vendredi 16 septembre 2011

De la reproduction des écritures manuscrites au XIXe siècle ou de l'autographie (deuxième partie).



Pour faire suite à l'article publié hier par Eric au sujet de la reproduction de l'écriture manuscrite dès le début du XIXe siècle par le procédé de l'autographie, voici un document du même type que je souhaitais vous présenter depuis longtemps. C'est donc le moment idéal pour le faire.

Il y a des documents qui échappent de peu à la destruction fatale. Ultime rempart avant l'oubli, le fouineur curieux, peut (doit) chaque fois que cela se présente, faire office de conservateur du patrimoine. Pas besoin de diplômes pour cela. Il faut juste une bonne dose de persévérance et de chance pour tomber au bon moment sur le document rare à sauver.

Voici de ce dont il s'agit. Il s'agit d'une brochure de format in-4 (25 x 19 cm), sous couverture de papier glacé noir, muette. Ce livret se compose d'un feuillet non chiffré (recto seulement) et de 46 pages chiffrées. Pas de nom d'auteur. Pas de date. Comme vous pouvez le constater il s'agit d'un ensemble manuscrit calligraphié ... reproduit ... vraisemblablement par le procédé de l'autographie expliqué hier par Eric ici même.


De quoi s'agit-il ? Quel est la teneur de ce document ? Qui en est l'auteur ?

En haut du premier feuillet, en gros caractères calligraphiés, et en guise de titre, on lit : "A la jeunesse." Suit un texte de présentation d'une page (32 lignes). Le texte se poursuit au recto du feuillet suivant, paginé 1. A la page 6 commence "1er Lemme. Conscience." A la page 11 commence "Note 1ere". A la page 17 commece "2eme Lemme. De la volupté." A la page 37 "Plan d'organisation." A la page 43 "Notes faisant suite au Plan d'organisation." Enfin, à la page 46 et dernière (verso du dernier feuillet), on lit : "Résumé de mes idées."

Du côté matériel, le papier utilisé est un papier d'assez médiocre qualité, papier vélin assez souple, sans grande tenue, les premiers feuillets et les derniers sont salis et avec de petites déchirures, mais fort heureusement sans perte de texte. A priori il n'est pas facile de dire de quelle année date ce document. 1840 ? 1850 ? 1860 ? Je ne pense pas cependant que ce document puisse être plus ancien que 1840 ou plus récent que 1860. Mais je ne dispose d'aucun autre argument que mon intime conviction pour m'en persuader et persuader les lecteurs du Bibliomane moderne.

Afin de vous faire une idée du contenu et éventuellement vous aider à deviner l'auteur de ce texte, voici quelques extraits :

"Travailler en commun, jouir en commun est une idée extravagante pour ceux qui n'éprouvent de bonheur que dans la privation d'autrui & n'aiment que les jouissances exclusives (...) C'est donc à ceux dont le jugement et la conscience n'ont point encore été faussés. C'est à la jeunesse si vive si ardente & en même temps si sociable que je recommande la méditation de mes principes (...) (extrait de la page de présentation "A la jeunesse")

Voici le début du texte à proprement dit :


"Si par gouverner les hommes, on entendait, assurer à chacun une existence en rapport avec son industrie et ses talents, certes quoique dépouillées les masses auraient moins à se plaindre mais si je ne puis me procurer l'existence qu'à la condition du travail, n'ai-je pas droit d'exiger du travail pour obtenir cette existence ? En est-il ainsi cependant ? (...) Interrogez votre conscience ou plutôt répondez à ces enfants dont les cris faméliques déchirent les entrailles de ceux qui leur donne le jour et leur font sans cesse maudire la fécondité désastreuse dont la nature les a doués. Telle est cependant la condition de 99/100 d'une population prétendue libre et éclairée dont l'existence toute précaire se trouve à la merci d'une poignée d'individus. (...) (extrait de la page 1)

