à la maison. Commencée en 1815 à propos de la vente Maccarthy, la lutte dura jusqu'en 183o. Et quoique les amateurs s'y trouvassent très mal, c'est à l'hôtel de Bullion que furent faites les belles ventes du commencement de ce siècle, entre autres celle de M. Morel de Vindé. Les ventes qui se font presque tous les soirs, en hiver, à la maison Silvestre, sont de trois espèces bien distinctes : Ventes de livres, Ventes d'estampes, Ventes d'autographes. Nous reviendrons sur chacune de ces trois branches de la curiosité, dont la dernière surtout tend à se développer d'une façon toute spéciale.
Au point de vue de la propreté, de la commodité et du bon goût, la maison Silvestre s'est améliorée sensiblement dans ces dernières années. Les acheteurs ont d'abord été éclairés à la simple chandelle, ce qui présentait, entre autres inconvénients, celui de laisser du suif à peu près sur tous les ouvrages qu'on examinait un peu attentivement. On me racontait que dans une vente d'estampes une magnifique eau-forte de Rembrandt, représentant un grand rabbin, fut brûlée par un curieux qui avait, pour mieux voir, mis la flamme de la chandelle en contact direct avec l'estampe. Un autre amateur ayant eu l'imprudence de moucher un soir une autre chandelle, dont le nez dépassait toute proportion, le résidu de la mèche, encore incandescente, tomba sur une lettre très intéressante du prince de Condé, et la dévora sans qu'on pût en sauver une ligne. Cet accident fit prendre une mesure énergique. La direction de la maison Silvestre décréta que les ventes seraient désormais éclairées à la bougie. Au bout d'un certain temps on s'apercut que les taches de suif étaient remplacées par des taches de bougie, ce qui est évidemment plus noble, mais tout aussi salissant. Alors on reprit un parti violent, on changea la forme des flambeaux. Mais rien n'est obstiné comme la bougie. Elle parvient toujours à franchir les obstacles, quels qu'ils soient. On fut obligé d'organiser dans les salles des suspensions chargées de lampes à l'huile et de quinquets. Mais l'égouttement amena aussi des désastres, et il fallut songer à protéger sérieusement les ouvrages précieux qui entraient dans les salles. M. Camerlinck, le directeur actuel de la maison Silvestre, osa le premier tenter l'éclairage au gaz, dont tout le monde se trouva bien. Il rappropria et assainit, pour ainsi dire, les salles, fit changer les tables en sapin, tellement mâchurées par l'usage, que les experts et les acheteurs, en ramassant les estampes, s'entraient régulièrement dans les doigts et sous les ongles des échardes à discrétion. Ces améliorations, auxquelles on ne songe pas assez à l'hôtel des ventes de la rue Drouot ont une importance réelle. La fréquentation de l'hôtel des commissaires-priseurs est la mort aux vêtements, et les chasseurs de chefs-d'œuvre devraient se dire que s'ils y trouvent souvent de vieux tableaux, ils y laissent toujours leurs paletots neufs.
Quoique plusieurs des commissaires-priseurs assermentés de l'hôtel Drouot soient admis à faire les ventes de la maison Silvestre, entre autres MM. Pillet et Déodor, il y a toujours eu entre la rue Drouot et la rue des Bons-Enfants une animosité évidente. Cette rivalité a même pris de temps en temps les proportions d'une lutte. Très contrariée, probablement, de voir que l'influence des commissaires-priseurs était à peu près nulle dans les ventes de livres de la maison Silvestre, et jalouse d'ailleurs d'un monopole qu'elle s'est attribué on ne sait en vertu de quelle loi, la compagnie des commissaires-priseurs a plusieurs fois tenté de faire fermer les salles de vente Silvestre, afin d'obliger ainsi les ventes à venir à l'hôtel Drouot. Des procès, dont aucun n'a abouti, ont été entamés à plusieurs reprises, et la maison Silvestre continue à vendre sans revidage, sans maquillage et sans enchères fictives, ce qui est peut-être gênant pour les uns, mais bien heureux pour les autres.
