Acquisition récente. Un volume assez modeste de format in-12, d'un peu plus d'une centaine de pages. La reliure est de l'époque. C'est d'ailleurs ce dernier point qui m'a finalement décidé à acquérir cet ouvrage.
La bibliothéconomie ne m'a jamais franchement attiré (pas plus que l'économie d'ailleurs... il y a des garçons d'hôtel pour ça ...), en tant que bibliophile et bibliomane, et même en tant que libraire, ranger, classer, trier mes livres, n'a jamais été mon fort, par contre, les dénicher oui ! On ne se refait pas ...
Pourtant trois éléments m'ont attiré dans ce petit volume, sa date d'édition, 1839 (une date suffisamment reculée sur le sujet pour en faire un livre pionnier du genre, et il s'avère que c'est le cas), et le nom de l'éditeur, Téchéner, nom qui résonne fort et beau aux oreilles des bibliophiles d'hier et d'aujourd'hui (Joseph Téchener est le fondateur du Bulletin du Bibliophile en 1834). Enfin la reliure de l'époque visiblement bien conservée et typique des années 1840. Ces trois éléments conjugués à un prix plaisant ne m'ont guère permis d'hésiter longtemps sur l'intérêt de la chose. Cependant si l'on cherche un peu, on s’aperçoit vite que ce petit livre n'est guère coté, je veux dire que son prix ne dépasse guère une centaine d'euros. C'est d'ailleurs assez curieux car ce livre, outre les conseils nécessaires pour établir, maintenir, entretenir et faire fonctionner une bibliothèque, contient d'intéressants avis sur les livres rares, la reliure, les nuisibles du livre (humidité, insectes, etc), et un beau passage sur la ... bibliomanie (*) !
Il s'agit ici de la première édition (la moins complète donc) de cet ouvrage qui malgré tout fait date dans la "bibliothéconomie". Christine Teulé a d'ailleurs publié un bel article le concernant dans le Bulletin des Bibliothèques de France (BBF), en voici l'essentiel :
"Dans ce nouveau numéro des « Matériaux pour une histoire de la lecture », Noë Richter commente et met en perspective des extraits d’un manuel technique écrit par Léopold-Auguste Constantin, bibliothécaire du XIXe siècle exerçant en France. Des deux éditions de ce manuel (1839 et 1841), Noë Richter retient la seconde, plus complète et s’adressant aux professionnels devant « ranger et surveiller une collection de livres assez nombreuse pour avoir besoin d’une classification et d’une disposition convenables ». Constantin y expose sa déontologie du métier, annonçant une modernité qui s’affirmera après 1890.
Les bibliothèques de Constantin
L’ouvrage ne s’intéresse pas aux bibliothèques populaires, qui restent à l’époque embryonnaires, paternalistes et financées par des notables locaux, mais aux bibliothèques de tradition savante, les grandes bibliothèques d’étude et de conservation. Il définit deux types de bibliothèques : les bibliothèques publiques, dépendant de l’État, des collectivités territoriales ou des corps constitués, et les bibliothèques spécialisées, appartenant parfois à des personnes privées. La plupart des pages du Manuel sont consacrées aux bibliothèques publiques, qui se caractérisent par leur caractère encyclopédique, la facilité pour chacun d’y accéder et un souci de conservation du patrimoine.
L’intérêt des « bibliothèques spéciales » est leur plus grande richesse dans certains domaines, et le bibliothécaire Constantin se prend à rêver de transformer les bibliothèques publiques en bibliothèques spécialisées, en particulier à Paris, où chacune des bibliothèques serait consacrée à une des branches du savoir. Quant aux bibliothèques de province, elles ne sont souvent que des « amas de papier », des « trésors sans utilité », « faute d’un salaire convenable pour un bibliothécaire ad hoc ». Ce panorama des bibliothèques s’achève par un répertoire des bibliothèques européennes, en introduction duquel Constantin, en véritable moderniste, se plaint du manque de coopération internationale.
Le bibliothécaire selon Constantin
Constantin fustige l’attitude des autorités qui, bien souvent, nomment par complaisance à la tête des bibliothèques des hommes « n’ayant aucune des qualités indispensables à un bibliothécaire ». « Heureuse encore la bibliothèque où un tel sinécuriste a assez d’esprit d’abnégation, d’amour-propre pour remettre, sans restriction, les rênes entre les mains du sous-bibliothécaire, en se contentant de garder les appointements attachés à son titre ». Car un bibliothécaire digne de ce nom doit être versé dans « la pratique de la partie technique » du métier, et maîtriser en détail les méthodes de gestion des bibliothèques. Il se montre en cela novateur, se démarquant de la littérature professionnelle traditionnelle qui assimile les bibliothécaires à des savants, alors que pour Constantin, ils sont avant tout des techniciens. D’où l’emploi du néologisme « bibliothéconomie », même si Constantin n’en revendique pas la paternité.
