Une fois n’est pas coutume, je voudrais faire la promo d’un voisin qui s’invite souvent à la maison (il est vrai que le manoir du sieur de la Herissaye à St Erblon n’est qu’à une quinzaine de kilomètres du mien ! Fao bin vaïzineu un p’tit !*)
Cet auteur-là est un personnage cabotin en diable, doté d’un sens de l’observation incroyable et qui manie la dérision avec bonheur pour en tirer une certaine morale très personnelle. Comme il dit souvent : « Le ris n’empesche pas qu’on ne die vérité ». Par exemple, le livre ici présenté est intitulé « Les Contes et Discours d’Eutrapel, par le feu seigneur de la Herissaye, gentilhomme breton. » Et bien, lors de sa parution, en 1585, l’auteur est encore bien vivant et nous fait comme un pied-de-nez d’outre tombe, en parlant de lui au passé.
La vie de Noel de Fail est déjà un conte en elle-même : Issu de la petite noblesse de Haute Bretagne, il naquit vers 1520 dans le manoir familial de Château Létard à Saint-Erblon (Ille et Vilaine). Vers 1540, il quitta sa famille pour entreprendre des études juridiques, la coutume de Bretagne sous un bras, le mousqueton sous l’autre. On le retrouve dans les universités de Poitiers, d'Angers, de Bourges, de Toulouse. Son humeur joyeuse ne parait pas avoir été affectée par ses embarras financiers qui l’obligèrent à entrer dans l’armée. Il participe en 1544 à la bataille de Cérisoles. Rentré de la guerre, sans doute pour cause de paix prématurée, il débarque à Lyon, termine sa formation universitaire et y publie, en 1547, chez Jean de Tournes, ses « Propos rustiques de maistre Léon Ladulfi, champenois ».
Ces Propos Rustiques ont un certains succès ; Noel du Fail y brosse un tableau étonnamment vivant de la campagne rennaise, agrémenté des conversations de paysans qui semblent enregistrées sur place et de nombreuses réminiscences humanistes nourries de Virgile et d'Horace.
À son retour en Bretagne, en 1548, il est « licencié es loix ». Un bon mariage (avec Jeanne Perreauld) et l'achat de charges au présidial de Rennes (en 1552) puis au Parlement (en 1572) font de lui un notable de la région. Il poursuit pour autant son œuvre facétieuse, à la fois divertissante et sérieuse, dont l’ensemble constitue un témoignage intéressant sur la société rurale du XVIe siècle :
- Les Baliverneries d'Eutrapel (Paris, 1548)
- Les Contes et Discours d’Eutrapel (Rennes, Noël Glamet de Quinpercorentin, 1585, in-8°)
Les Contes d’Eutrapel furent publiés une première fois en 1585, puis remis en vente l’année suivante avec pour seul changement le feuillet de titre, au format in-8, même collation et même erreur de pagination, puis au format in-12. Il existe aussi une impression in-12 de 1587. L’édition présentée, de 1597, est la sixième, toujours à l’adresse du fameux Noel Glamet de Quimpercorentin, qui semble n’avoir publié que ce titre. C’est la version la plus complète et la dernière révisée par l’auteur sur celle de 1587.
A. De la Borderie avait réalisé des recherches approfondies sur cet imprimeur mystérieux : Un imprimeur tout entier dévoué à la seule impression des 9 éditions des Contes d’Eutrapel, cela méritait une longue notice ! Au final, le bandeau de départ et certaines lettrines des Contes d’Eutrapel ressemble étrangement à ceux utilisés par Jean Richer pour les Matinées de Guillaume Cholières et pour les Touches et les Bigarrures de Tabourot. Jean Richer serait-il Noel Glamet ? (2)
Fig 3 le premier conte d’Eutrapel : Lupolde, magnifique songeur de finesses, pour un teston, pouvait babiller très longtemps …
A quelques lieues de St Herblon, se trouve le village de Sion les Mines qui fut au 16e siècle le fief des seigneurs de la Chapelle et l’un des foyers de la « nouvelle opinion ». En 1562, René de la Chapelle de la Roche Giffart se convertit au protestantisme et entraina dans son sillage d’autres familles nobles et tous les manants qui en dépendaient.
Soupçonné de protestantisme, Noel du Fail est exclue du Parlement de Bretagne entre 1572 et 1576. Réintégré après avoir prêté serment de catholicité, il participe à la réforme… du droit breton en publiant ses Mémoires recueillis et extraits des plus notables et solennels arrests du Parlement de Bretagne (1579). À sa retraite en 1586, il est fait prisonnier par la Ligue et n'est libéré qu'après rançon. Catholique ? Protestant ? L’anagramme de son nom restera : le fol n’a Diev.
Fig 4 De l’escolier qui parla latin à la chasse. Où l’on apprend que les lièvres de Bretagne entendent le latin comme ceux de Paris.