Le premier commissaire-priseur que M. Silvestre attacha à son entreprise fut un nommé Thierry, qui, pendant longtemps, remplit ses fonctions de la manière la plus honorable. Mais avec l'extension que prirent les affaires de la maison, un seul commissaire-priseur devint bientôt insuffisant. A Me Thierry succéda M. Lefrançois de la Carilère. Puis vinrent MM. Bonnefonds de Lavialle, Petit, Douchet, Commandeur. Mais, comme nous le disions plus haut, le goût des livres étant une spécialité qui exige des connaissances pratiques tout à fait particulières, le commissaire-priseur ne joue dans une vente de livres qu'un rôle secondaire. L'homme qui peut le plus peser sur le prix d'achat d'un ouvrage, c'est l'expert chargé de la vente. Mais, quelle que soit, d'ailleurs, la science incontestable des Benjamin Duprat, Téchener, des Potier, des Labitte, des Tillard, des Théodore Leclerc, les experts ordinaires de la maison, le véritable expert en fait de bibliographie, c'est le bibliophile qui vient acheter et ne consulte guère d'autres lumières que les siennes. Les amateurs de livres se connaissent tous, et non seulement ils se connaissent, mais ils connaissent encore mieux leurs bibliothèques réciproques. Un livre rare est coté longtemps avant d'être mis en vente, et le jour, ce jour qui finit toujours par arriver, où il vient s'échouer sur la table d'une salle de vente, il trouve pour le recueillir un certain nombre de bibliothèques qui se le disputent à enchères courtoises et à armes d'autant plus égales que tous les mérites du livre sont appréciés à leur valeur par chacun des concurrents. La seule valeur qu'on ne puisse lui donner exactement, c'est sa valeur vénale, qu'un moment de délire, auquel tous les amateurs sont exposés, peut faire varier subitement.
La clientèle de la maison Silvestre se compose non seulement de tous les libraires de Paris, qui y viennent dans l'intérêt de leur commerce, mais aussi et principalement de tous les amateurs quelconques de livres qui y viennent dans l'intérêt de leur passion. Mais, quelque variés que soient les goûts de ceux, et le nombre en est grand, qui se sont jetés à corps perdu dans le livre, il faut toujours les classer de la manière suivante : Bibliophiles, Bibliomanes et Bibliotaphes (...)"
La suite vous pourrez la lire dans un de nos précédents articles extrait du même ouvrage :
Bibliophiles, Bibliomanes et Bibliotaphes...
Vente de la bibliothèque Van der Helle le 10 février 1868 et jours suivants,
en la salle n°1 du 28 de la rue des Bons-Enfants, maison Silvestre
en la salle n°1 du 28 de la rue des Bons-Enfants, maison Silvestre
Je n'ai pas trouvé d'historique complet de la maison Silvestre, ainsi je ne sais pas exactement à quelle date cette salle a cessé de proposer des ventes de livres. Ce qui apparait clairement cependant, c'est qu'avec l'ouverture de l'Hôtel Drouot le 1er juin 1852, la salle Silvestre a vite décliné (comme l'indique d'ailleurs Henri de Rochefort) pour assez rapidement devenir obsolète. Il semblerait cependant qu'elle ait fonctionné encore quelques années ponctuellement, car si l'on voit par exemple les ventes Lebeuf de Montgermont (1876), Yemeniz (1867) et Baron Pichon (1897) se faire à l'Hôtel Drouot, ce n'est pas le cas par exemple des ventes Van der Helle (1868) et Rochebilière (1882).
Chacun ici sera preneur d'informations sur le devenir et le finir de cette vénérable salle Silvestre qui a vu passer sur ses tables de sapin écaillées les plus beaux maroquins signés et non signés de son époque.
(1) Extrait de l'ouvrage "Les petits mystères de l'hotel des ventes" par Henri Rochefort. Paris, E. Dentu, sans date (1862). 1 volume in-12. pp. 191-201.
Amitiés bibliophiles,
Bertrand