Petit intermède sur l’étrange parcours du matériel typographique à la fin du XVe siècle. On sait que les lettres, lettrines et bois gravés étaient précieux au premier temps de l’imprimerie et qu’ils se transmettaient au sein des dynasties d’imprimeurs, lesquelles formaient une corporation assez fermée - D’autant plus fermée par les alliances multiples - C’est ainsi que j’ai déjà retrouvé la marque de Josse Bade sur une édition de 1535 du De Oratione de Ciceron imprimé par Michel Vascosan, qui venait d’épouser la fille Bade. Logique me direz-vous.
C’est en ouvrant le Perrousseaux (Sur cet ouvrage, voir l’excellente présentation récente de Leo sur son site) que je fus surpris, un jour, de reconnaitre des gravures que j’avais déjà vues quelque part. Mais où ?
Je me saisis de mon échelle et je grimpais dans les rayonnages de la Bibliothèque, section "ouvrages du XVe siècle", sous-section "textes humoristiques", sous-sous section "Oeuvres de Beroalde".
La Bibliothèque est un monde où dorment des milliers de pages, j’en ai lues certaines, mais pour beaucoup d’autres la découverte reste à faire. (« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d'un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. …..Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie; si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? » (Borges, la Bibliothèque de Babel)
Après une pause, (j’avais emmené mon piquenique que j’ai partagé avec Garamond, mon rat apprivoisé) je poursuivis la recherche dans la catégorie "livres de Beroalde à lettrines historiées", sous-section "figures zoomorphiques". Et là ma persévérance fut récompensée !
J’ai retrouvé dans un premier opuscule de Béroalde le dragon qui mange une chèvre, reproduit par Perrousseaux ; Cet opuscule est intitulé « Libellus De Optime statu »(1), paru en 1501 et dont le colophon porte : Impressum Parrhisiis decimo nono ydus Augusti. Anno Millesimo ccccci. Per Dyonysium Roce quid vendit in intersignio divi martini divi sancti jacobi »
Philippe Beroalde (1453-1505) était d'une ancienne et noble famille de Bologne, étudiant doué, il ouvrit à dix-neuf ans une école, d'abord à Bologne, ensuite à Parme et à Milan. Il vint ensuite enseigner à Paris. Il y serait resté plus longtemps, si sa patrie ne l'eût rappelé. L'université de Bologne conféra à Beroalde la chaire de professeur de belles-lettres, qu'il remplit le reste de sa vie. Son principal mérite littéraire est d'avoir donné de bonnes éditions des anciens auteurs latins, et de les avoir éclaircis par ses commentaires. Mais, il a aussi écrit plusieurs opuscules philosophico-festifs, pour célébrer la Dive Bouteille.
Le dragon qui se prend la tête dans la queue est une autre lettrine de cette série, elle figure dans l’Opusculum eruditum : quo continetur ; Declamatio philosophi medici & Oratoris de excellentia disceptantium » (2). Il est à la marque de Denis Roce, imprimeur à Paris et on note à la dernière page la mention "Finis hujus opusculi, impressi Dionysium Roce ad ca(l)endas Augusti ccccci" (soit 1501)
Enfin, la lettre « R » sur fond noir en forme de Dragon se retrouve aussi dans un troisième opuscule de Beroalde, le De felicitate (De la félicité humaine). Ce texte contient une lettre introductive adressée à Jacques Badensem, et à la fin la mention : "impressum parhisius per Dionysium Roce comorantur in vico divi jacobi in intersignio sancti Martini" (Sans date mais probablement de 1501 d’après l’exemplaire identique numérisé à la BNF).
L’Opusculum de felicitate avait été imprimé pour la première fois à Bologne en 1495, in-4. il en fut fait au moins six éditions avant 1509, et cependant cet ouvrage est rare. C’est un traité sur Félicité qui est la fille de Bacchus. On y trouve aussi les noms des plus grands soiffards de l'Antiquité : Aristippe, Alexandre le Grand, Sardanapale. Thème que l’on retrouve dans d’autres opuscules, comme le Declamatio Lepidissima Ebriosi Scortatoris Aleatoris de vitiositate Disceptantium. Impressum Bononiae, (Bologne), 1499. Cette facétie met en scène un ivrogne, un putier (un souteneur) et un joueur professionnel. Ces types débattent pour savoir lequel est le plus vicieux et sera privé de l'héritage familial. Zarbi, non ? Il est amusant de retrouver associé dans des opuscules sortis des mêmes presses ces 2 séries de lettrines qui semblent d’une facture différente.
- Professeur ! me dit Garamond il y a quelque chose qui cloche ! (Mon rat domestique, qui a été traumatisé par un passage en laboratoire, m’appelle professeur Textor, je ne sais pas bien pourquoi).
Et c’est vrai que quelque chose clochait, ce n’est pas à un rat de bibliothèque qu’il faut en conter ! Ces éditions sont toutes parisiennes mais Perrousseaux mentionne un imprimeur lyonnais ! Les bois utilisés pour les lettrines auraient servies à l’impression des Métamorphoses d'Ovide, éditées à Lyon le 6 septembre 1496 par l'atelier d'André Bocard.
Comment Diantre ont-elles pu se retrouver chez Denis Roce ?! Visiblement elles avaient déjà bien servies et l’on remarque leur usure. Mais cela ne nous dit pas ce qui les avait transportées de Lyon à Paris. Je laisse les experts démêler cette histoire de dragons.
Denys Roce était actif à Paris de 1490 à 1517 ; il exerçait rue St Jacques; certaines notices le présentent comme libraire et relieur, et de fait, j’ai vu à la BNF plusieurs colophons portant « Pro » Dyonisos Roce et non pas « Per ». Mais ici le terme Impressi Dyonisium semble confirmer l’activité d’imprimeur.
André Bocard eut une longue carrière et s’il a commencé à Lyon, je n’en ai pas retrouvé trace, les Bucoliques de Virgile sont sans adresse et après 1501, on le retrouve à Paris.
Aurait-il travaillé pour Roce ? Loué son matériel ? Mystère…mais je suis sur que vous avez une réponse plausible à fournir à Garamond….
Bonne Journée
Textor
(1) In-8 de (14)ff - aa iiii, Bb ii,
(2) In-8 de (10) ff mais Nourry décrit un exemplaire In-4 de 22 ff (ou sans doute 22 pp) chez Roce 1501 avec un colophon rédigé à l'adresse "Impressum Parrhisiis" (?)
(3) In-8 de (15) ff