Une vente de livres à l'hôtel Drouot à la fin du XIXe siècle.
Balades dans Paris, Bibliophiles contemporains, 1894.
Balades dans Paris, Bibliophiles contemporains, 1894.
Historiette tirée de : Jules Janin, Le livre, A Paris chez Henri Plon, 1870
Rappel des articles publiés sur le Bibliomane moderne relatifs à Jules Janin ou à ses écrits :
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/12/les-joies-du-bibliophile-par-alexandre.html
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/physionomie-du-bibliophile-jules-janin.html
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/lhorace-de-jules-janin-1860.html
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/encore-ce-bon-jules-janin-le-livre-1870.html
"Mon frère aîné me racontait que dans sa jeunesse il avait beaucoup connu un grand libraire de Paris, dont le premier geste, aussitôt qu'un livre était à sa portée, était de le mettre en sa poche.
La chose était connue, et, s'il s'agissait d'une vente aux enchères, le commissaire-priseur annonçait le tome égaré, puis, frappant de son marteau d'ivoire, il disait : Adjugé à Monsieur un tel.
De son côté le marchand, qui savait la manie et le crédit de ce brave homme, lui envoyait le lendemain la note et le prix de son livre. Il payait rubis sur l'ongle, sans marchander.
Ou bien s'il s'agissait d'une vente publique, et que notre homme, arrivant la veille de la vente, emportât deux ou trois beaux volumes, on l'arrêtait à la porte de l'hôtel des ventes, et très-poliment on lui demandait si par hasard il n'emportait pas le Virgile de l'édition Aldine, ou l'Horace Elzevier ? Lui alors en se tâtant « Ma foi ! dit-il, vous avez raison, je suis si distrait ! » Et très-gentiment il rendait son livre à qui de droit, sauf à l'acheter le lendemain.
C'était une fête de le voir agir ; nul ne s'en fâchait ; et cela valait mieux cent fois que les assignations et les dénonciations, qui attristent trop souvent ce charmant petit bonheur de tant d'honnêtes gens qui n'en ont pas d'autre.
Quand il fut devenu très-vieux, ce brave homme se retira dans sa bibliothèque, dont il faisait les honneurs à quiconque le venait visiter, non pas sans surveiller de ses deux petits yeux gris le visiteur quel qu'il fût, tant il craignait, à son tour, de rencontrer un enthousiaste un peu trop vif de ses éditions classiques, de ses gothiques français, de ses romans de chevalerie ou de ses Mystères, et surtout de ses précieux manuscrits, dignes de la bibliothèque de Saint-Marc de Venise ou de la Malatestiana de Ravenne.
Impotent, plié en deux, il vous suivait pas à pas tout le long de ses rayons bien garnis ; plus il vous honorait comme bibliophile, et plus il se méfiait de vos passions.
Il n'y a pas longtemps qu'au beau milieu de Paris et volant une Bible polyglotte, fut arrêté un gentilhomme anglais, nommé sir Édouard Fitz-Gerald.
Il n'avait pas cinquante ans, il avait toutes les apparences d'un gentilhomme ; messieurs les bouquinistes qui se méfiaient de cet homme, et pour cause, l'avaient appelé l'Anglais, tout simplement.
Il avait déjà volé beaucoup de livres sans qu'on le prît sur le fait ; lorsqu'enfin cette Bible le dénonça, et il lui fallut comparaître à la sixième chambre de la police correctionnelle, présidée par un bibliophile appelé M. Legonidec. Alors voilà sir Fitz-Gerald qui plaide sa cause en personne ; il appartient à une famille illustre, il a des parents parmi les pairs d'Angleterre, il en a dans la chambre des communes, il est allié aux meilleures familles de l'Irlande et de l'Écosse, et que dis-je ? il est le neveu du premier ministre ! Il était naguère secrétaire d'ambassade, lorsqu'il se mit à voler des livres chez ses meilleurs amis, chez ses plus proches parents.
Il avait été invité à passer la saison dans un des plus beaux châteaux du Northumberland, où on l'entourait de prévenances et d'amitiés, lorsqu'il fut surpris, par sa propre femme, à dérober les livres de cette hospitalière maison. En vain il prie et supplie, elle le dénonce et le fait mettre à la porte. Il part, il arrive à Paris, repentant mais non pas corrigé ; voilà comment, de chute en chute, il fut condamné chez nous, à la requête des libraires, à deux ans de prison. Évidemment, ce M. Fitz-Gerald était un homme incorrigible. Il n'eût pas dérobé une bourse pleine d'or, il s'adjugeait bel et bien un livre d'un petit écu."
