Article en partie conforme à l’original, et qui extrait de La Bibliophilie en 1891-1891, tome un (sur trois), par d’Eylac (1)
Laissons maintenant la parole au sieur d’Eylac (je vous retrouve en fin d’article !) :
"Le livre que j'ai l'honneur et le grand plaisir de vous présenter est le catalogue d'une bibliothèque. Est-ce bien un catalogue ? Le tout est de s'entendre.
Vous n'êtes pas sans connaître la « Description raisonnée d'une jolie collection de livres», par Charles Nodier, Paris, 1844. C'est un ouvrage qui a sa place marquée dans tout cabinet d'amateur. L'aimable et fin bibliophile y énumérait les volumes de sa collection ; mais c'était surtout un prétexte à des causeries littéraires et à des recherches d'érudition.
M. Henri Béraldi a repris le procédé, il l'a rajeuni, il l'a amplifié. Il l'avait d'abord appliqué à la si précieuse bibliothèque, maintenant dispersée, de son ami M. Eugène Paillet ; il vient de rappliquer à sa propre bibliothèque. Aperçus artistiques, discussions d'esthétique, critiques enlevées de verve, anecdotes, indiscrétions au besoin, il y a de tout dans ces trois cents pages consacrées à quatre cents numéros, suivant l'expression usitée en librairie. Appelez ensuite cela un catalogue, si vous voulez.
Et cette bibliothèque est-elle bien une bibliothèque? Le mot de musée conviendrait mieux. M. Béraldi est un fervent des arts du dessin, de la gravure et de leurs innombrables ramifications. Il a attaché son nom à de belles et importantes publications sur les livres illustrés du siècle dernier et du nôtre.
Les spécimens qu'il a groupés sont de marque, en effet. Il y a là les dessins originaux de Fragonard pour le La Fontaine de Didot ; il y a des albums formés de dessins de Moreau le Jeune et de Marillier, de Monnet et de Monsiau. Il y a l'Anacréon de 1773, les Fables et les Baisers de Dorat, le Recueil des meilleurs contes de 1778, avec la suite complète des vignettes tirées hors texte. Il y a les Chansons de Laborde avec la suite complète des eaux-fortes et une épreuve d'essai, la seule connue, de la planche de dédicace. Il y a... mais que n'y a-t-il pas ?
L'art du XIXe siècle, à son tour, est représenté par des morceaux tout aussi extraordinaires et uniques.
Une autre passion de M. Béraldi, c'est la reliure. Il possède de vraies merveilles. Il n'est pas jaloux de ses trésors : il en a fait reproduire un grand nombre par M. Danel, de Lille. Elles sont là, sous nos yeux, ces reliures splendides, les unes présentant les incomparables séductions de leurs ors adoucis par le temps ; d'autres, toutes modernes, nous éblouissant par l'éclat de leurs filets, le rayonnement de leurs dentelles, les triomphantes surprises de leurs mosaïques, véritables pièces d'orfèvrerie, joyaux d'une inappréciable richesse. Tenez-vous pour les reliures anciennes ? En voici quelques-unes, et des plus belles qui soient sorties des mains des Padeloup on des Derome, et sur quels livres !
Ce sont les six volumes du Molière de 1734 en maroquin vert, aux plats luxueusement ornés et portant les armes de la duchesse de Montmorency-Luxembourg. Ce sont les quatre volumes des Fables de La Fontaine de 1755, figures d'Oudry, en maroquin avec larges dentelles. C'est l'édition des Contes, dite des Fermiers Généraux, aux armes de Mme de Pompadour (l'exemplaire est célèbre).
Je vous parlais tout à l'heure du catalogue de Charles Nodier ; ce livre y figurait ; il atteignit en 1844 le prix de 244 francs. En 1888, à la vente La Roche-Lacarelle, il se vendit... 15,500 francs !
