Les joies du bibliophile.
"L’amour des livres, cet amour pur, ardent, fécond, durable et sans mécomptes, a été célébré par Jules Janin, en toute occasion, avec le plus séduisant enthousiasme. Il possédait de si précieux volumes, et il les aimait tant ! Jamais, à coup sûr, aucun écrivain ne fut mieux pénétré — ni mieux entouré— de son sujet favori, et ne donna, par sa vie tout entière, plus éloquemment raison au mot si connu de Ménage, en l'honneur du charmant dada des bibliophiles : C'est la passion des honnêtes gens!
Quoi de meilleur, en effet, qu'un bon livre pour la nourriture et la joie de l'esprit? En le lisant, aux heures de fatigue morale, on se sent réconforté, on oublie ses déceptions, ses ennuis; le calme bienfaisant peu à peu renaît au fond de l'âme, l'œil s'éclaire, le front se déride, et le sourire bientôt refleurit sur les lèvres.
Lorsque, chassées par la bise, les dernières feuilles flétries se sont éparpillées, en tournoyant et gémissant, dans les allées désertes du jardin; durant les veillées de décembre, tandis que le vent rôde et pleure.
S'engouffrant tristement dans les longs corridors, n’est-il pas agréable et salutaire à la fois de relire un vrai livre, en face des tisons rougis qui craquent et pétillent, — tout en écoutant la chanson de la bouilloire ou celle du grillon familier?... Et, certes, l'été, sous un ombreux feuillage, au bruit léger du ruisseau murmurant, le plaisir n'est pas moindre pour le lecteur attentif et fidèle; mieux que jamais, au contraire, il apprécie tout le bonheur de vivre!
Quelles douces surprises. Quelles fêtes intimes, que d'émotions délicieuses on éprouve en ouvrant un beau volume du temps jadis, du XVIIIe siècle, par exemple (le siècle des élégances) ! La reliure pleine, en veau fauve ou en maroquin à larges dentelles, les tranches rouges ou dorées, le papier de Hollande, les caractères elzéviriens, les figures de Gravelot. de Moreau, de Bernard Picart le Romain, ou les vignettes d'Eisen, si délicates et si spirituelles, vous ravissent tour à tour. On croit voir l'heureux auteur de cet ouvrage centenaire, ou, s'il s'agit de la réimpression d'un classique, le patient lettré qui a enrichi l'édition de notes ingénieuses, de commentaires excellents ; on songe à ses recherches, à ses efforts, à sa persévérance ; on se représente sa joie en découvrant soudain un fait inédit, un détail curieux ; puis on s'incline par la pensée devant l'habile graveur qui a prodigué à son œuvre exquise tant de soins intelligents et passionnés. Le premier possesseur du livre vous apparaît, lui aussi, tout glorieux d'être le maître absolu d'un si bel exemplaire, le feuilletant avec respect, avec admiration, le savourant en quelque sorte, et demandant à ce compagnon docile l'oubli de ses chagrins de la veille et de ses soucis du lendemain!...
Mais écoute plutôt Jules Janin lui-même parler des livres, avec une autorité incontestable, avec un charme infini (1) :
"0 chefs-d'œuvre! Beautés! Grâces! Consolations! Sagesse! 0 livres, nos amis, nos guides, nos conseils, nos gloires, nos confesseurs! On les étudie} on les aime, on les honore... Et, de même que, les anciens posaient dans un coin de leur chambre un petit autel paré de verveine, et sur cet autel domestique un dieu familier, le vrai bibliophile ornera sa maison de ces belles choses... Qu'il rentre en son logis, ou qu'il en sorte il donne un coup d'œil à ses dieux favorables. Il les reconnaît d'un sourire ; il les salue en toute reconnaissance, en tout respect. Il s'honore aussi de ces amitiés illustres, il s'en vante! Les livres ont encore cela d'utile et de rare : ils nous lient d'emblée avec les plus honnêtes gens ; ils sont la conversation des esprits les plus distingués, l'ambition des âmes candides, le rêve ingénu des philosophes dans toutes les parties du monde ; parfois même ils donnent la renommée, une renommée impérissable, à des hommes qui seraient parfaitement inconnus sans leurs livres. Ils ajoutent même à la gloire acceptée! Au catalogue de ses livres, on connaît un homme ! Il est là dans sa sincérité. Voilà son rêve... et voilà ses amours! « Accordez-moi, Seigneur, disait un ancien, une maison pleine de livres, un jardin plein de fleurs ! » Voulez-vous, disait-il encore, un abrégé de toutes les misères humaines, regardez un malheureux qui vend ses livres! Bibliothecam vendat... Nous autres, les bonnes gens, les petites gens, qui se tiennent à part, loin du soleil, voici, du soir au matin, notre humble prière: « Accordez-nous, grands dieux, une provision suffisante de beaux volumes qui nous accompagnent dans notre vie, et nous servent de témoignage après notre mort! »
Combien l'éminent lettré se plaisait dans son merveilleux cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, si savamment, si royalement habillés par des artistes tels que Capé, Niédrée, Duru et Trautz-Bauzonnet! D'un regard amoureux, attendri parfois, il contemplait, sans se lasser, cette nombreuse et brillante réunion d'amis : de poètes, d'historiens, de philosophes, d'orateurs, de romanciers, de critiques... Les volumes multicolores, bien alignés dans quatre vastes bibliothèques en chêne sculpté, semblaient reconnaissants d'une si vive affection et des hommages sincères qui leur étaient rendus. On eût dit, à les voir par un jour de soleil, qu'avec leur maître ils échangeaient des sourires!"
