Pris au hasard de mes lectures bibliomaniaques... voici une petite historiette de quelques lignes intitulée "Le chasseur".
"Clereuil descend certainement de Nemrod lui-même. Vous avez lu dans les Paysans de Balzac les péripéties d'une chasse à la loutre ? L'amphibie file entre deux eaux et un léger, léger sillage à la surface décèle seul sa nage profonde. Il faut pour surprendre l'animal profiter du bref moment où il émerge avant de plonger dans son trou : alors d'un geste vif et précis on pique la belle fourrure vivante.
De même, Clereuil note entre les mains de qui est passé le volume qu'il suit à la piste, qu'il aura un jour ou l'autre ; et il attend le moment propice pour saisir sa proie. Il possède un jeu de fiches où la carrière de tel livre est retracée depuis le moment où il est repéré jusqu'à celui où il tombe dans ses mains - plus la fiche est chargée, plus délectable est la victoire. Il tient registre également des vicissitudes de quiconque détient un volume convoité ; il sait qu'un tel souffre d'un mal qui ne pardonne pas, que tel autre est sujet apoplectique, que tel enfin connait des embarras d'argent qui le mettront bientôt à sa merci. Il suppute toutes les misères et renifle l'odeur de la maladie, de la mort, de la ruine ; il hait les gens bien portants, ou dont la fortune est à l'abri de toute surprise et qui ne lâcheront pas le livre qu'ils possèdent et qu'il veut.
Clereuil pousse parfois jusqu'à la rue Drouot. D'une oreille méprisante il suit la montée des enchères. La belle affaire d'acheter un bouquin de la sorte. Quelle pitié ! Il pense à ces battues où des mercenaires rabattent le gibier affolé devant des diplomates ou des financiers qui, le derrière sur un pliant, canardent lâchement, assassinent plume et poil. Ces barbares ignoreront toutes les joies de la chasse.
Clereuil est de ceux qui partent tout seuls à travers la forêt et ne tirent pas leur poudre aux moineaux. Il y a des gens qui ne chassent que le lion ou le courlis. Lui ne cherche que les "romantiques", et hors les "romantiques" le livre n'existe pas.
Les hasards de sa vie passionnée juxtaposèrent Clereuil et M. de Tubian qui, lui, ne prise que les "illustrés du XVIIIe" (siècle). Clereuil pendant vingt-quatre heures eut des doutes. Pouvait-il admettre qu'un "illustré du XVIIIe" (siècle) fût un livre ?
Vite Clereuil reconquit sa sérénité. M. de Tubian était certainement un malheureux à qui l'indulgence de sa famille et l'imbécilité des lois laissaient une dangereuse liberté. Clereuil méprisa une fois de plus la République qui tolère de si coupables erreurs.
Bon vivant au reste, Clereuil, au dessert d'un fin déjeuner, vous infligera le récit de ses captures avec une abondance de détails qui vous feront regretter les pires histoires de chasse. Il met sa fierté à ne jamais payer cher, non par avarice, car il vit largement.
Quant à ceux qui achètent un livre pour lire... il les tient pour des maniaques."
Extrait d'un recueil de petites historiettes (vécues ?) intitulé BIBLIOPHILES ? par André Delpeuch et édité à Paris en 1926 au 51 rue de Babylone (Société Générale d'Imprimerie et d'Edition). Le point d'interrogation à la suite du terme "bibliophiles" indique assez que les portraits de bibliophiles que l'auteur nous livre sont assez cocasses et surprenants. Nous en livrerons bientôt quelques autres ici même. L'ouvrage a été tiré à 450 exemplaires seulement. Pour les plus curieux, on en trouve actuellement quelques exemplaires à vendre sur le net.
Amitiés, Bertrand