Les sources de du Fail sont multiples : Les classiques anciens, bien sur, mais aussi les modernes comme Rabelais, au premier chef, qu’il savait par cœur et allait jusqu’à parodier ; Pierre Messié, que du Fail a lu comme tous ses contemporains et dont il emprunte certaines situations (cf les Diverses Leçons) ; mais aussi Erasme. Ainsi le chapitre « De la moquerie » dans les Contes d’Eutrapel doit tout à un petit opuscule peu connu du Maitre de Rotterdam, le De Lingua, où l’on retrouve des anecdotes communes à Pierre Messié et à du Fail. Ce dernier a vraiment suivi de très près son modèle au point de traduire souvent des passages entiers du De Lingua , qui est un petit traité sur l’art du discours, et notamment la manière de se comporter face aux écarts de langage et à la plaisanterie. (3)
Fig 6 - Les Diverses Leçons de Maitre Pierre Messié, chez N.Bonfons, 1584, source d’inspiration pour N. du Fail.
Fig 7 - Le De Lingua d’Erasme, dans une version éditée à Lyon chez Gryphe, 1534. Du Fail y puisa généreusement pour rédiger le chapitre de la moquerie.
Truculent, son style est … motieu d’gallo motieu d’françoys**, comme on le parle encore ici, et les personnages dont il nous conte les mésaventures existent toujours. Ils se nomment Tailleboudin, Gobemouche ou Perrot Claquedent. On y cause de la misère du Monde, on y boit force pintes et puis on en arrive à se quereller, et tout finit par une bagarre générale, comme celle des Propos Rustiques, entre les villages de Flameaux et de Vindelles dont voici quelques extraits pour vous donner une idée du ton, jamais très loin de Rabelais :
« Au mois de Mai que les ébats amoureux commencent à se remettre aux champs, ceux de Flameaux firent une archerie, où toutes les fêtes s’exerçaient fort, tellement qu’on ne parlait que d’eux dans tous le pays, et à leur grand avantage. Mais ceci ne leur dura guère que ceux de Vindelles (comme vous savez) prochains voisins, mus d’une envie, conspirèrent une haine couverte, oyant le los et bon bruit qu’on leur donnait, et qu’on ne parlait d’eux, attendu mêmement qu’ils étaient gentils galants, et hauts à la main que voisins qu’ils eussent. ….. (Les Vindelles viennent leur chercher querelle) Les Flameaux, sages, ne répondirent rien, pour ce qu’il n’est point de pire sourd que celui qui ne veut ouïr, sinon : Bien, bien, bien, nous leur dirons ; vous êtes gentils et beaux enfants ; allez, allez ; vous etes ivres de lait caillé. Ceux de Vindelles répondaient pour leurs défenses, bien échauffés, que les Flameaux n’étaient que des petits sotereaux, petits glorieux, moucheurs de chandelles, et masques de cheminé, se souciant peu du labeur de leur terre, aussi pauvres comme rats, et qu’il n’avaient que le bec. …. (La bagarre se déclenche et les Flameaux prennent l’avantage) Ces pauvres Vindellois se voyant ainsi surpris et tout doucement mener, criaient à l’aide, à la force, au meurtre. Hé Messieurs ayez merci de nous, hélas, pardonnez-nous ! par le sang bieu, disaient ceux de Flameaux, les pardons sont à Rome, vous en aurez : Tu Dieu! vous faites les rustres ! et quoi ? comment ? torche, lorgne. Faut entendre, car voici le beau du jeu, que les femmes des deux villages pouvaient facilement ouïr les alarmes qui là se faisaient. Au moyen de quoi chacune se délibéra aller voir que c’était. …. (Les femmes rappliquent, bagarre générale !) Bref, il n’y en avait pas une qui ne fit le diable. Et y fussent encore ces bonnes dames, si la nuit ne les eût départies. A cette cause, chacun se retira en son enseigne, n’ayant lacs ni couvre-chef en tête, le visage tout égratigné, les oreilles presque arrachées, et les cheveux Dieu sait comment accoutrés, et les robes rompues. Par le moyen de la nuit survenue, commencèrent à belles injures, comme putains, vesses, ribaudes, paillardes, prêtresses, bordelières, tripières, lorpidons, vieilles édentées, méchantes, larronesses, maraudes, coquines, sorcières, infâmes, truies, chiennes, commères de fesses, foireuses, morveuses, chassieuses, pouilleuses, baveuses, merdeuses, glorieuses, malheureuses, teigneuses, galeuses, vieilles haquebutes à croc, vieilles dogues plus ridées qu’un houseau de chasse-marée, vieux cabas, demeurants de gendarmes, maquerelles, brouillons, effrontées, puantes, rouillées, effacées, mâtines, tannées, louves. Et tellement criaient et braillaient ces déesses, que tout le bois de la Touche en retentissait. »
Bonne soirée, restons calme…
Textor
* Il faut bien se rendre visite entre voisins (Patois gallo)
** Pour partie du parler de Haute Bretagne, pour partie du français. (Patois gallo)
(1) Coll. In-12 de (4), 223, (1) ff
(2) Voir commentaires de Louis Loriot in la Revue des Livres Anciens 1916 TII Fasc. 3 p 313.
(3) Emmanuel Philipot, La vie et l’œuvre littéraire de Noël du Fail gentilhomme breton, Paris, Champion, 1914.