Savants timides et biblioclastes
Le Manuel se montre préoccupé de la qualité de l’accueil des usagers, à qui il faut proposer de larges horaires d’ouverture, et réserver une « politesse prévenante », afin qu’« un jeune élève, un savant sédentaire et timide, un étranger parlant mal le français, un ouvrier qui a besoin d’un renseignement » ne risquent pas d’être rebutés par « une froideur désobligeante ». Le bibliothécaire doit prendre conscience en effet qu’il a parfois affaire à « des personnes moins instruites que lui et peu habituées à l’usage des livres ».
Constantin apparaît beaucoup plus rétrograde sur le chapitre du prêt des documents, considéré comme une cause majeure de dégradation des collections, et partage en cela le sentiment de ses contemporains. Mais s’il s’emporte contre la négligence des emprunteurs « biblioclastes », des « maladroits », et des « malpropres », il ne fait pas pour autant l’impasse sur le sujet et lui consacre un chapitre entier.
Les catalogues d’un visionnaire
C’est dans les pages qu’il consacre à la rédaction des catalogues que Constantin se montre le plus inventif. Il envisage par exemple la création d’un catalogue collectif, afin d’obtenir « l’aperçu le plus complet et le mieux ordonné d’une bibliothèque universelle ». Enfin et surtout, il critique le système de classification en usage dans les bibliothèques savantes, en arguant qu’une classification doit s’occuper davantage « de l’application pratique et moins des théories ». Il imagine un système « conforme aux progrès que les sciences ont faits » et qui ne donnerait plus la première place à la religion mais à l’histoire.
Qu’il préconise d’associer les bibliothécaires à la conception des établissements ou qu’il propose de nommer des conseils d’administration à la tête des bibliothèques, Constantin étonne tout au long de son Manuel par sa liberté de pensée et la distance prise avec les idées reçues de toute une génération professionnelle.
Notice bibliographique : Constantin, Léopold-Auguste, « Bibliothéconomie », BBF, 2006, n° 6, p. 103-104 [en ligne] Consulté le 19 septembre 2011.
Deux éléments m'intriguent à propos de cet ouvrage. Le premier étant qu'on annonce la publication de cet ouvrage dans la Collection des Manuels Roret, or, ici il s'agit d'une édition publiée par le libraire Joseph Téchener et qui sort des presses de Mme Huzard (née Vallat La Chapelle, rue de l'Eperon, 7, (à Paris, sous entendu). L'ouvrage est accompagné de 6 planches, certaines dépliantes (reproduction de modèles de registres pour la tenue d'une bibliothèque essentiellement, une planche représente des étagères). Le deuxième élément qui m'intrigue est que mon exemplaire est imprimé sur un beau papier vergé fort de type papier de Hollande. Tous les exemplaires de ce livre ont-ils été imprimés sur ce papier relativement luxueux ? (si vous en possédez un exemplaire votre témoignage m'intéresse évidemment beaucoup).
La reliure agréable, un beau papier, une belle typographie, des passages entiers consacrés à la bibliophilie et à la bibliomanie, font de ce petit livre un livre désormais indispensable à la ma bibliothèque de documentation. Il me restera désormais à trouver un aussi joli exemplaire de la seconde édition de 1841, plus complète et semble-t-il préférable à celle-ci.
Afin de compléter cet article, vous trouverez ICI une publication de l'ENSSIB (École Nationale Supérieure des Sciences de l'Information et des Bibliothèques) qui éclairera encore un peu plus le travail de ce bibliothécaire de la première moitié du XIXe siècle.
Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne
La bibliothéconomie ne m'a jamais franchement attiré (pas plus que l'économie d'ailleurs... il y a des garçons d'hôtel pour ça ...), en tant que bibliophile et bibliomane, et même en tant que libraire, ranger, classer, trier mes livres, n'a jamais été mon fort, par contre, les dénicher oui ! On ne se refait pas ...
Pourtant trois éléments m'ont attiré dans ce petit volume, sa date d'édition, 1839 (une date suffisamment reculée sur le sujet pour en faire un livre pionnier du genre, et il s'avère que c'est le cas), et le nom de l'éditeur, Téchéner, nom qui résonne fort et beau aux oreilles des bibliophiles d'hier et d'aujourd'hui (Joseph Téchener est le fondateur du Bulletin du Bibliophile en 1834). Enfin la reliure de l'époque visiblement bien conservée et typique des années 1840. Ces trois éléments conjugués à un prix plaisant ne m'ont guère permis d'hésiter longtemps sur l'intérêt de la chose. Cependant si l'on cherche un peu, on s’aperçoit vite que ce petit livre n'est guère coté, je veux dire que son prix ne dépasse guère une centaine d'euros. C'est d'ailleurs assez curieux car ce livre, outre les conseils nécessaires pour établir, maintenir, entretenir et faire fonctionner une bibliothèque, contient d'intéressants avis sur les livres rares, la reliure, les nuisibles du livre (humidité, insectes, etc), et un beau passage sur la ... bibliomanie (*) !
