Chers amis,
je relisais cet après-midi l'excellent billet de notre ami Xavier à propos de l'éditeur belge Henry Kistemaeckers et ses éditions de livres condamnables et condamnés, et dans le même temps, j'avais sous les yeux une de mes dernières acquisitions "infernales" (mon enfer n'est pas forcément celui des autres...), à savoir un ouvrage assez peu commun, subversif pour son époque et totalement politique, écrit sous le pseudonyme de Dom Jacobus (Charles Potvin pour les intimes), ayant pour titre : "Tablettes d'un libre-penseur". Publié sous la rubrique de Bruxelles, chez Henry Kistemaeckers, éditeur, 55, rue Royale, en 1879. Le volume est sorti des presses d'Alfred Lefèvre, le 20 décembre 1879.
Charmant petit volume, in-12, relié demi-basane bleu-marine avec filets dorés au dos, plats de papier marbré assorti. Volume parfaitement conservé, à l'état proche du neuf. L'intérieur est impeccable, sans rousseurs et imprimé sur un assez joli papier satiné.
Qu'est-ce que ce livre ?
Il s'agit d'un recueil d'articles originairement publiés dans divers journaux ou revues, la Nation, le National, la Revue trimestrielle et la Revue de Belgique. Ces études forment une série d'énergiques revendications contre les agissements et les empiétements du clergé.
L'esprit du livre est nettement formulé dans ce passage :
"Le premier ennemi de la civilisation est le christianisme, non seulement dans ses représentants égarés, mais dans son essence, sa nature, ses dogmes. Toutes les sciences humaines convergeant vers cette magnifique unité de la philosophie des nations se lèvent contre lui et portent témoignage. Une religion qui ne se sert pas du nom de Dieu pour élargir chaque jour l'horizon de l'intelligence et de la vie humaine est coupable de lèse-humanité."
Curieusement, c'est dans la revue "Le Livre" dirigé par Octave Uzanne (encore lui !) que j'ai retrouvé le plus bel article de critique sur cet ouvrage, venant de paraître. On trouve, dans un article non signé (Uzanne en est-il l'auteur ?? j'en doute.), dans la Bibliographie moderne de la Revue Le Livre, pour l'année 1880 (première année de la revue), un article plutôt compatissant et même pourrait-on dire, consentant.
Mais ce qui nous intéressera aujourd'hui, c'est compléter le portrait de l'éditeur Kistemaeckers, en donnant à lire la préface des "Tablettes d'un libre-penseur", qu'il s'est réservé.
Lisez plutôt :
"L'histoire de la Libre Pensée moderne aurait autant d'utilité que d'intérêt. On y verrait le travail incessant et non achevé du génie de la Révolution contre l'esprit du cléricalisme, en faveur de l'affranchissement de la raison et de la loyauté des moeurs. Le temps est loin où la démocratie pactisait avec l'église, lui laissait l'inspection de l'enseignement et la bienfaisance publique, lui demandait de bénir les arbres de liberté des Républiques, ainsi que le berceau, le mariage et la tombe des libre-penseurs !
On sait quelle part à prise en Belgique Dom Jacobus ou Dom Liber (Ch. Potvin), à cette oeuvre d'émancipation. Ses deux volumes : L'Eglise et la Morale (dont la seconde édition est épuisée) et son livre le Faux Miracle du Saint-Sacrement à Bruxelles, ne sont pas oubliés. Mais l'oeuvre d'un écrivain mêlé à ces débats quotidiens ne se borne pas à des livres ; il n'est pas de journaliste qui, en recueillant ses travaux, ne puisse apporter à l'histoire de la Libre-pensée une série de documents et d'enseignements qui, pour avoir été rédigés sous l'impression des circonstances, ne doivent que mieux conserver l'entrain de la lutte et comme l'odeur de la poudre. On y retrouverait : les polémiques nécessaires pour extirper des moeurs des démocrates toute hypocrisie religieuse, ou de leur esprit toute velléité de retomber dans de nouvelles formes cultuelles ; les utiles scandales pour braver l'intolérance et commander le respect des opinions libres, l'analyse des livres ou la revue des mouvements rationalistes ; les débris d'intérieur du parti, les discours portant l'idée dans les congrès ou sur des tombes, le souvenir de vaillants lutteurs ou de victoires durables, les essais de création d'école laïques en Europe, l'émancipation graduelle de la philosophie et de la morale de tout dogme religieux, et dans le fond du tableau, quelqu'auxiliaire du passé, comme le curé Meslier, Reimarus, Dom Deschamps, véritables "revenants de la Libre Pensée."
