Ayant évoqué dans mon commentaire à propos de l’article de Bertrand : "Pour vous, une bombe bibliophilique, c’est quoi ?" La trouvaille de l’une de mes bombes à moi (une bombinette en fait, mais c’est tellement plaisant de trouver au détour d’un catalogue ce qu’on a convoité si longtemps…), Bertrand m’a décidé à la faire partager ici. J’ai d’autant plus facilement accepté que ce livre ne sera plus à vendre car il a rejoint ma collection privée. Je le confesse ici publiquement une nouvelle fois je suis avant tout bibliophile, et libraire loin derrière…
On trouve toujours (et je n’exagère pas) la réédition de cet ouvrage, réimprimée sous le titre :
Description de l'isle des hermaphrodites. Nouvellement découverte, concernant les moeurs, les coutumes & les ordonnances des habitans de cette isle, Comme aussi le Discours de Jacophile a Limne, avec quelques autres pieces curieuses. Cologne [Bruxelles]: chez les heritiers de Herman Demen [Foppens], Cologne [Bruxelles] 1724. In-8 de [8], 352 pages.
Aujourd’hui je vous présente donc l’édition originale (? Nous verrons par la suite le pourquoi de ce point d’interrogation) de Les Hermaphrodites [suivi de :] Discours de Jacophile à Limme. S.l.n.d. (1605). In-12 (140 x 70mm) de [2], 168 pages (mal chiffrées 197) ; 143 pages. Reliure de l’époque en plein vélin à coutures apparentes, dos lisse, pièce de titre en maroquin grenat (contregardes et gardes renouvelées anciennement).
L’exemplaire, que l’on peut qualifier de bon exemplaire, est dans son vélin de l’époque, ce qui en augmente encore l’attrait (je ne suis pas bibliopégimane, enfin pas trop et ça dépend pourquoi…).
En faisant quelques recherches je me suis aperçu qu’en fait on connaît très peu de choses sur cet ouvrage et son auteur, Artus Thomas, sieur d’Embry.
L’attribution à Artus Tomas repose sur Pierre de l’Etoile qui note dans son fameux journal à la date du lundi 11 avril 1605 :
« Le livre des Hermaphrodites fut imprimé et publié en même temps, et se voyoit à Paris en ce même mois, où on en fit passer l’envie aux curieux ausquels on le vendit jusqu’à deux écus, ne devant valoir que six sols, et en sçai un qui en paya autant à un libraire de Paris. Ce petit libelle (qui étoit assez bien fait), sous le nom de cette isle imaginaire, découvroit les mœurs et façons de faire impies et vicieuses de la cour, faisant clairement voir clairement que la France est maintenant le repaire et l’asyle de tout vice, volupté et impudence au lieu que jadis elle étoit une académie honorable et un séminaire de vertu. Le Roy le voulut voir, et se fit lire ; et encore qu’il le trouvât un peu libre et trop hardi, il se contenta néanmoins d’en apprendre le nom de l’auteur, qui étoit Artus Thomas, lequel, il ne voulut qu’on recherchât, faisant conscience, disoit-il, de fâcher un homme pour avoir dit la vérité ».