Demain je vous offrirai la suite de ce texte paru dans une plaquette en 1878 sous le titre de « Un bouquiniste parisien – Le Père Lécureux. » par Alexandre Piédagniel. Portrait d'un bouquiniste-libraire-bibliophile insolite au XIXe siècle.
PS : Sur les conseils d’un ami qui me veut du bien (merci à lui), on m’a invité à prendre quelques jours de congés… Le Bibliomane moderne sera donc sans doute en « vacances » quelques jours. Ce sera l’occasion pour les plus curieux et les plus assidus d’entre vous de lire ou relire les articles qu’un rythme endiablé ne leur aura pas permis de lire jusqu’à présent. Bonnes fêtes de fin d’années à toutes et à tous et à très bientôt.
(1) Nous avons glané les délicieux fragments qui suivent dans l'Amour des Livres, une plaquette devenue introuvable. Ce coquet petit volume (64 pages in-12), publié chez J. Miard, en 1866, a été tiré à 200 exemplaires sur papier vergé, avec titre rouge et noir. Son prix primitif était de 3 francs était de 3 francs; on en a vendu des exemplaires, brochés, plus de 60 francs. En tête de celui qui nous appartient, et que nous conserverons toujours précieusement, Jules Janin a écrit ce distique : Lorsque chacun sur mon livre hésitait, Piédagniel hardiment l'achetait.
Bonne journée,
Bertrand
"L’amour des livres, cet amour pur, ardent, fécond, durable et sans mécomptes, a été célébré par Jules Janin, en toute occasion, avec le plus séduisant enthousiasme. Il possédait de si précieux volumes, et il les aimait tant ! Jamais, à coup sûr, aucun écrivain ne fut mieux pénétré — ni mieux entouré— de son sujet favori, et ne donna, par sa vie tout entière, plus éloquemment raison au mot si connu de Ménage, en l'honneur du charmant dada des bibliophiles : C'est la passion des honnêtes gens!
Quoi de meilleur, en effet, qu'un bon livre pour la nourriture et la joie de l'esprit? En le lisant, aux heures de fatigue morale, on se sent réconforté, on oublie ses déceptions, ses ennuis; le calme bienfaisant peu à peu renaît au fond de l'âme, l'œil s'éclaire, le front se déride, et le sourire bientôt refleurit sur les lèvres.
Lorsque, chassées par la bise, les dernières feuilles flétries se sont éparpillées, en tournoyant et gémissant, dans les allées désertes du jardin; durant les veillées de décembre, tandis que le vent rôde et pleure.
S'engouffrant tristement dans les longs corridors, n’est-il pas agréable et salutaire à la fois de relire un vrai livre, en face des tisons rougis qui craquent et pétillent, — tout en écoutant la chanson de la bouilloire ou celle du grillon familier?... Et, certes, l'été, sous un ombreux feuillage, au bruit léger du ruisseau murmurant, le plaisir n'est pas moindre pour le lecteur attentif et fidèle; mieux que jamais, au contraire, il apprécie tout le bonheur de vivre!
Quelles douces surprises. Quelles fêtes intimes, que d'émotions délicieuses on éprouve en ouvrant un beau volume du temps jadis, du XVIIIe siècle, par exemple (le siècle des élégances) ! La reliure pleine, en veau fauve ou en maroquin à larges dentelles, les tranches rouges ou dorées, le papier de Hollande, les caractères elzéviriens, les figures de Gravelot. de Moreau, de Bernard Picart le Romain, ou les vignettes d'Eisen, si délicates et si spirituelles, vous ravissent tour à tour. On croit voir l'heureux auteur de cet ouvrage centenaire, ou, s'il s'agit de la réimpression d'un classique, le patient lettré qui a enrichi l'édition de notes ingénieuses, de commentaires excellents ; on songe à ses recherches, à ses efforts, à sa persévérance ; on se représente sa joie en découvrant soudain un fait inédit, un détail curieux ; puis on s'incline par la pensée devant l'habile graveur qui a prodigué à son œuvre exquise tant de soins intelligents et passionnés. Le premier possesseur du livre vous apparaît, lui aussi, tout glorieux d'être le maître absolu d'un si bel exemplaire, le feuilletant avec respect, avec admiration, le savourant en quelque sorte, et demandant à ce compagnon docile l'oubli de ses chagrins de la veille et de ses soucis du lendemain!...
