lundi 14 juin 2010

Histoire d’un enlumineur étourdi...


Je ne vous demanderai pas si le S
upplément à la Somme de Pisanelle, (Supplementum summae Pisanellae) de Nicolas de Osimo est votre livre de chevet !! J’admets volontiers que l’ouvrage qui traite des principes du droit canon et des procédures ecclésiastiques pourrait passer pour rébarbatif aux amateurs de gravures d’Eisen ou d’estampes de Daumier.

Rien d’emballant, donc, ceci dit, certains seront tout de même heureux d’y lire que l’ébriété n’est pas un pêché dans certaines circonstances, notamment quand on a bu du mauvais vin ou encore qu’on est en bonne compagnie… « Tout aux tavernes et aux filles », comme disait l’ami Villon qui avait du lire attentivement Nicolas de Osimo.

Fig 1 Première page du Supplementum


Le franciscain Nicolas de Osimo (ou Ausmo ou Auximo), était vicaire de Terre-Sainte vers 1427. Il nous explique lui-même au colophon du livre qu’il a écrit l’ouvrage alors qu’il était à Sainte Marie des Anges à Milan. Il est mort à Rome vers 1454, soit une trentaine d’années à peine avant cette édition publiée par Ulrich Zell à Cologne en 1483.

Mais l’important n’est pas là. Si j’ai sorti ce pavé de plus de 600 pages, ce n’est pas seulement pour l’aérer un peu mais parce qu’il contient quelques lettrines qui m’ont parues intéressantes pour évoquer le travail de l’enlumineur.


Fig 2 Lettre G



Fig 3 Lettre E pour Ebrietas !


La corporation des copistes et des enlumineurs du Moyen-âge m’a toujours fasciné. Ces artisans sont sortis des monastères au XIIIe siècle. Des ateliers vont alors se multiplier dans les grandes villes, et les ouvrages seront désormais réalisés par des laïcs. Le nom de ces copistes, plus encore que ceux des enlumineurs devenus des artistes à part entière, nous sont le plus souvent resté inconnu. Par chance, quelquefois, le copiste est content de son travail, et il signe à la fin de son ouvrage, comme le moine Fromond du ms 72 du Scriptorial d’Avranches : “ vive la main, qui s’applique à si bien écrire ! Si tu souhaites savoir le nom du copiste, sache que c’est Fromond, qui avec zèle a écrit ce livre de bout en bout. Ce qu’il a transcrit est très considérable… ” . Modeste comme un bloggeur !

Puis, l’Age d’or des pages manuscrites est passé. Que sait-on exactement de la situation des enlumineurs en ce dernier quart du 15ème siècle ? Peu de choses, on dirait que le métier s’est éteint dans l’indifférence générale, victime en quelque sorte de la révolution industrielle !

L’enlumineur des lettrines du Supplementum summae Pisanellae est resté définitivement dans l’ombre mais pour autant, il nous raconte une histoire : le mode opératoire de son travail.

Quand j’écris que l’ouvrage contient quelques lettrines, c’est faux, toutes les lettres de l’alphabet y sont peintes !! En effet, la Somme est organisée dans un ordre alphabétique, de A à Z, ce qui permet d’avoir un exemple coloré, et agrémenté de feuillage et de fleurs, de chacune des lettres gothiques.

J’imagine que notre enlumineur ne devait plus être très jeune, il avait appris son art quarante ans plus tôt, avant l’imprimerie, de maitres très habiles.

On lui avait enseigné à préparer sa page, c'est-à-dire à la régler et à la justifier pour définir des cadres (emplacements des lettrines, illustrations, du texte, etc.) et à tracer des lignes. En premier lieu, le scribe perçait des trous (appelés "piqûres" ou "trocarts") sur le bord de la feuille à l'aide d'une alène (subula) et d'un poinçon (punctorium), ces piqûres servant de guide pour sa règle (linea, regula). Celles-ci serviront enfin à tracer ses traits et ses lignes c'est la réglure, généralement au moyen d'une pointe sèche (stylus ferreus). Evidemment, depuis l’imprimerie, les choses étaient devenues plus simples puisqu’il appartenait désormais à l’imprimeur d’organiser l’espace.

Ceci étant fait, notre artisan prend sa plus belle plume, d'oie en général, mais la plume métallique est attestée au XVe siècle. L'enlumineur use idéalement de la fameuse plume d'aile de bécasse, dite "plume du peintre", pour ses tracés de toutes sortes, avant la mise en peinture de la page.