Là on en a terminé avec la partie facile des recherches, et commence le casse-tête des éditions…
Je reprends ici la fiche de l’expert de la vente Pierre Bergé du Jeudi 14 avril 2005, Collection d’un amateur, 1ere partie, numéro 1, qui donne tous les renseignements nécessaires à la base de la réflexion sur les différentes éditions :
« Brunet (t. III, p.191, 23572) mentionne une seule édition qualifiée « originale », en 191 p., qui n’est pas recensée ailleurs. Il s’agit sans doute de celle-ci dont la dernière page est paginée 197. Claude-Gilbert Dublois (Les Hermahrodites, Genève, 1996) fonde son édition sur un exemplaire de la Bibliothèque nationale en 235 p., avec un frontispice gravé sur cuivre. Il indique, sans les localiser ni les distinguer, plusieurs éditions se distinguant par « leurs motifs décoratifs et leur agencement », toutes s’échelonnant entre 1605 et 1610. Roméo Harbour (L’ère baroque en France, Genève, I, p. 562, 4395) ne donne qu’une seule notice bibliographique sans indiquer plusieurs éditions. Le texte est attribué à Arthus (sic) Bertrand par la plupart des bibliographes qui datent les deux éditions (168 et 235 p.) de 1605. Aucun lieu d’édition n’est proposé. Dans les deux, le titre de départ (L’Isle des Hermaphrodites) est le même et le texte des Hermaphrodites est suivi du Discours de Jacophile avec paginations séparées. De même, en frontispice, la gravure sur bois et la gravure sur cuivre sont quasiment identique. « L’Isle des Hermaphrodites est…la première anti-utopie de langue française » (Franck Lestringant)… ».
Cet exemplaire était offert sous une reliure de Cuzin en maroquin bleu établie vers 1880: « Elégante reliure dans le goût des reliures à filets de Bauzonnet ». Pas mal, mais moins bien que mon vélin d’époque (on se rassure comme l’on peut !).
Maintenant, après avoir vérifié les sources de cette description, je suis bien perplexe, à vrai dire encore plus qu’au début de mes recherches, qui pourtant semblaient si simples en partant de l’axiome que le titre Les Hermaphrodites, S.l.n.d. (i.e. 1605) était la seule et unique édition originale…
Or au moins deux éditions, en 168 et 235 pages, et peut-être même une troisième avec Brunet et son édition en 191 pages, sont S.l.n.d.
Pour cette dernière, d’emblée classée fantôme par l’expert de chez Bergé, je suis au regret de lui indiquer une édition en 191 pages, S.l.n.d., conservée à la bibliothèque du Natural History Museum de Londres (Référence bibliothèque : ROTHSCHILD LIB. 67/B 1 ; numéro OCLC : 182909437). A sa décharge, la seule référencée (apparemment).
Donc au moins une 3eme édition « originale »…
On trouve de façon sûre l’édition en 235 pages à la British Library, à Cambridge, à Munich, et à la BnF (selon Claude-Gilbert Dublois, car les trois notices du site ne mentionnent pas, comme très souvent malheureusement, la collation…).
L’édition en 168 pages (la notre) ne se trouve à notre connaissance (et après d’assez courtes recherches destinées à vous livrer ces réflexions) qu’à la bibliothèque de la Mac Gill University, Canada (référence bibliothèque : 001561756).
La British Library possède une édition datée (avec interrogation cependant) de 1610, mais qui semble être pourtant celle en 235 pages car la fin est manquante.
Il faudrait avoir sous les yeux les exemplaires des bibliothèques qui n’offrent pas de collations dans leurs fiches pour donner une statistique plus fine des différentes éditions présentes dans les collections publiques (comme à Châlons-en-Champagne par exemple).
Cependant, force est de constater que ces éditions « originales » sont toutes d’une extrême rareté : en France par exemple seule la BnF et l’Arsenal en offrent trois exemplaires, et Châlons-en-Champagne un seul.
Je n’entrerai pas pour l’instant (ou presque pas car il faudra quand même conclure et se lancer) dans l’attribution à l’une ou l’autre de ces éditions l’attribution d’originale, trop peu ayant été fait sur cet ouvrage au niveau des bibliographes.
On peut réfuter par manque d’arguments sérieux (comme le fait l’expert de la vente Bergé) l’attribution d’originale à l’édition en 235 pages par Claude-Gilbert Dublois, professeur de littérature émérite, mais non bibliographe.
Et tous si « la plupart des bibliographes…datent les deux éditions (168 et 235 p.) de 1605 » d’après toujours ledit expert, je dois dire qu’après avoir consulté lesdits bibliographes je n’ai trouvé aucune trace de cette affirmation car ils sont tous très très vagues.