Ce recueil remonte au mois de janvier 1851. Avant la forte leçon du 2 décembre, la démocratrie belge rompait déjà avec l'Eglise et réclamait des institutions laïques pour tous les actes publics et privés de la vie des peuples.
L'écrivain s'est effacé autant que possible, élaguant tout ce qui lui était personnel pour mettre toujours en scène les doctrines, les idées, les luttes qui ont fait avancer l'oeuvre commune de la Libre Pensée. Il n'est pas un lecteur qui n'y retrouvera quelque chose de lui-même, comme un souvenir d'amis perdus, de livres préférés, de congrès dont il fit partie, et tout au moins les luttes, les convictions, les progrès de son esprit et son parti dans le mouvement de la pensée moderne.
De 1851 à 1880, le ton a changé, les principes sont restés les mêmes ; c'est en politique le droit commun, et par lui, l'entière sécularisation de la société ; c'est dans la vie privée, la loyauté de la tolérance des moeurs, le droit et le devoir de conformer ses actes à ses idées, et de tolérer le même exercice de la liberté chez tous les autres. Mais l'expérimentation scientifique complétant la méthode d'observation, a pénétré partout, aussi bien dans la psychologie et la morale que dans l'économie sociale et la paléoontologie, et l'on peut dire que ni la philosophie ni la politique, n'ont de force ni de succès à espérer qu'à la condition de devenir des sciences exactes.
Depuis Voltaire et Meslier et même Krause, Fenerbach et Proudhon, l'esprit de rationalisme a progressé dans ce sens, et la Libre Pensée doit placer tout son avenir dans les procédés de la science expérimentale. Le dernier mot de ce petit livre est là.
On comprend que M. Kistemaeckers ait eu quelques petits soucis avec la justice dans ses engagements !
Quel éditeur oserait aujourd'hui placer un tel manifeste en préface d'un livre franchement politique ?
J'espère que cette préface vous donne une idée plus complète encore de cet éditeur engagé et risque-tout, qui aurait pu conclure sa préface par ces mots : Nous vaincrons !
Bonne journée,
Bertrand
je relisais cet après-midi l'excellent billet de notre ami Xavier à propos de l'éditeur belge Henry Kistemaeckers et ses éditions de livres condamnables et condamnés, et dans le même temps, j'avais sous les yeux une de mes dernières acquisitions "infernales" (mon enfer n'est pas forcément celui des autres...), à savoir un ouvrage assez peu commun, subversif pour son époque et totalement politique, écrit sous le pseudonyme de Dom Jacobus (Charles Potvin pour les intimes), ayant pour titre : "Tablettes d'un libre-penseur". Publié sous la rubrique de Bruxelles, chez Henry Kistemaeckers, éditeur, 55, rue Royale, en 1879. Le volume est sorti des presses d'Alfred Lefèvre, le 20 décembre 1879.
Charmant petit volume, in-12, relié demi-basane bleu-marine avec filets dorés au dos, plats de papier marbré assorti. Volume parfaitement conservé, à l'état proche du neuf. L'intérieur est impeccable, sans rousseurs et imprimé sur un assez joli papier satiné.
Qu'est-ce que ce livre ?
Il s'agit d'un recueil d'articles originairement publiés dans divers journaux ou revues, la Nation, le National, la Revue trimestrielle et la Revue de Belgique. Ces études forment une série d'énergiques revendications contre les agissements et les empiétements du clergé.
L'esprit du livre est nettement formulé dans ce passage :
"Le premier ennemi de la civilisation est le christianisme, non seulement dans ses représentants égarés, mais dans son essence, sa nature, ses dogmes. Toutes les sciences humaines convergeant vers cette magnifique unité de la philosophie des nations se lèvent contre lui et portent témoignage. Une religion qui ne se sert pas du nom de Dieu pour élargir chaque jour l'horizon de l'intelligence et de la vie humaine est coupable de lèse-humanité."
Curieusement, c'est dans la revue "Le Livre" dirigé par Octave Uzanne (encore lui !) que j'ai retrouvé le plus bel article de critique sur cet ouvrage, venant de paraître. On trouve, dans un article non signé (Uzanne en est-il l'auteur ?? j'en doute.), dans la Bibliographie moderne de la Revue Le Livre, pour l'année 1880 (première année de la revue), un article plutôt compatissant et même pourrait-on dire, consentant.
