Les temps se succèdent et ne ressemblent pas toujours. Ce qui se définissait facilement hier l’est peut-être moins aujourd’hui. La frontière qui sépare le côté utile du livre de son côté futile est floue désormais.
Voici quelques définitions énoncées en 1862 par Henri Rochefort(1) dans son ouvrage intitulé « Les petits mystères de l’Hôtel des ventes. », édité chez Dentu, sans date (1862).
« Dans le principe, quand on achetait un livre, c'était pour le lire. Vous vouliez faire une étude particulière du voyage de Christophe Colomb, et vous appreniez qu'il existait sur la découverte de l'Amérique un ouvrage très ancien : vous cherchiez cet ouvrage, vous l'achetiez, vous le dégustiez et vous le mettiez ensuite dans votre bibliothèque. Telles sont dans leur simplicité les origines de la passion des livres. Mais le nombre des amateurs qui achètent un ouvrage pour le fond et non pour l'âge et pour la forme s'est restreint à tel point que, sauf quelques liseurs et quelques déchiffreurs obstinés de manuscrits, le type primitif du BIBLIOPHILE est à peu près disparu, car le bibliophile, ne l'oublions pas, est l'homme qui achète pour lui, c'est-à-dire qui poursuit moins dans les ventes le livre rare que le livre curieux.
LE BIBLIOMANE est, comme son nom l'indique, le chasseur acharné de tout ce qui, en librairie, peut montrer sa date ou prouver de quelles mains il sort. Ce n'est, à proprement parler, qu'une espèce d'amateur de curiosités. Le bibliomane ne lit pas, il entasse ; il ne s'occupe pas du sens des pages dont se composent les ouvrages qu'il achète, il s'inquiète de la qualité du papier et de la forme des caractères. Un bibliomane avait reçu un jour la visite d'un homme qui désirait se défaire d'une quantité de manuscrits arabes. Le caractère en était magnifique et le vélin irréprochable. Le bibliomane se précipita sur cette proie, qu'il paya très cher. Quelque temps après, il sut, par un savant de ses amis, que ces manuscrits précieux étaient tout simplement les registres et les livres de compte de deux épiciers arabes, de trois marchands de chameaux et d'un nombre illimité de marchands de dattes. Il avait fourré dans sa bibliothèque cent soixante-trois volumes de comptabilité. Le bibliomane est tout entier dans cette anecdote.
LE BIBLIOTAPHE est le tombeau des livres comme l'écrivain public est le tombeau des secrets. C'est une variété originale et plus commune qu'on ne croit du bibliomane. Le bibliotaphe a chez lui quelques livres rares, qu'il met soigneusement sous clef et qu'il ne montrerait pas à son meilleur ami, de peur que celui-ci ne trouvât moyen de les lui voler et d'en faire une réimpression, qui ferait d'un exemplaire, maintenant unique, un livre plus répandu que la Cuisinière bourgeoise.» (2)
On laissera le soin au lecteur moderne, au bibliophile, au bibliomane, de juger ce qui a changé, ce qui doit être consigné pour mémoire ou anecdote dans ce propos qui date. Pour ma part je ne peux m’empêcher de penser à Gustave Mouravit(3), qui, dans ses ouvrages et durant sa vie posa des dogmes et des idées reçues sur le fol bibliomane en le fustigeant à l’envie… lorsqu’on en vint à vendre sa bibliothèque bien des années plus tard… c’est à la bibliothèque d’un bibliomane patenté que l’amateur eut à faire en 1938 … vanitas vanitatis…
(1) Henri Rochefort (1831-1913), de son vrai nom Henri de Rochefort-Luçay, journaliste et homme politique français. C’est ici l’un des premiers ouvrages de l’auteur âgé de 31 ans. Malmené sous le second Empire pour sa liberté de ton et ses prises de position risquées, jugé puis déporté à l’issue de la Commune, il se fera remarquer sous la République pour ses idées antisémites et anticléricales affichées. Victor Hugo était son ami. Des Petits mystères de l’hôtel des ventes il a été fait une comédie-vaudeville l’année suivante (1863) en collaboration avec Albert Wolff. Henri Rochefort était un amateur éclairé de peinture, la bibliophilie n’était semble-t-il pas son domaine. Il a sans doute exprimé ici, à propos des livres, les idées reprises d’autres auteurs de la même époque.
(2) p. 217-220.
(3) Gustave Mouravit, bibliophile connu pour son ouvrage « Le livre et la petite bibliothèque d'amateur. » P., Auguste Aubry, s.d (1869). Monsieur Mouravit était né en 1840 et est mort en 1920. Il a connu la période dorée de la bibliophile « fin de siècle. »