Une des pistes intéressantes serait peut-être de regarder d’un peu plus près les frontispices qui sont extrêmement similaires.
Frontispice de l’édition en 168 pages : gravure sur bois. Crédit photographique : Vincent Pannequin, collection personnelle.
Frontispice de la réédition de 1724 : gravure sur cuivre. Crédit photographique : Vincent Pannequin. Collection personnelle.
Personnellement, de ma propre expérience de bibliophile puis de libraire, tous les libelles et pamphlets du genre de notre ouvrage, imprimé à petit nombre et sous le manteau dans des périodes troubles, sont toujours de qualité d’impression et de composition typographique médiocres, avec des papier la plupart du temps grisés de seconde qualité. Or si on regarde le soin apporté au magnifique cuivre de l’édition en 235 pages, force est de constater que c’est tout le contraire qui a prévalu : cette gravure est remarquable de détails et le graveur à pris tout son temps. D’ailleurs la réédition de 1724 s’en est inspirée de façon sûre et certaine. Contrairement au bois gravé de l’édition en 168 pages qui est lui juste propre, avec un style beaucoup moins flamboyant, et qui correspondrait mieux à l’idée de l’urgence de l’impression tout comme la typographie et le papier employés.
Rien n’est affirmé dans cette petite « étude », et il faudrait comparer de visu ces 3 éditions originales en 168, 197 et 235 pages pour pouvoir peut-être réussir à déterminer laquelle est réellement l’originale.
Suivre Brunet est tentant mais pourquoi à vrai dire, rien n’est moins sûr, car je n’ai pas pu trouver de représentation du frontispice de cette édition de 1691.
Cependant il pourrait peut-être y avoir eu plusieurs éditions en 1605, avec DES éditions originales de première et seconde émission pour celles en 191 et 197 pages (laquelle est laquelle ? Mystère), suivie par une troisième émission en 235 pages avec un nouveau frontispice cette fois gravé finement sur cuivre, peut-être à l’occasion de l’assassinat d’Henri IV en 1610, car ne l’oublions pas cette œuvre est avant tout un pur produit littéraire de la Ligue catholique et des jésuites, ennemis jurés d’Henri III puis d’Henri IV…D’ailleurs mon exemplaire porte l’ex-libris manuscrit 1712 Migliorucci (soit la comtesse Mary de Nevil Holt 1678-1742, épouse du comte Migliorucci (italien naturalisé sujet britannique en 1709), ou bien le comte Peter Joseph Migliorucci lui-même ?-1726), famille anglaise très catholique dont les accointances avec les jésuites ne sont plus à prouver (à ce sujet lire l’excellent article de Bernard Helliot, An Eighteenth Century Leicestershire Business Woman: The Countess Mary Migliorucci of Nevil Holt in Historical Notes, Volume LXI, Leiceister Archeological Society and Historical Society, 1987, consultable (en anglais) sur http://www.le.ac.uk/lahs/downloads/HistoricalNotessmvolumeLXI-9.pdf).
Replacer Les Hermaphrodites dans son contexte politico-historique est aussi important que d’en étudier l’aspect littéraire, et deux rois ont pu ainsi faire les frais d’une édition originale (pour Henri III) et d’une réédition primitive (Henri IV), car plus que les désordres sexuels qui ne sont pas abordés en tant que tels dans l’œuvre, c’est avant tout le pouvoir royal et la désacralisation du monarque qui en est l’objectif principal.
Merci Bertrand de m’avoir accordé un peu de place dans le Bibliomane Moderne.
Amitiés bibliophiliques à tous,
Vincent P.
PS : lors de mon prochain séjour en Angleterre j’irai vérifier de visu cette fameuse édition unique ( ?) en 191 pages.
PS bis : qui pourrait me dire combien a réalisé l’exemplaire vendu chez Bergé en 2005 ?