J’ai découvert il y a quelques temps un ouvrage qui vaut son pesant de cacahuètes. Une fois n’est pas coutume, nous allons nous intéresser à l’histoire littéraire de la Savoie, et plus particulièrement, à Charles Emmanuel de Ville, Président du Sénat de Savoie, une figure régionale haute en couleur que l’Académie des Oubliés pourrait accueillir en son sein.
Fig 1 Reliure de basane, classique.
Pour en parler, je cède la plume à un conteur savoyard dont le style est plus pittoresque que le mien, j’appelle Gabriel Pérouse, qui nous a laissé un petit chef d’œuvre, les « Causeries sur l’histoire littéraire de la Savoie »(1), (fort utile pour qui veut rassembler une petite bibliothèque d’auteurs savoyards. - C’est mon ouvrage de référence au coté du Dufour et Rabut consacré aux impressions savoyardes. (2)).
Les gloires littéraires de la Savoie ne sont guère connues au delà des frontières du pays, c’est pourtant la patrie du Président Fabre et de son fils, Claude de Vaugelas, (Vous savez, Je vis de bonne soupe et non de beau langage, Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage…) de Claude de Buttet, de Claude de Seyssel, de l’abbé de St Real et de Saint François de Sales.
Mais laissons Gabriel Pérouse traiter de M.de Ville et de son ouvrage :
« ….Permettez moi que je vous présente à ce bel homme aux yeux riants, qui trouve que tout est pour le mieux dans le meilleurs des mondes, puisqu’il y a dans ce monde un pays comme la Savoie, et, dans la Savoie une ville comme Chambéry, et, à Chambéry un corps aussi auguste que le Senat. Or notre personnage est savoyard : il habite Chambéry dans la rue Juiverie, et il est sénateur, et il a plein de conscience de son bonheur , il en jouit parfaitement ; pas un nuage dans son ciel ; pas un doute dans son esprit ; il croit à l’infaillibilité du Sénat, il admire ses collègue et l’audience est un plaisir pour lui toujours nouveau ; il y est exact et laborieux ; pas d’inquiétude déplacée sur le temps que durent les procès, mais il siègera sereinement jusqu’au jour où, en pleine séance, comme il se levait pour opiner, il tombera frappé de mort subite, en robe, dans son cher Sénat.
Il s’appelait Charles-Emmanuel de Ville. Ses collègues lui rendaient estime pour estime, et c’est à lui qu’un jour on confia le soin de rédiger un livre devenu nécessaire, depuis que le code d’Antoine Fabre avait vieilli. Cette mission mit le comble à son bonheur ; ce fut un plaisir qu’il su faire durer , en évitant les court paragraphes à la mode de René Fabre ; s’il avait procédé par articles secs, sobres, serrés, il eût tout dit en cinquante pages, mais il s’en garde bien ; il étale sa prose facile , à l’aise, en long chapitres, qui remplissent plus de cinq cents pages. Après quoi, car il n’avait posé la plume qu’avec regret, ce livre qu’il a fait aussi long qu’il a pu, il le donne pour un abrégé. Voici le titre qui n’est déjà pas court : »
« Un livre était alors un évènement public ; L’auteur ne s’isole pas sous sa couverture ; toute la cité intellectuelle, tout le vieux Chambéry est là, et voilà, si je compte bien vingt quatre pièces de vers, toutes à la gloire de l’auteur de son livre, et dont les signataires sont des gens du Sénat. En vérité c’est charmant, les voyez-vous dans ce cloitre d’entrée, qui se pressent autour de leur collègue aimable, et qui lui présentent, chacun à sa façon, des vers latins, des vers français, et même un peu de grec. Plaisante bonhommie chez les auteurs de ces petits morceaux, et chez Monsieur de Ville qui les tresse en guirlande en tête de son livre. Il y a là des tours de force; Le second Président, François de Bertrand de Chamousset, a fait vingt vers latins, tous composés de cinq mots; les premières lettres des premiers mots de chaque vers, lues de haut en bas, forment le nom de Carolus Emanuel de Vile, et aussi les premières lettres des seconds mots, et celles des troisièmes, et des quatrièmes et des cinquièmes. C’est un quintuple acrostiche. C’est magnifique. »
« Dans les vers latins de Janus de Bellegarde, autre président, les acrostiches se lisent en lignes verticales et en lignes diagonales, il a fallu bien des heures de travail. »
« Enfin le texte commence, c’est la première partie, consacrée à ce que nous appellerions le code pénal et le code de procédure criminelle, moyennant quoi le premier chapitre est consacré à la Royale Maison de Savoie et à ses États en-deçà des monts. Ce sont de ces surprises dont il faut s’habituer avec Monsieur de Ville. Pas de digression qu’il ne se permette et qu’il ne motive pas toujours. Ici sa raison est que l’on ne saurait comprendre les lois d’un pays si on ne connait pas ce pays lui-même, et c’est pourquoi nous apprenons avec beaucoup d’autres choses que la Savoie est un pays fort sain et fertile en toutes choses, singulièrement en blés et en vins, et quoiqu’il soit montueux en quelques endroits, toutefois, ce qui semble être une difformité de la nature, contribue à son étendue, à sa beauté et à l’avancement du commerce…. Et la conclusion de ce premier chapitre c’est que ce fortuné pays de Savoie a le plus parfait des gouvernements. Ce qui suppose une justice criminelle, par où nous rentrons dans notre sujets, pas si vite toutefois, ni si directement que Monsieur de Ville n’ait cité au cours de ce premier chapitre Aristote, Platon, Machiavel, Hérodote, Bodin, Tacite,.. Anacharsis, Photien, Mettelus, Coriolan, Socrate, Ponce-Pilate, Cassiodore, Pindare, Plutarque, Cicéron, Pline, Trajan, Cujas et beaucoup d’autres. »
« Ajoutons enfin, si vous voulez [et c’est pourquoi ce livre est recherché de nos jours] que M. de Ville veut qu’on continue à condamner les sorciers. Le Senat de Savoie l’a fait jusqu’ici et il n’a qu’à continuer comme il a fait, quoi qu’en pense certains novateurs. ‘Les effets détestables des sortilèges sont trop connus dans nos temps…il y a encore dans Chambéry des personnes qu’un nommé Perruquet rendit monstrueuses dans une heure étant encore jeunes, et les archives du Sénat sont remplies des formalités faites contre divers sorciers, sur des preuves certaines et incontestables, notamment contre une matrone exécrable qui tuait les enfants qu’elle recevait pour leur dérober l’eau salutaire et les bénédictions du Saint Baptême, et contre le fameux aveugle nommé Claude, qui allait dans deux heures de Chambéry à Paris, prendre l’aumône, et se trouvait (partant au matin) de retour pour diner avec sa famille »
Avouez qu’avant le TGV, c’est bizarre…
Bonne Journée
Textor
(1) GABRIEL PEROUSE, Causeries sur l'histoire littéraire de la Savoie. Chambéry, Lib Dardel 1934.
(2) DUFOUR (A) & RABUT (F), L'Imprimerie, les imprimeurs et les Libraires en Savoie du Quinzième au Dix-neuvième siècle, Mélanges parus dans le Tome 16 des Mémoires et documents publiés par la Société Savoisienne d’histoire et d’archéologie. Chambéry Albert Bottero. 1877; In-8 de XXXV pp. - 415 pp - Planches.
(3) De VILLE (Charles Emmanuel), Estat en abrégé de la Justice ecclésiastique et séculière du pays de Savoye ; Chambéry, Louis Du-Four, 1674; In-4 en 2 tomes de (24), 369, (1) ; 256, (4) pp.