Voir aussi : http://www.textesrares.com/janin_1.htm et la biographie de Jules janin par Alexandre Piedagnel qui fût son secrétaire http://www.archive.org/details/julesjanin18041800pieduoft
Bonne journée,
Xavier
Rappel des articles publiés sur le Bibliomane moderne relatifs à Jules Janin ou à ses écrits :
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/12/les-joies-du-bibliophile-par-alexandre.html
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/physionomie-du-bibliophile-jules-janin.html
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/lhorace-de-jules-janin-1860.html
http://le-bibliomane.blogspot.com/2008/11/encore-ce-bon-jules-janin-le-livre-1870.html
"Mon frère aîné me racontait que dans sa jeunesse il avait beaucoup connu un grand libraire de Paris, dont le premier geste, aussitôt qu'un livre était à sa portée, était de le mettre en sa poche.
La chose était connue, et, s'il s'agissait d'une vente aux enchères, le commissaire-priseur annonçait le tome égaré, puis, frappant de son marteau d'ivoire, il disait : Adjugé à Monsieur un tel.
De son côté le marchand, qui savait la manie et le crédit de ce brave homme, lui envoyait le lendemain la note et le prix de son livre. Il payait rubis sur l'ongle, sans marchander.
Ou bien s'il s'agissait d'une vente publique, et que notre homme, arrivant la veille de la vente, emportât deux ou trois beaux volumes, on l'arrêtait à la porte de l'hôtel des ventes, et très-poliment on lui demandait si par hasard il n'emportait pas le Virgile de l'édition Aldine, ou l'Horace Elzevier ? Lui alors en se tâtant « Ma foi ! dit-il, vous avez raison, je suis si distrait ! » Et très-gentiment il rendait son livre à qui de droit, sauf à l'acheter le lendemain.
C'était une fête de le voir agir ; nul ne s'en fâchait ; et cela valait mieux cent fois que les assignations et les dénonciations, qui attristent trop souvent ce charmant petit bonheur de tant d'honnêtes gens qui n'en ont pas d'autre.
Quand il fut devenu très-vieux, ce brave homme se retira dans sa bibliothèque, dont il faisait les honneurs à quiconque le venait visiter, non pas sans surveiller de ses deux petits yeux gris le visiteur quel qu'il fût, tant il craignait, à son tour, de rencontrer un enthousiaste un peu trop vif de ses éditions classiques, de ses gothiques français, de ses romans de chevalerie ou de ses Mystères, et surtout de ses précieux manuscrits, dignes de la bibliothèque de Saint-Marc de Venise ou de la Malatestiana de Ravenne.
Impotent, plié en deux, il vous suivait pas à pas tout le long de ses rayons bien garnis ; plus il vous honorait comme bibliophile, et plus il se méfiait de vos passions.
Il n'y a pas longtemps qu'au beau milieu de Paris et volant une Bible polyglotte, fut arrêté un gentilhomme anglais, nommé sir Édouard Fitz-Gerald.
Il n'avait pas cinquante ans, il avait toutes les apparences d'un gentilhomme ; messieurs les bouquinistes qui se méfiaient de cet homme, et pour cause, l'avaient appelé l'Anglais, tout simplement.
Il avait déjà volé beaucoup de livres sans qu'on le prît sur le fait ; lorsqu'enfin cette Bible le dénonça, et il lui fallut comparaître à la sixième chambre de la police correctionnelle, présidée par un bibliophile appelé M. Legonidec. Alors voilà sir Fitz-Gerald qui plaide sa cause en personne ; il appartient à une famille illustre, il a des parents parmi les pairs d'Angleterre, il en a dans la chambre des communes, il est allié aux meilleures familles de l'Irlande et de l'Écosse, et que dis-je ? il est le neveu du premier ministre ! Il était naguère secrétaire d'ambassade, lorsqu'il se mit à voler des livres chez ses meilleurs amis, chez ses plus proches parents.
Il avait été invité à passer la saison dans un des plus beaux châteaux du Northumberland, où on l'entourait de prévenances et d'amitiés, lorsqu'il fut surpris, par sa propre femme, à dérober les livres de cette hospitalière maison. En vain il prie et supplie, elle le dénonce et le fait mettre à la porte. Il part, il arrive à Paris, repentant mais non pas corrigé ; voilà comment, de chute en chute, il fut condamné chez nous, à la requête des libraires, à deux ans de prison. Évidemment, ce M. Fitz-Gerald était un homme incorrigible. Il n'eût pas dérobé une bourse pleine d'or, il s'adjugeait bel et bien un livre d'un petit écu."
Jules Janin
Voir aussi : http://www.textesrares.com/janin_1.htm et la biographie de Jules janin par Alexandre Piedagnel qui fût son secrétaire http://www.archive.org/details/julesjanin18041800pieduoft
Bonne journée,
Xavier