Elle a le teint blanc, nacré, avec des roses, les cheveux noirs et bien plantés, les yeux petits, entourés d'ombre, mais fendus comme il le faut, et pleins à la fois de feux et de langueur, les cils longs et frisés, les sourcils d'une pureté de dessin admirable, le nez droit, les narines ouvertes et mobiles à la moindre impression de plaisir ou de colère, la bouche un peu grande et relevée dans les coins, les dents légèrement carrées, mais éblouissantes et semblables à une rangée de perles dans un écrin de velours rose.
Voilà son portrait :
Vous me direz qu'avec des yeux comme ceux-là, une bouche comme celle-là, et toutes les jolies choses que j'ai décrites, on ne perd pas son temps à chercher des livres : c'est absolument mon avis. Ce fut, aussi, celui de Mlle Le Duc, car c'est d'elle qu'il s'agit, et croyez bien que si elle en eut, ce ne fut pas pour les lire ; mais parce que la marquise de Pompadour, alors toute-puissante, venait de les mettre à la mode, et que, devenue grande dame à son tour, elle trouva qu'il était de bon ton d'en avoir.
Mlle Le Duc, montrait un goût prononcé pour la danse et la mimique, son père l'a mit entre les mains du maître des ballets de l'Opéra, nous étions alors en 1732 ou 1733, peu de temps après, le duc d'Épernon, en fit un moment sa maîtresse, il lui ouvrit les portes de l'Opéra, où il avait un grand crédit, son aïeul en ayant eu jadis la direction.
Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, arrière-petit fils du grand Condé, la remarqua, et l'enleva de force, il lui fit quitter la scène en 1742.
Mlle Le Duc, honoré des faveurs d'un prince de sang royal, devient alors la marquise de Tourvoie.
Douée, comme je l'ai dit, de toutes sortes de qualités et de défauts qui valent mieux que des qualités, elle prend sur son amant une influence qui croît de jour en jour et que la naissance d'une fille augmente encore, le flatte dans ses goûts de gentilhomme à rabat, se prête à ses fantaisies littéraires, joue à la femme sérieuse et, pour mieux soutenir son rôle, s'entoure de livres où les traités de piété et de morale occupent en grand nombre et ostensiblement la première place.
Ces livres reliés avec un luxe que leur contenu ne comporte guère, et qui rappelle un peu trop le boudoir de la danseuse, sont, néanmoins, d'une rare élégance.
Ils sortent, pour le plus grand nombre, des ateliers de Derome et portent au milieu de la dentelle dite à l'oiseau, des armes parlantes : une tour soutenue d'une terrasse ou d'une fasce abaissée (Tourvoie).
M. de Clermont
Château de Berny
Le catalogue manuscrit de cette bibliothèque, dont M.Jules Cousin a donné dans sont très intéressant travail sur le comte de Clermont, une analyse détaillée, a été dressé par le libraire Prault fils aîné en 1757, et se trouve à l'Arsenal (862, Hist.Fr.)
De format petit in-4, il est recouvert de maroquin rouge avec bordure et riches dentelles à petits fers, encadrant, aux quatre angles des plats, l'écusson de fraîche date de la nouvelle marquise, et contient 919 numéros.