Il s'agit ici de la première édition (la moins complète donc) de cet ouvrage qui malgré tout fait date dans la "bibliothéconomie". Christine Teulé a d'ailleurs publié un bel article le concernant dans le Bulletin des Bibliothèques de France (BBF), en voici l'essentiel :
"Dans ce nouveau numéro des « Matériaux pour une histoire de la lecture », Noë Richter commente et met en perspective des extraits d’un manuel technique écrit par Léopold-Auguste Constantin, bibliothécaire du XIXe siècle exerçant en France. Des deux éditions de ce manuel (1839 et 1841), Noë Richter retient la seconde, plus complète et s’adressant aux professionnels devant « ranger et surveiller une collection de livres assez nombreuse pour avoir besoin d’une classification et d’une disposition convenables ». Constantin y expose sa déontologie du métier, annonçant une modernité qui s’affirmera après 1890.
Les bibliothèques de Constantin
L’ouvrage ne s’intéresse pas aux bibliothèques populaires, qui restent à l’époque embryonnaires, paternalistes et financées par des notables locaux, mais aux bibliothèques de tradition savante, les grandes bibliothèques d’étude et de conservation. Il définit deux types de bibliothèques : les bibliothèques publiques, dépendant de l’État, des collectivités territoriales ou des corps constitués, et les bibliothèques spécialisées, appartenant parfois à des personnes privées. La plupart des pages du Manuel sont consacrées aux bibliothèques publiques, qui se caractérisent par leur caractère encyclopédique, la facilité pour chacun d’y accéder et un souci de conservation du patrimoine.
L’intérêt des « bibliothèques spéciales » est leur plus grande richesse dans certains domaines, et le bibliothécaire Constantin se prend à rêver de transformer les bibliothèques publiques en bibliothèques spécialisées, en particulier à Paris, où chacune des bibliothèques serait consacrée à une des branches du savoir. Quant aux bibliothèques de province, elles ne sont souvent que des « amas de papier », des « trésors sans utilité », « faute d’un salaire convenable pour un bibliothécaire ad hoc ». Ce panorama des bibliothèques s’achève par un répertoire des bibliothèques européennes, en introduction duquel Constantin, en véritable moderniste, se plaint du manque de coopération internationale.
Le bibliothécaire selon Constantin
Constantin fustige l’attitude des autorités qui, bien souvent, nomment par complaisance à la tête des bibliothèques des hommes « n’ayant aucune des qualités indispensables à un bibliothécaire ». « Heureuse encore la bibliothèque où un tel sinécuriste a assez d’esprit d’abnégation, d’amour-propre pour remettre, sans restriction, les rênes entre les mains du sous-bibliothécaire, en se contentant de garder les appointements attachés à son titre ». Car un bibliothécaire digne de ce nom doit être versé dans « la pratique de la partie technique » du métier, et maîtriser en détail les méthodes de gestion des bibliothèques. Il se montre en cela novateur, se démarquant de la littérature professionnelle traditionnelle qui assimile les bibliothécaires à des savants, alors que pour Constantin, ils sont avant tout des techniciens. D’où l’emploi du néologisme « bibliothéconomie », même si Constantin n’en revendique pas la paternité.
Savants timides et biblioclastes
Le Manuel se montre préoccupé de la qualité de l’accueil des usagers, à qui il faut proposer de larges horaires d’ouverture, et réserver une « politesse prévenante », afin qu’« un jeune élève, un savant sédentaire et timide, un étranger parlant mal le français, un ouvrier qui a besoin d’un renseignement » ne risquent pas d’être rebutés par « une froideur désobligeante ». Le bibliothécaire doit prendre conscience en effet qu’il a parfois affaire à « des personnes moins instruites que lui et peu habituées à l’usage des livres ».
Constantin apparaît beaucoup plus rétrograde sur le chapitre du prêt des documents, considéré comme une cause majeure de dégradation des collections, et partage en cela le sentiment de ses contemporains. Mais s’il s’emporte contre la négligence des emprunteurs « biblioclastes », des « maladroits », et des « malpropres », il ne fait pas pour autant l’impasse sur le sujet et lui consacre un chapitre entier.
Les catalogues d’un visionnaire
C’est dans les pages qu’il consacre à la rédaction des catalogues que Constantin se montre le plus inventif. Il envisage par exemple la création d’un catalogue collectif, afin d’obtenir « l’aperçu le plus complet et le mieux ordonné d’une bibliothèque universelle ». Enfin et surtout, il critique le système de classification en usage dans les bibliothèques savantes, en arguant qu’une classification doit s’occuper davantage « de l’application pratique et moins des théories ». Il imagine un système « conforme aux progrès que les sciences ont faits » et qui ne donnerait plus la première place à la religion mais à l’histoire.
Qu’il préconise d’associer les bibliothécaires à la conception des établissements ou qu’il propose de nommer des conseils d’administration à la tête des bibliothèques, Constantin étonne tout au long de son Manuel par sa liberté de pensée et la distance prise avec les idées reçues de toute une génération professionnelle.
Notice bibliographique : Constantin, Léopold-Auguste, « Bibliothéconomie », BBF, 2006, n° 6, p. 103-104 [en ligne]
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