Un peu plus loin on en apprend un peu plus sur les conditions de rédaction de ce texte qu'on devine d'ores et déjà politique et révolutionnaire : "Une société célèbre (les St Simoniens sont cités en note de bas de page) a déjà émise des principes analogues à ceux que je professe moi-même depuis longtemps, le rapprochement néanmoins m'a fait sentir la différence et ne pouvant m'unir à elle, je donne enfin isolément au public, un plan et des idées depuis longtemps consignées sur le papier et que différentes circonstances et une apathie naturelle m'avaient empêché de mettre au jour. C'est tel qu'il est écrit longtemps avant la révolution de juillet que je le livre au public. (extrait de la page 2)


On en sait plus, l'auteur soutenait les idées des Saint Simoniens puis s'en est écarté pour finalement proposer par lui-même un système et des idées que l'on retrouve exposées ici pour la première fois, peu de temps sans doute après la révolution de juillet (1830). Cet imprimé peut donc dater des années 1831 à 1840. La révolution de juillet étant évoquée comme un évènement assez proche (c'est en tous cas mon ressenti).

A la suite on lit :

"Je ne me fais pas d'illusion sur les haines, le mépris, les sentiments de toutes sortes et peu favorables qu'il est susceptible d'exciter, mais mon obscurité me met à l'abri des unes et me fait rire des autres. Du reste, j'oublierai toutes les contradictions si ces principes en germant dans quelques âmes pures et ardentes se développent et portent des fruits qui soient utiles au genre humain." (extrait de la page 2)

"Il faut aux hommes un nouveau code, un nouvel évangile, une nouvelle ère." (extrait de la page 4)

Quelques belles pages plus loin commence le 1er Lemme : Conscience. L'auteur disserte sur la conscience, cet "organe nécessaire, leste du vaisseau qui l'empêche d'être le jouet des flots (...)" On trouve à la suite une note première assez longue (plusieurs pages).

"Applaudissez à vos maîtres et entonnez avec eux les hymnes d'allégresse et les cantiques d'actions de grâce : ils ont semé le crime. Vos consciences l'ont recueilli, et ses fruits exécrables vous servent d'aliments que, comme des reptiles odieux vous consumez en paix dans l'ombre." (extrait de la page 12)

"La conscience n'étant qu'une habitude reçue & contractée de croire et de sentir qui se prête à toutes les formes (...)" (extrait de la page 13)

Vient ensuite une note deuxième, tout aussi longue. Vient ensuite le 2eme Lemme : De la volupté. L'auteur indique dans une note : "J'ai été longtemps employé dans de grandes pensions. J'ai toujours gémi du libertinage prématuré que j'y ai vu et qui altérant la santé de tous en faisait périr plusieurs." (page 19). Elle conclut dans une note : "La volupté ne peut-être un crime devant les hommes et suivant la morale qu'en ce qu'elle trouble l'ordre social, mais cet ordre changé, s'il n'y a plus de trouble, il n'y a plus dans le même fait ni crime ni scandale." (page 19)

Elle traite ensuite du mariage tel qu'il a été établi "par nos pères" (page 25). Elle dénonce le "libéralisme mensonger".

Voici ce cri poussé page 28 : "Je suis libre - Oui sans doute, grâce à vos inventions, de voir périr de misère, sans pouvoir y apporter remède, tout ce que j'ai de plus cher au monde."

Vient enfin le "Plan d'organisation". Quels en sont les grandes lignes ? "Nous sommes tous frères et soeurs, époux et épouses, tous nobles et égaux, tous travailleurs dès que nous avons quitté les écoles (...)" "se former, se développer et s'instruire" Les moeurs seront simples, douces, polies, pleine d'onction et de charité, l'égalité parfaite" "aucun travail pénible ou sale ne doit flétrir ou profane". "Les hommes se répandent en commun dans les champs, dans le ateliers pour accomplir les travaux que le Conseil a réglés et dont les ordres sont transmis par la dame chef de chaque grande communauté." "Toute la société se divise en communautés, un certain nombre de communautés forment canton ou province qui toutes ressortissent d'un seul chef, toujours une femme." (l'auteur serait-elle une femme ?)