Mais écoute plutôt Jules Janin lui-même parler des livres, avec une autorité incontestable, avec un charme infini (1) :
"0 chefs-d'œuvre! Beautés! Grâces! Consolations! Sagesse! 0 livres, nos amis, nos guides, nos conseils, nos gloires, nos confesseurs! On les étudie} on les aime, on les honore... Et, de même que, les anciens posaient dans un coin de leur chambre un petit autel paré de verveine, et sur cet autel domestique un dieu familier, le vrai bibliophile ornera sa maison de ces belles choses... Qu'il rentre en son logis, ou qu'il en sorte il donne un coup d'œil à ses dieux favorables. Il les reconnaît d'un sourire ; il les salue en toute reconnaissance, en tout respect. Il s'honore aussi de ces amitiés illustres, il s'en vante! Les livres ont encore cela d'utile et de rare : ils nous lient d'emblée avec les plus honnêtes gens ; ils sont la conversation des esprits les plus distingués, l'ambition des âmes candides, le rêve ingénu des philosophes dans toutes les parties du monde ; parfois même ils donnent la renommée, une renommée impérissable, à des hommes qui seraient parfaitement inconnus sans leurs livres. Ils ajoutent même à la gloire acceptée! Au catalogue de ses livres, on connaît un homme ! Il est là dans sa sincérité. Voilà son rêve... et voilà ses amours! « Accordez-moi, Seigneur, disait un ancien, une maison pleine de livres, un jardin plein de fleurs ! » Voulez-vous, disait-il encore, un abrégé de toutes les misères humaines, regardez un malheureux qui vend ses livres! Bibliothecam vendat... Nous autres, les bonnes gens, les petites gens, qui se tiennent à part, loin du soleil, voici, du soir au matin, notre humble prière: « Accordez-nous, grands dieux, une provision suffisante de beaux volumes qui nous accompagnent dans notre vie, et nous servent de témoignage après notre mort! »
Combien l'éminent lettré se plaisait dans son merveilleux cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, si savamment, si royalement habillés par des artistes tels que Capé, Niédrée, Duru et Trautz-Bauzonnet! D'un regard amoureux, attendri parfois, il contemplait, sans se lasser, cette nombreuse et brillante réunion d'amis : de poètes, d'historiens, de philosophes, d'orateurs, de romanciers, de critiques... Les volumes multicolores, bien alignés dans quatre vastes bibliothèques en chêne sculpté, semblaient reconnaissants d'une si vive affection et des hommages sincères qui leur étaient rendus. On eût dit, à les voir par un jour de soleil, qu'avec leur maître ils échangeaient des sourires!"
Demain je vous offrirai la suite de ce texte paru dans une plaquette en 1878 sous le titre de « Un bouquiniste parisien – Le Père Lécureux. » par Alexandre Piédagniel. Portrait d'un bouquiniste-libraire-bibliophile insolite au XIXe siècle.
PS : Sur les conseils d’un ami qui me veut du bien (merci à lui), on m’a invité à prendre quelques jours de congés… Le Bibliomane moderne sera donc sans doute en « vacances » quelques jours. Ce sera l’occasion pour les plus curieux et les plus assidus d’entre vous de lire ou relire les articles qu’un rythme endiablé ne leur aura pas permis de lire jusqu’à présent. Bonnes fêtes de fin d’années à toutes et à tous et à très bientôt.
(1) Nous avons glané les délicieux fragments qui suivent dans l'Amour des Livres, une plaquette devenue introuvable. Ce coquet petit volume (64 pages in-12), publié chez J. Miard, en 1866, a été tiré à 200 exemplaires sur papier vergé, avec titre rouge et noir. Son prix primitif était de 3 francs était de 3 francs; on en a vendu des exemplaires, brochés, plus de 60 francs. En tête de celui qui nous appartient, et que nous conserverons toujours précieusement, Jules Janin a écrit ce distique : Lorsque chacun sur mon livre hésitait, Piédagniel hardiment l'achetait.
Bonne journée,
Bertrand