Chers amis curieux et bibliophiles tout à la fois,
Restons encore ce soir sur le thème de l’imprimerie, de la libraire et de son mode de fonctionnement dans les siècles passés.
Sautons simplement un siècle par rapport au billet d’hier soir sur le Code et Règlement de la Librairie de 1723 étendu en 1744 à la France entière.
C’est en 1842 que je vous propose de vous transporter aujourd’hui.
Suivons pour ce faire les propos donnés dans une plaquette d’un format inhabituel, grand in-4 (27 x 22 cm) de 24 pages intitulée :
"Considérations sur l’état de l’imprimerie et de la librairie en France, depuis l’époque dite de la Restauration. Mémoire présenté au neuvième congrès scientifique de France, tenu à Lyon en 1841, par M. Léon Pelletier (1), bibliographe."
Simple cahier cousu par une ficelle et présenté sous une couverture de papier bleu uni, ce document sort de l’imprimerie de E. Pelletier (sans doute un parent de l’auteur. Son frère ?). Elle porte un envoi à un anonyme en haut du premier plat de couverture (21 janvier 1842).
Cette brochure sortirait des presses lyonnaises de E. Pelletier d’après quelques notices retrouvées dans divers catalogues.
Venons-en au contenu de ce document que nous croyons suffisamment rare pour l’exhumer ici.
Laissons M. Pelletier introduire la problématique :
« Depuis quelques années, c’est un enfant (la typographie) qui s’affuble d’oripeaux, et qui s’amuse de tant de bulles de savon, que bientôt il risque de se noyer dans la vapeur. Malheureuse condition de l’esprit humain, qui, méprisant toujours les misères du passé, n’obéit qu’à l’attrait de la nouveauté, et suit le mouvement dangereux d’une aveugle mobilité, pour se précipiter dans les fondrières de la déception ! Depuis 1815, manie des opérations a saisi toutes les têtes ; le publicisme à larges voies a cru voir l’infini pour auditeur, et l’industriosité a accepté comme panacée universelle le produit au-delà du besoin. Les causes d’un tel mal seraient longues à déduire. Je ne parlerai que de deux faits principaux qui l’ont produites, l’ignorance et la cupidité. L’ignorance !... Dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle d’animation fébrile, connaît-on toute la portée de ce mot ? Jadis l’ignorance était passive, indifférente à toute actualité ; l’ignorance était un automate que l’habitude ou la routine animaient seules, et qui n’exerçait aucune puissance. Mais aujourd’hui l’ignorance est active, incessante, audacieuse ; elle déborde de toutes parts la raison et le goût. L’ignorance est active en ce que le luxe ayant pénétré dans toutes les classes, les travailleurs ont des désirs au-delà de leur condition ; ils consacrent le gain de leur industrie à des chimères que le publicisme exalte comme œuvres parfaites, ce qui les fait dévier de leurs intérêts réels, le travail suivi, consciencieux, et leur donne le goût des frivolités. (…) La cupidité, non moins incessante que sa devancière, ne dort ni ne veille jusqu’à ce qu’elle ait trouvé ses dupes ; elle a ses acolytes, ses prôneurs, ses trophées ; comme les marchands d’orviétan, elle a ses tambours, ses trompettes, qui, dans les journaux, salissent le papier de leurs clameurs infâmes, écrites en lettres baroques, gigantesques, en lettres monstres enfin. A la suite des annonces préliminaires viennent les comptes-rendus, les analyses des ouvrages, faits par des écrivains encore dans les écoles, ou par des feuilletonistes qui, ne se donnant pas la peine d’étudier la matière sur laquelle ils doivent écrire, ont des phrases banales toutes prêtes qui peuvent aller à tous les sujets, et qui ne peuvent faire incriminer aucun de leurs auteurs. On appelle cela de l’industrie littéraire, même de la littérature. On trompe le public, on vicie le goût. (…) La plupart des innovations ont-elles eu d’autre but que la cupidité ? Appauvrir les masses ouvrières en restreignant l’emploi des bras, minimiser leurs bénéfices sous l’apparence d’une prompte exécution, leurrer le public par des bons marchés, qui, en raison de la légèreté des produits, sont toujours chers : tels est l’ouvrage de la cupidité. (…) Chacun se fait marchand ou brocanteur ; personne ne rougit de l’être (…) tout s’annihile dans la nécessité de devenir riche ; enfin l’édifice social croule sous la fureur du spéculantisme. (…) Dans un tel