La théologie, la morale, la philosophie, les beaux-arts, la poésie, le théâtre et l'histoire y sont représentés par plus de 600 articles, où je relève dix volumes de liturgie, les sermons, les instructions et les pensées de Bourdaloue, les Provinciales, les œuvres spirituelles de Fénelon, les Réflexions sur la Miséricorde de Dieu, par Mlle de La Vallière, les œuvres de Bossuet, les Leçons de morales de Moreau, la Morale des princes, les livres de Cicéron : de la Vieillesse et de l'Amitié, les œuvres de Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucault, Fontenelle et Saint-Evremond, l'Origine de l'inégalité parmi les hommes de J.-J. Rousseau, les œuvres d'Horace, de Virgile et d'Ovide, l Roman de la Rose, Martial d'Auvergne, illo, Marot, Coquillart, Racan, Regnier, La Fontaine, Grécourt, J.-B.Rousseau, Gresset, et la plupart des poètes italiens, anglais et allemands ; les œuvres de Corneille, Molière, Racine, Quinault, Montfleury, Poisson, Pradon, Regnard, Palaprat, Brueys, Boursault, Baron, Dancourt, Lesage, Campiston, Destouches, Marivaux, Crébillon, Favart, etc., etc. Les sept premiers volumes de la grande encyclopédie, un grand nombre de voyages des quatres partiesdu monde, un bon choix de livres d'histoire, au milieu desquels se détache une édition gothique de la Mer des Histoires, datée de 1506, le seul livre précieux de cette collection, les Vies des hommes illustres de Plutarque, les dictionnaires de Moreri et de Bayle, et dissimulées derrière cette gallerie un peu austère, les plus piquantes productions de cette époque galante : Thémidore, Tanzaï et Néadarné, le Sopha, Acajou et Zirphile, réunis aux plus célèbres du siècle précédent.
Il n'en fallait pas plus pour faire étalage de savoir et de vertu et capter M. de Clermont qui, toujours sous le charme, finit par épouser secrètement sa maîtresse.
Voici, donc, Mlle Le Duc arrivée à ses fins, mais je crois qu'elle n'eut pas toujours lieu de s'en réjouir, car il eût été difficile de trouver un personnage plus ennuyeux, plus infatué de sa personne et plus ridiculement autoritaire que M. de Clermont.
Elle se consola en le trompant et en arrachant à sa vanité le plus d'argent qu'elle pût, c'est-à-dire en gaspillant les trois cent mille livres qu'il tirait de ses bénéfices ecclésiastiques.
"Mlle Le Duc, a paru au bois de Boulogne le mercredi et le jeudi saint. Elle y a été de Paris, avec deux compagnes, dans un carosse à six chevaux ; et il y avait dans le bois de Boulogne, pour la promener, une petite calèche toute neuve que le prince avait fait faire, bleue et argent, et en dedans de velours bleu brodé en argent, attelée de six petits chevaux pas plus fort que des ânes. Cela était de la dernière magnificence : Mlle Le Duc pleine de diamants ; elle a été ainsi vue de tout Paris. Cela a non seulement blessé l'amour propre de toutes les femmes, mais cela a fort scandalisé tout le public, et a donné lieu à des chansons très vives contre M. l'abbé. Le Roi (Louis XV) a fait la plus jolie de toutes :
Un char à ta c..in,
Mon cousin,
Ce n'est pas son allure
Le coche à Pataclin
Mon cousin,
Et un habit de bure.
Ah ! voilà l'allure, l'allure,
Mon cousin !
Ah ! voilà son allure !
On n'a pas épargné les brocards au comte de Clermont ; le roi même a marqué qu'il était mécontent et scandalisé.
La dame de Tourvoie était devenue dévote à la fin de ses jours, sans doute parce que rien ne sied aussi bien que la dévotion à une personne qui, après avoir été l'objet de toutes sortes d'hommages, voit approcher la soixantaine.
Le comte de Clermont s'éteignit en juin 1771, elle assista, avec tous les princes de sa famille, à ses derniers moments et resta dans l'appartement pendant la cérémonie de la réception des sacrements ; ce qui confirma le bruit généralement répandu qu'il y avait entre eux un mariage de conscience.
Les mémoires du temps se contentent de nous apprendre qu'elle survécut au prince et restent muettes sur la date de sa mort.
Ses livres sont très rares. Je n'ose dire qu'ils soient très recherchés, car je n'en ai jamais vu passer dans les ventes publiques, et je ne connais dans les collections particulières qu'un seul volume qui soit revêtu de ses armes. Il appartient à M. le duc de Chartres, et sa reliure, qui est fort jolie, a été reproduite dans le Nouvel Armorial de Guigard.
Ernest Quentin-Bauchart, in A traves les livres. Souvenir d'outre-tombe., Paris, 1895
Amitiés Bilbiographiques
Xavier