Toutes les bonnes choses ont une fin. Nous voici arrivés au terme de cette petite aventure bibliomaniaque.
Comme je l'ai dis dans les messages précédents (parties I, II, et III) relatif à cette reliure dont je vous proposais de déterminer la date de fabrication, il est parfois difficile de dater avec précision une reliure, soit que sa facture ne vous est pas connue (style), soit qu'un ou plusieurs éléments viennent perturber votre raisonnement. Le bibliophile qui veut savoir ce qui repose sur ses rayons se doit de faire l'effort d'apprendre à appréhender les différents styles de reliures selon les siècles, les relieurs, les périodes précises (reliures style "Directoire", reliures style "régence", reliures "hollandaises", etc etc. C'est un travail passionnant pour celui qui, suffisamment curieux pour ne pas se contenter d'entasser des livres rares sur des étagères ou dans des caisses, veut "comprendre" sa bibliothèque.
Bref, revenons-en à cette reliure. Je résume ce que vous aviez pu voir les jours précédents.
Reliure ancienne, de maroquin rouge, on voyait une roulette dorée en encadrement intérieur des plats assez typique du XVIIe siècle. On la rencontre en effet dès la fin de la première moitié du XVIIe siècle mais elle s'utilise encore jusqu'à la fin du XVIIe siècle, peut-être même dans les premières années du XVIIIe siècle, mais sans doute pas après 1710-1720.
On a vu aussi un papier marbré que certains ont donné franchement milieu XVIIe, d'autres franchement XVIIIe. Il faut dire que ce papier marbré est assez commun, sans doute le modèle le plus commun que l'on puisse rencontrer.
Le maroquin vieux rouge écrasé est typique des reliures anciennes qui peuvent avoir été effectuée depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu'au début du XVIIIe siècle. Vous ne pouvez ni le toucher, ni le voir vraiment, mais ce maroquin ne fait pas du tout milieu XVIIIe (après 1750).
Vous avez, grâce au titre doré poussé au dos, pu déterminer qu'il s'agissait d'une édition ancienne des Caractères de La Bruyère. Il s'avère qu'il s'agit de la huitième édition originale (la plus complète) datant de 1694, comme vous pouvez le voir ci-dessous.
Mais où est le problème me direz-vous ? Voyez ce qui suit. Lorsque j'ai eu pour la première fois cette reliure en mains, je me suis tout de suite dit : "Il y a un truc qui cloche." Voyez plutôt l'aspect général de la reliure ci-dessous.
Vous voyez maintenant ce que je vous avais caché. Le décor doré au dos et sur les plats. On trouve un décor franchement milieu XVIIIe siècle sur le dos. Les caissons entre les nerfs sont ornés d'une fleurette centrale (qu'on retrouve sur différents modèles de reliures entre 1740 et 1760 environ). Cette fleurette s'inscrit dans un décor avec petits fers en écoinçons (dans les coins des caissons) et semis de points dorés autour de la fleurette centrale. Bref, un décor typiquement milieu XVIIIe. Idem sur les plats où l'on retrouve en écoinçons les mêmes dites fleurettes dans un encadrement de filet gras dorés. Typiquement milieu XVIIIe également.
Ce qui cloche ? C'est que la reliure (première reliure de l'ouvrage) est de l'époque de l'impression à quelques années près, je la date des années 1694 à 1700 (voir dentelle intérieure dorée et manière de pousser le titre au dos directement sur le maroquin du dos). Ce qui cloche ? Le décor au dos et sur les plats qui doit dater des années 1740-1750 pour le style.
Alors ?
Alors voici mon hypothèse. Je pense que la reliure, d'origine, non restaurée, date des années 1694-1700. Celle-ci était dans un décor "janséniste". C'est à dire que seul à ce moment là (1694-1700) le titre était poussé à l'or au dos, avec la roulette dorée en encadrement intérieur des plats.
De nombreuses années plus tard, aux environs de 1740-1760 (tout de même plus de 40 ans après... les styles changent, ce n'est plus la même "époque"), le décor de la reliure a été "repris", le dos a été orné comme on peut le voir maintenant, ainsi que les plats.
Ce qui donne au final une reliure "choquante" et "dérangeante" du point de vue du rendu final. Une sorte de mélange des styles dans le décor des reliures. Un peu comme si au milieu d'un plat XVIe décoré à la Grolier on trouvait un fer rocaille typique des années 1830 (mais là cela aurait été plus flagrant).
Ici, la distinction est subtile. Bien que seulement une quarantaine d'années sépare les deux travaux de décoration de cette reliure, on sent bien que le style dans la décoration a changé.
Votre avis ? Que pensez-vous de tout cela ? Ma théorie vous parait-elle valable ?
Je suis ouvert à toutes les autres hypothèses possibles bien que je n'en n'aie pas trouvé de plus satisfaisantes à cette heure.
A vos claviers,
Bonne nuit,
Bertrand