Mais ce qui nous intéressera aujourd'hui, c'est compléter le portrait de l'éditeur Kistemaeckers, en donnant à lire la préface des "Tablettes d'un libre-penseur", qu'il s'est réservé.
Lisez plutôt :
"L'histoire de la Libre Pensée moderne aurait autant d'utilité que d'intérêt. On y verrait le travail incessant et non achevé du génie de la Révolution contre l'esprit du cléricalisme, en faveur de l'affranchissement de la raison et de la loyauté des moeurs. Le temps est loin où la démocratie pactisait avec l'église, lui laissait l'inspection de l'enseignement et la bienfaisance publique, lui demandait de bénir les arbres de liberté des Républiques, ainsi que le berceau, le mariage et la tombe des libre-penseurs !
On sait quelle part à prise en Belgique Dom Jacobus ou Dom Liber (Ch. Potvin), à cette oeuvre d'émancipation. Ses deux volumes : L'Eglise et la Morale (dont la seconde édition est épuisée) et son livre le Faux Miracle du Saint-Sacrement à Bruxelles, ne sont pas oubliés. Mais l'oeuvre d'un écrivain mêlé à ces débats quotidiens ne se borne pas à des livres ; il n'est pas de journaliste qui, en recueillant ses travaux, ne puisse apporter à l'histoire de la Libre-pensée une série de documents et d'enseignements qui, pour avoir été rédigés sous l'impression des circonstances, ne doivent que mieux conserver l'entrain de la lutte et comme l'odeur de la poudre. On y retrouverait : les polémiques nécessaires pour extirper des moeurs des démocrates toute hypocrisie religieuse, ou de leur esprit toute velléité de retomber dans de nouvelles formes cultuelles ; les utiles scandales pour braver l'intolérance et commander le respect des opinions libres, l'analyse des livres ou la revue des mouvements rationalistes ; les débris d'intérieur du parti, les discours portant l'idée dans les congrès ou sur des tombes, le souvenir de vaillants lutteurs ou de victoires durables, les essais de création d'école laïques en Europe, l'émancipation graduelle de la philosophie et de la morale de tout dogme religieux, et dans le fond du tableau, quelqu'auxiliaire du passé, comme le curé Meslier, Reimarus, Dom Deschamps, véritables "revenants de la Libre Pensée."
Ce recueil remonte au mois de janvier 1851. Avant la forte leçon du 2 décembre, la démocratrie belge rompait déjà avec l'Eglise et réclamait des institutions laïques pour tous les actes publics et privés de la vie des peuples.
L'écrivain s'est effacé autant que possible, élaguant tout ce qui lui était personnel pour mettre toujours en scène les doctrines, les idées, les luttes qui ont fait avancer l'oeuvre commune de la Libre Pensée. Il n'est pas un lecteur qui n'y retrouvera quelque chose de lui-même, comme un souvenir d'amis perdus, de livres préférés, de congrès dont il fit partie, et tout au moins les luttes, les convictions, les progrès de son esprit et son parti dans le mouvement de la pensée moderne.
De 1851 à 1880, le ton a changé, les principes sont restés les mêmes ; c'est en politique le droit commun, et par lui, l'entière sécularisation de la société ; c'est dans la vie privée, la loyauté de la tolérance des moeurs, le droit et le devoir de conformer ses actes à ses idées, et de tolérer le même exercice de la liberté chez tous les autres. Mais l'expérimentation scientifique complétant la méthode d'observation, a pénétré partout, aussi bien dans la psychologie et la morale que dans l'économie sociale et la paléoontologie, et l'on peut dire que ni la philosophie ni la politique, n'ont de force ni de succès à espérer qu'à la condition de devenir des sciences exactes.
Depuis Voltaire et Meslier et même Krause, Fenerbach et Proudhon, l'esprit de rationalisme a progressé dans ce sens, et la Libre Pensée doit placer tout son avenir dans les procédés de la science expérimentale. Le dernier mot de ce petit livre est là.
L'éditeur (Henry Kistemaeckers)
On comprend que M. Kistemaeckers ait eu quelques petits soucis avec la justice dans ses engagements !
Quel éditeur oserait aujourd'hui placer un tel manifeste en préface d'un livre franchement politique ?
J'espère que cette préface vous donne une idée plus complète encore de cet éditeur engagé et risque-tout, qui aurait pu conclure sa préface par ces mots : Nous vaincrons !
Bonne journée,
Bertrand