désordre, la librairie n’a pas été en arrière. Privée depuis longtemps de toutes connaissances relatives, elle a formulé en pataugeant, si je puis m’exprimer ainsi, dans le bourbier de l’ignorance. (…) En librairie, la cupidité a porté l’audace jusqu’à vendre du papier blanc comme s’il eût été imprimé. (L’auteur fait notamment référence aux éditions en gros caractères et avec des interlignes démesurément grands, notamment les impressions de chez Dentu, Werdet et Charles Laurent). (…) Si quelques vieilles bibliothèques jouissent encore d’un certain prix aux yeux du bibliophile, c’est à la persévérance, aux soins, au profond savoir de nos pères qu’elles le doivent. Le temps seul alors était le grand ouvrier pour les grandes choses ; la typographie n’avait point l’allure saccadée, brillantine et folâtre qui la revêt de nos jours (1842) : elle était en tout positive, large dans son uniformité, et parée quelquefois, selon l’exigence des textes ; il y avait de réelles illustrations, et non des pasquinades indécentes. (…) »
Léon Pelletier s’en prend ensuite aux dépravations ouvrières qui « tuent » le métier d’imprimeur :
« Pour être heureux, l’ouvrier doit revenir sans cesse à ce dilemme : Le bonheur de l’ouvrier est dans le travail suivi, consciencieux, éclairé par la méthode et par la connaissance de ses intérêts positifs ; hors du travail, il n’y a que misère pour l’ouvrier. »
La messe est dite. Arguments éminemment conservateurs. L’époque était propice à ce mode de pensée.
"Malgré l’ignorance crasse qui encombre les ateliers » dit-il, et pourtant plus loin il défend l’idée qu’une intelligence active se trouve au sein des ateliers, et qu’une telle réunion d’hommes instruits, formant un foyer de lumières, pourrait produire un grand bien. Il prend pour exemple le cas de l’Imprimerie royale qui, refondée et réformée dans la science typographique, devrait être l’endroit où aller chercher le feu sacré qui fait éclore le génie. L’auteur s’en prend ensuite à la trop fréquente et mauvaise utilisation de la gravure sur bois intercalée dans le texte. Il pose alors quelques dogmes que je vous laisse apprécier : « Les livres à illustrations ne doivent point faire partie de la librairie proprement dite. C’est une industrie d’imagiers ; c’est du mercantilisme, lequel est toujours à l’affût du caprice, afin de le satisfaire par des brimborions qui le tuent bientôt, et qui finissent par succomber sous leur propre poids. (…) ils amusent les yeux (…) ils ne disent rien à l’âme (…)."
M. Pelletier prône la mise en place d’un Conseil, d’une Académie ou Sénat d’experts qui viendraient en aide à titre de juges, de prud’hommes ou de conseillers. Il demande clairement une réhabilitation de la typographie moderne par le biais d’une instruction poussée et obligatoire des ouvriers typographes et apprentis libraires. « L’instruction populaire achèvera de léguer aux générations ouvrières le respect d’elles-mêmes et l’attachement pour la société ; dont elles se sentiront les appuis estimés et non les victimes. » proclame-t-il selon les préceptes de M. Philarète Chasles qu’il souhaite mettre à profit. Pour conclure, « Eclairer et Instruire, telle doit être la devise de la nouvelle Académie typographique. » dit-il.
C’est au final un texte tout à la fois conservateur, paternaliste et social. Une vision humaniste du métier d’imprimeur-libraire qui se dégage sur fond de constat amère d’un métier qu’il sent en perdition. L’avenir lui aura donné raison sur de nombreux points.
Une bien intéressante vision des métiers du livre en 1842.
Pour aller plus loin sur ce sujet, les ouvriers du livre, je vous indique cette référence, à lire absolument : Paul Chauvet, Les ouvriers du livre en France : de 1789 à la constitution de la Fédération de livre, Librairie M. Rivière, 1956 ; et Les ouvriers du livre en France : des origines à la Révolution de 1789, PUF, 1959. Deux livres fondamentaux et passionnants sur le sujet.
(1) M. Léon Pelletier est par ailleurs l'auteur d'un excellent poème intitulé La typographie, publié en 1832 (écrit en 1828) à Genève et Paris. Il a donné aussi un petit opuscule de 36 pages sur la prononciation de la langue française et la lecture (Genève et Paris, 1832). Nous n'avons pas retrouvé la date de la mort de ce bibliographe méconnu.
Bonne nuit,
Bertrand