Page de titre de la réimpression de l'ouvrage de Bollioud-Mermet,
publié pour la première fois en 1761 à La Haye (1).
Qui peut bien se cacher aujourd'hui derrière le titre de bibliomane ?
C'est Diderot qui nous aidera à mieux comprendre ce terme sur lequel nous reviendrons plusieurs fois dans ce blog.
Mais laissons la parole à Diderot (2) :
"C'est un homme possédé de la fureur des livres. Ce caractère n'a pas échappé à La Bruyère. Voici de quelle manière il le peint dans le chapitre XIII de son livre des Caractères, où il passe en revue bien d'autres originaux. Il feint de se trouver avec un de ces hommes qui ont la manie des livres ; et sur ce qu'il lui a fait comprendre qu'il a une bibliothèque, notre auteur témoigne quelque envie de la voir. « Je vais trouver, dit-il, cet homme qui me reçoit dans une maison où dès l'escalier je tombe en faiblesse d'une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu'ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d'or et de la bonne édition ; me nommer les meilleurs l'un après l'autre; dire que sa galerie est remplie à quelques endroits près, qui sont peints de manière qu'on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l'œil s'y trompe ; ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il ne met pas le pied dans cette galerie ; qu'il y viendra pour me faire plaisir : je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, visiter sa tannerie, qu'il appelle bibliothèque . » Un bibliomane n'est donc pas un homme qui se procure des livres pour s'instruire : il est bien éloigné d'une telle pensée, lui qui ne les lit pas seulement. Il a des livres pour les avoir, pour en repaître sa vue ; toute sa science se borne à connaître s'ils sont de la bonne édition, s'ils sont bien reliés ; pour les choses qu'ils contiennent, c'est un mystère auquel il ne prétend pas être initié, cela est bon pour ceux qui auront du temps à perdre. Cette possession qu'on appelle bibliomanie est souvent aussi dispendieuse que l'ambition et la volupté. Tel homme n'a de bien que pour vivre dans une honnête médiocrité, qui se refusera le simple nécessaire pour satisfaire cette passion."
Quelle sévérité MM. Diderot et de La Bruyère ! Doit-on toujours penser de même à notre époque ?
Nous pensons qu'il est sage d'affubler aujourd'hui du titre de bibliomane toute personne volontairement ou non (on ne va pas toujours frapper à la porte de la passion, parfois elle s'invite...), touchée à l'excès par l'amour des livres et plus particulièrement des livres anciens et rares, au point d'idolâtrer un auteur, un relieur, un éditeur, un bibliophile, etc.
Pour d'autres le bibliomane serait un boulimique de lectures. Les avis ne s'accordent donc pas vraiment sur ce terme qui gardera sans doute une connotation péjorative pour le bibliophile (qui serait plus digne d'aimer les livres que l'autre, au prétexte que lui saurait s'initier au contenu). Je ne crois guère à cette distinction artificielle, bien souvent le bibliophile et le bibliomane ne font qu'un et c'est heureux ainsi. Telle est en tous les cas le penchant que nous exprimerons ici.
Amitiés, B.
(1) 1 volume grand in-12. Réimprimé en 1866 pour l'Académie des bibliophiles.
(2) Oeuvres complètes de Diderot, tome XIII, éd. Garnier Frères, 1876, p. 437-438.