mercredi 3 décembre 2008

Bibliomanie : Fureur d'avoir des livres et d'en ramasser, ou la vision de d'Alembert (1752)



Jean Le Rond d'Alembert (1717-1783), à sa table de travail.
Fondateur avec Denis Diderot de l'Encyclopédie.


Revenons pour ce soir à une petite séance de psychanalyse à 5 sols, de la psychothérapie rétrospective en somme... La Bibliomanie a été l'objet d'un article très intéressant inséré dans l'ouvrage suivant : "L'esprit de l'Encyclopédie, ou choix des articles les plus curieux, les plus agréables, les plus piquants, les plus philosophiques de ce grand dictionnaire." (publié dans une nouvelle édition, en 1772 - tome cinquième, pages 247 à 249).

Joseph de La Porte, le compilateur, précise en sous-titre : "On ne s'est attaché qu'aux morceaux qui peuvent plaire universellement , & fournir à toutes forte de Lecteurs, & surtout aux gens du monde, la matière d'une lecture intéressante."

La bibliomanie rentre donc dans cette catégorie des "morceaux qui peuvent plaire universellement", ce qui n'est pas pour nous déplaire.

Mais lisons plutôt.

"BIBLIOMANIE. Fureur d'avoir des livres & d'en ramasser. Monsieur Descartes disait que la lecture était une conversation qu'on avait avec les grands hommes des siècles passés, mais une conversation choisie, dans laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. Cela peut être vrai des grands hommes : mais comme les grands hommes sont en petit nombre, on aurait tort d'étendre cette maxime à toute sorte de livres & à toute forte de lectures. Tant de gens médiocres & tant de sots même ont écrit, que l'on peut en général regarder une grande collection de livres, dans quelque genre que ce soit, comme un recueil de mémoires pour servir à l'histoire de l'aveuglement & de la folie des hommes ; & on pourrait mettre au dessus de toutes les grandes bibliothèques cette inscription philosophique : les petites maisons de l'esprit humain. Il s'ensuit de là que l'amour des livres, quand il n'est pas guidé par la philosophie & par un esprit éclairé, est une des passions les plus ridicules. Ce serait à-peu-près la folie d'un homme qui entasserait cinq ou six diamants sous un monceau de cailloux. L'amour des livres n'est estimable que dans deux cas : 1°. Lorsqu'on sait les estimer ce qu'ils valent, qu'on les lit en philosophe, pour profiter de ce qu'il peut y avoir de bon, & rire de ce qu'ils contiennent de mauvais ; 2°. Lorsqu'on les possède pour les autres autant que pour soi, & qu'on leur en fait part avec plaisir & sans réserve. On peut fur ces deux points proposer M. Falconet pour modèle à tous ceux qui possèdent des bibliothèques ou qui en possèderont à l'avenir. J'ai oui-dire à un des plus beaux esprits de ce siècle, qu'il était parvenu à se faire par un moyen assez singulier, une bibliothèque très choisie, assez nombreuse, & qui pourtant n'occupe pas beaucoup de place. S'il achète, par exemple, un ouvrage en douze volumes, où il n'y ait que six pages qui méritent d'être lues , il sépare ces six pages du reste, & jette l'ouvrage au feu. Cette manière de former une bibliothèque m'accommoderait assez. La passion d'avoir des livres est quelquefois poussée jusqu'à une avarice très-sordide. J'ai connu un fou qui avait conçu une extrême passion pour tous les livres, d'astronomie, quoiqu'il ne sût pas un mot de cette science ; il les achetait à un prix exorbitant & les renfermait proprement dans une cassette sans les regarder. Il ne les eût pas prêtées ni même laissé voir à M. Halley ou à M. le Monnier, s'ils en eussent eu besoin. Un autre faisait relier les siens très-proprement ; & de peur de les gâter, il les empruntait à d'autres quand il en avait besoin, quoiqu'il les eût dans sa bibliothèque. II avait mis sur la porte de sa bibliothèque, ite ad vendentes : aussi ne prétait-il de livres à personne. En général, la bibliomanie, à quelques exceptions près, est comme la passion des tableaux, des curiosités, des maisons ; ceux qui les possèdent n'en jouissent guère. Aussi un philosophe en entrant dans une bibliothèque pourrait dire de presque tous les livres qu'il y voit, ce qu'un philosophe disait autrefois en, entrant dans une maison fort ornée, quàm multis non indigeo, que de choses dont je n'ai que faire! (O)."

Page de titre du premier volume de l'Encyclopédie, 1751,
format in-folio.


Cet article signé "(0)" est en fait sorti de la plume de d'Alembert lui-même, dès les premiers volumes de l'Encyclopédie publiés dès 1751 (lettre B, 1752). Ce morceau choisi est bien connu, mais il n'était pas inutile de le voir figurer en bonne place sur le Bibliomane moderne.

Je ne me sens pas guéris pour autant... J'aime à contempler "ma petite maison de l'esprit", d'ailleurs, au moment où j'écris ces lignes, un veau fauve du XVIIIe siècle dégage quelques effluves empiriques tout à côté de moi... j'adore... mais n'allez pas croire que ce livre est vide ou vide de sens ! C'est une belle EO du comte de Caylus qu'il contient et que je vais prendre plaisir à lire dès demain. Bibliophile ? Bibliomane ? Les deux c'est une évidence. Pas vous ? Cela viendra... patience...

Amitiés nocturnes,
Bertrand

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...