Nous évoquerons aujourd’hui de manière succincte le souvenir d’un bibliophile érudit, médecin et disciple du célèbre Dupuytren. C’est évidemment au bibliophile et à l’érudit que nous nous intéresserons tout particulièrement dans les quelques lignes qui suivent.
Jean-François Payen était né le 24 juillet 1800. Il est mort le 7 février 1870. Outre sa passion pour la médecine à laquelle il consacra une bonne partie de sa vie, notamment en publiant plusieurs travaux (livres et articles) ; notamment sur les eaux minérales sur lesquelles il mena d’importantes recherches. Il avait par ailleurs réuni sur cette matière une collection d’ouvrages anciens et modernes, la plus curieuse et la plus complète sans doute que l’on ait connue jusqu’à ce jour (1870) ; on y trouve même un certain nombre de livres précieux et devenus très-rares.
Parallèlement, et surtout, l’étude complète et générale du seizième siècle, et en particulier de Montaigne et de tout ce qui a rapport à cet illustre philosophe. Le docteur Payen avait voué à Montaigne un véritable culte, et il poussait cette admiration jusqu’à recueillir même les choses les plus insignifiantes ayant quelque rapport à son idole. Il est bien entendu qu’il s’était procuré avant tout, et souvent aux prix d’immenses sacrifices, tout ce qu’on pouvait rassembler de plus précieux sur le grand moraliste : autographes, livres, portraits, gravures, bustes, statues, rien ne manquait à cette remarquable collection. Ainsi il était parvenu à réunir à grand’ peine, et surtout à grands frais, une trentaine d’ouvrages portant des notes de la main de Montaigne ou sa signature, et l’on sait qu’elle est la rareté des autographes de cet homme illustre. Il possédait aussi un grand nombre d’éditions des Essais, peut-être même toutes, depuis l’édition originale de 1580 et celle de 1588, devenues très-rares, jusqu’aux éditions les plus modernes. Enfin, il s’était procuré tous les documents relatifs à Montaigne, qu’il avait pu rencontrer, tous les fragments, les journaux, les publications quelconques, dans lesquels il était fait mention de Montaigne, son nom ne fût-il que prononcé. Ces soins méticuleux de collectionneur avaient coûté à M. Payen bien des fatigues, bien des ennuis et parfois aussi bien de l’argent. Mais il fallait voir comme il était heureux chaque fois qu’il avait pu découvrir un objet qu’il ne possédait pas encore ! Et tout cela était rempli, couvert de notes de sa main, dans la prévision d’une nouvelle édition de Montaigne, qu’il n’a malheureusement pas eu le temps de terminer.
On pouvait craindre, après sa mort, de voir disperser dans une vente publique cette intéressante collection. Certains bibliomanes, tout en épargnant pas leurs sincères regrets à un homme estimé, (« l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », La Rochefoucauld), caressaient avec joie l’espoir de posséder un jour ou l’autre quelques volumes de sa bibliothèque, par eux convoités depuis longtemps. Le docteur Payen appelait ses livres « ses enfants » et il ne pouvait dignement les abandonnés à l’encan. Avant de mourir il avait émis à plusieurs reprises le souhait de voir ses chers livres confiés à une bibliothèque publique. Sa mort vint prématurément, mais ses deux filles jugèrent, de ce qu’elles savaient de ses dernières volontés en la matière, et confièrent à M. Taschereau, directeur de la Bibliothèque nationale, le soin de conserver les livres « en bloc ». L’estimation des livres a été faite en leur nom et au nom de la Bibliothèque nationale par MM. P. Jannet et L. Potier (libraires experts) ; elle s’élevait à 31.000 francs (environ 170.000 euros en 2008 en francs/euros constants). Cette somme ayant été acceptée de part et d’autre, la Bibliothèque Nationale devint propriétaire de l’ensemble de ce précieux ensemble « Montaigne » (juin 1870). Toutefois une clause importante stipulait que les livres et l’ensemble des documents relatifs à Montaigne, devaient être conservés dans un cabinet spécial, un lieu dédié.
Anecdote : Tous les rayons, tous les côtés de sa bibliothèque étaient couverts de pensées, de sentences, de remarques de son auteur favori. Il les découpait dans les ouvrages qu’il avait en double (… sacrilège !!!), dans les journaux, dans les revues, etc., et il les collait à tous les coins de son cabinet, de sort qu’il ne pouvait faire un pas ou lever les yeux sans rencontrer une ou plusieurs de ces maximes. Habitude qui touche à la manie ! En un mot il ne semblait vivre et travailler que par et pour Montaigne.