Puis il attaque son travail : Le scribe travaille à main levée, rappelons-le et, ce faisant, bloquait la page à l'aide de son canif, celui qui lui sert à retailler continuellement sa plume, comme on le voit sur la photo du bandeau du Bibliomane Moderne. En effet, Calamus et penna s'usent assez vite et, tout comme la mine de nos crayons modernes, leurs becs ont besoin d'être taillés. Le "taille-crayon" du copiste est un instrument tranchant que l'on nomme tantôt cultellus (petit couteau, genre canif), tantôt scapellus, ou encore artavus.


Fig 4 trois H


Toujours placées en début de paragraphe, Les lettrines sont en général de trois unités de réglure, creusant un alinéa, quelques-unes d’entre elles s’étalant sur six à dix unités, voire plus, quand leur haste montante ou descendante se prolonge par des fioritures dans les couloirs en marge des colonnes d’écriture.

Et j’en arrive à la particularité de l’ouvrage présenté : l’enlumineur a laissé à différentes reprises des lettrines non coloriées ou partiellement coloriées.

Ces oublis sont assez fréquents sur les incunables, sauf qu’ici, les lettrines non peintes sont diversement esquissées à la mine de plomb, ce qui permet de juger de la manière dont procédait l’enlumineur.

Au verso du feuillet 14, la lettrine B est dessinée en grisé et restera dans cet état alors que ses voisines ont été peintes et filigranées. On voit que la lettre n’est pas simplement esquissée mais complètement réalisée et ses pleins et déliés sont remplis, mais en gris.


Fig 5 Lettrine B non peinte



Fig 6 Lettrine B (détail)



Une autre lettrine, un beau T, a été partiellement dessinée et décorés d’un motif floral en rouge mais le remplissage de la lettre avec ses arabesques, probablement prévus en bleu, n’ont pas été réalisés; ils apparaissent néanmoins en grisé.

Fig 7 lettre T partiellement décorée



Fig 8 Même lettre


Enfin, dans cette dernière lettrine, encore une lettre T, les hastes et le dessin floral sont bien complets mais le remplissage en bleu est manquant.

Fig 9 Une autre lettre T incomplète dont les hastes occupent toute la page.


Pourtant sur de nombreux autres exemples, la couleur a été appliquée et on aperçoit parfois en dessous les restes d’un tracé de la lettre.

Fig 10 lettre N


Fig 11 Lettre I


Que pouvons-nous en déduire sur la procédure de réalisation des lettrines? Plusieurs mains travaillant sur les mêmes lettrines ? Un enlumineur étourdi et pressé qui oublie de terminer quelques lettrines – au final assez peu sur le nombre total ? Ou encore une pénurie de couleur bleue ?

Le bleu est obtenu à partir de différents matériau assez rare, comme l’oxyde de cobalt ou le carbonate de cuivre, voire même précieux comme le lapis lazuli.

Ce qui est certain c’est que le travail se déroulait en trois phases distinctes : le dessin de la lettres, puis sa décoration extérieure (fioritures, hastes) ou intérieure (motifs de feuillages ou de fleurs) avant d’appliquer la couleur de remplissage.

La rubrication quant à elle devait faire l’objet d’un travail distinct (et fastidieux !). Ici la couleur utilisée est le rouge-orangé. Pour rubriquer correctement l’ouvrage, il fallait lire le texte et tenir compte des pauses et du rythme de lecture puisque l’objet de la rubrication, comme celle des lettrines, est de faciliter la lecture et la compréhension du texte.


Fig 12


Pour ceux qui veulent en savoir plus sur la disposition de la lettrine dans le texte et son interprétation, il faut lire le passionnant article de Danièle James-Raoul sur « La poétique de la lettrine dans Le Roman de Silence » dans la revue CRMH de décembre 2005 :

« Les lettrines s’imposent comme une ponctuation rythmant la page manuscrite par les déchirures graphiques qu’elles produisent, à l’instar des alinéas dans nos textes modernes : elles sont un élément essentiel du paratexte, dont l’importance a été soulignée de longue date. Elles indiquent des temps forts, marqués par une rupture narrative ou dramatique, ou, comme les didascalies dans un texte théâtral, soulignent une posture actantielle, un changement d’intonation, quand elles surviennent en liaison avec le discours. »

C’est beau comme du Mallarmé !

Bonne journée,
Textor

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...