Tout y est ensuite expliqué dans les moindres détails. "Les hommes couchent dans de communs dortoirs où chacun peut avoir sa chambre particulière et où chacun fait le service à tour de rôle. Il en est de même des femmes, qui ne reçoivent les hommes qu'aux temps indiqués. Ce n'est pas qu'il n'y ait tous les jours quelques instants que l'on puisse, comme à Sparte, consacrer furtivement à l'amour, mais sans violer l'ordre établi."


C'est ensuite un passage qui mérite d'être cité : "Mais la procéation n'est point abandonnée au hasard et à la fantaisie, le but étant d'atteindre au perfectionnement physique et moral des hommes, nul individu ne sera privé du plaisir des sens, mais tous ne seront pas appelés à procréer ; et le choix sera fait chaque année et toujours par élection de ceux, hommes et femmes qui doivent produire les nouveaux convives au banquet de la vie. La femme mettra au moins deux années d'intervalle entre ses grossesses. Elle commencera tard à produire et cessera de bonne heure, car les enfants étant bien soignés, il en périra peu et les mères se conserveront longtemps. De même une grossesse non commandée et provenant du défaut de précautions enjointes sera punie comme un des plus grands attentats contre la société, c'est un adultère social, s'il se multipliait il entrainerait le nouvel état à sa ruine. De longues privations en seront la peine pour les deux coupables."

Très intéressant : "Tant que les communautés seront dans l'Etat et non pas l'Etat, elles se soumettront à ses lois, ses impôts, ses enregistrements et même à ses conscriptions, et fourniront leur contingent, les entretiendront à l'armée (...)"

L'auteur ne prône pas une révolution sanglante et la dénonce même. Il vise à l'amélioration du genre humain. L'auteur conclut par un résumé de ses idées et le commence par ces mots : "Jésus disait aux hommes de son temps : qu'il les avait convaincu de mensonge, d'avarice, de fornication et d'hypocrisie." A plusieurs reprises dans son texte, l'auteur fait référence à la religion chrétienne, sans pourtant la défendre, souvent pour la condamner, et aussi pour en prendre à son compte quelques règles morales. Étrange mélange !

"La révolution n'a point encore été complète ; d'esclave qu'elles étaient, les masses sont devenues prolétaires, c'est à dire sans pain, sans asile, et les moeurs n'ont qu'empiré." (page 46)

Le texte s'achève par une phrase complète et il me semble bien qu'il soit complet. Un renvoi vers une note semblerait pourtant indiqué le contraire.

Vous l'aurez compris, ce document est important pour l'histoire des idées au XIXe siècle. Au delà de la technique de reproduction de l'écriture manuscrite, prise ici comme prétexte, ce sont bel et bien les idées développées ici qui sont primordiales.

Document certainement diffusé à très petit nombre, voire à un ou deux exemplaires, quelques indices et corrections pourraient permettre d'en savoir encore plus. A certains endroits on peut ainsi trouver de petits errata collés (aussi imprimés en autographie), à certains autres endroits on trouve des corrections manuscrites à la plume. Sont-elles de la main de l'auteur ? c'est fort probable.

Qui était-il ? Un homme ? Une femme ? Plusieurs indices laisseraient supposer une femme. Ancien adepte de Saint Simon, Fouriériste ? Disciple de Cabet ? Adepte des phalanstères ? Communiste ? Socialiste ? Tout ou presque reste à découvrir.

Je vous avoue que mon projet est de publier ce texte à petit nombre très prochainement. Je le pense inédit n'ayant rien trouvé de semblable nulle part parmi les bases numérisées. Mais peut-être suis-je passé à côté.

Je vous laisse apprécier ce document à sa juste valeur (voir photos). Dites-vous qu'il a échappé d'un cheveux à la destruction... je ne l'ai pas ressorti d'une poubelle... mais c'est tout comme.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne

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