Ainsi il est évident qu’il s’intéressa à tous les proches de son maître à penser : Mlle de Gournay, fille d’alliance de Montaigne et Etienne de La Boëtie. Dans sa collection se trouvait un volume intitulé : la vie des graves et illustres personnages, etc. Le docteur Payen, n’y trouvant pas le nom de ses préférés, a écrit avec une naïve indignation ces simples mots sur la garde : « Ni Montaigne ni la Boëtie !... »
D’après Jules Le Petit (1), le docteur Payen avait le caractère vif et souvent emporté. Une nature « bouillante » tempérée par une « bonté d’âme » et un excellent cœur. Il ne comprenait pas que l’on perde son temps, ainsi il était toujours affairé, chez lui ou ailleurs, toujours cherchant, furetant, toujours s’inquiétant de trouver les pièces qui lui manquaient ou vérifiant si les documents qu’il venait d’acheter étaient exacts, complets. Un amour de la précision, de la perfection même qui transpirent dans tous ses travaux.
La première notice que le docteur Payen donna sur Montaigne date de 1837, il avait 37 ans. Cette notice était prévue pour être placée en tête des Œuvres de Montaigne de la collection du Panthéon Littéraire (Notice bibliographique sur Montaigne. Paris, Duverger, 1837). Elle ne fut tirée à part qu’à un très petit nombre d’exemplaires qu’il distribua à ses amis et qui ne furent pas mis dans le commerce. Les autres études et recherches qu’il donna les années suivantes furent tout aussi confidentielles et eurent à chaque fois les honneurs de la critique (Nodier, Brunet, de Sacy, etc).
Bien vain aujourd’hui, en 2008, près de 140 ans après la disparition du docteur Payen, pour l’amateur bibliophile ou bibliomane, de vouloir trouver un exemplaire du cabinet de cet illustre collectionneur de « Montaigne ». Tout doit être à la Bibliothèque nationale, et mis à part une petite plaquette oubliée ou un ouvrage offert avec envoi qui aura échappé aux deux libraires Potier et Janet et aux autres collectionneurs du temps… il faudra se contenter d’aller au Fonds Payen de la BNF, prendre rendez-vous.
Nous ne donnerons pas ici la liste, ni des ouvrages écrits par Payen dans le domaine de la médecine, ni ceux écrits sur Montaigne et ses études sur le XVIe siècle. Cela donnerait trop de longueur à cet article qui ne se veut qu’une évocation rapide, faite sur la base d’une rare plaquette écrite en 1873 par le bibliographe Jules Le Petit (auteur notamment de la Bibliographie des principales éditions originales publiée en 1888 et aujourd’hui encore fort utile).
Cette plaquette intitulée « Quelques mots sur le docteur J.-F. Payen » (1873), de format grand in-8 de XXXII pages et tirée à seulement 50 exemplaires sur papier de Hollande (Paris, Typographie de Georges Chamerot, 1873) est déjà mentionnée comme épuisée en 1888. Le Petit est également l’auteur d’un excellent petit ouvrage dans le genre de celui de Jules Janin dont nous avons parlé il y quelques jours (L’amour des livres, 1866), « L’art d’aimer les livres et de les connaître, Lettre à un jeune bibliophile », petit in-8 (1884). Notre exemplaire de ces « Quelques mots… » est agrémenté d’un envoi de Jules Le Petit à M. Rapilly sur le faux-titre, avec également de sa main sur la première couverture le mention suivante : « Tiré à 50 exemplaires non mis dans le commerce. Jules Le Petit. »
Pour aller plus loin, je ne saurais trop vous inviter à la lecture de l’ouvrage de Marcella Leopizzi « Michel de Montaigne chez le docteur Payen : Description des lettres et des ouvrages concernant Montaigne dans le fonds Payen de la Bibliothèque nationale. »
Progrès du temps aidant, concernant Montaigne, je vous invite à la visite de ce site internet très bien fait et qui reprend les éditions anciennes du monraliste avec photographies et descriptions précises. C’est l’université de Chicago qui nous donne cette contribution à la connaissance moderne des œuvres de Montaigne : Montaigne Studies.
Pour évocation conforme,
Amitiés bibliophiles, Bertrand