Cette adjudication fit du bruit. Les journaux en parlèrent. Je me rappelle que, la semaine suivante, le libraire Claudin me montra une lettre qu'il venait de recevoir : « Monsieur, on m'informe que l'édition de La Fontaine de 1762 vaut à présent 15,000 francs et même plus. Je suis l'heureux possesseur de ce livre. Il est vrai que mon exemplaire n'a pas les armes de Mme de Pompadour, femme d'ailleurs peu estimable. Il est simplement relié en veau ; plusieurs pages ont été déchirées ; je crois pourtant, sans pouvoir l'assurer, que toutes les gravures y sont, ou à peu près. Dans ces conditions, j'admets que mon précieux livre ait moins de valeur que celui récemment vendu, et je vous l'offre pour un prix inférieur des deux tiers. » Brave homme de signataire ! Il aurait cédé pour cinq mille francs un bouquin qui, d'après sa description, valait peut être cent francs, peut-être cinquante.
En matière bibliophilique, la condition du livre est tout. Mais le difficile est de faire comprendre aux profanes que deux exemplaires de la même édition peuvent varier de valeur dans la proportion de 50 à 15.500.
Je reviens à M. Béraldi, et j'arrive à ses reliures modernes. Il y en a de superbes. Les plus belles sont dues au regretté F. Cuzin (2) ; mais j'ajoute qu'elles sont dues aussi à M. Béraldi lui-même. Nos grands relieurs ont en lui non-seulement un client libéral, mais un collaborateur éclairé. C'est lui qui, avec M. Paillet, a inventé, notamment, des décorations XVIIIe siècle que le XVIIIème siècle n'avait pas connues.
L'idée était simple pourtant, comme toutes les grandes idées.
On remarque le cadre d'une glace au château de Versailles, un panneau du petit Trianon, l'encadrement du titre d'un livre; on relève ce cadre, ou ce panneau, ou ce titre, et l'on confie au relieur le soin de reproduire ce dessin sur les plats du volume ou sur la doublure intérieure. On obtient ainsi des ornementations variées à l'infini et d'un goût authentique. Cuzin et l'excellent doreur qu'il avait formé, qui continue à travailler dans son atelier, Mercier (3), étaient essentiellement les hommes de ces travaux artistiques.
Le vieux bibliophile était, de sa nature, concentré, modeste, ennemi du fracas ; il portait volontiers une calotte de velours sur la tète : c'était un méditatif. Il était capable, lui aussi, sa passion le poussant, de faire des folies ; il préférait toutefois faire des trouvailles, et il était plus fier d'avoir, par une heureuse rencontre, payé un beau livre quelques sous que de l'avoir conquis à prix d'or, dans la bataille des enchères, sous les regards stupéfaits d'un public fasciné par le défilé des gros chiffres. Autre signe distinctif du vieux bibliophile: il lisait ses livres ; même quand il ne les lisait pas, il essayait de faire croire qu'il les lisait ; il avait souvent des goûts et toujours des prétentions littéraires.
Les allures du bibliophile de la nouvelle école sont différentes. Il a la parole facile, le verbe haut, le chapeau sur l'oreille. Il raconte volontiers ses affaires et aussi celles des autres. Il met sa gloire à payer ses livres très cher, le plus cher possible, et à ne pas les lire. Notez que très souvent, en cachette, il les lit. Mais si vous insinuez qu'il cherche dans le livre un plaisir intellectuel, une jouissance d'esprit, vous l'offensez. Le livre, pour lui, du moins à l'entendre, n'est qu'un bibelot et ne vaut qu'à ce titre. Le vieux bibliophile voyait dans ses livres, selon la formule de Pixérécourt, des amis qui ne changeaient jamais ; et lui non plus ne changeait jamais de sentiments à leur égard, et il ne les changeait pas. Nodier nous a décrit les derniers moments de l'un d'eux : sur son lit de mort, il rassemblait les restes d'une ardeur qui s'éteignait pour caresser un Elzevier relié par Thouvenin ! L'amateur moderne n'a pas cette constance. Il n'exerce pas le commerce, oh ! non.
Mais comme le père de M. Jourdain faisait pour les étoffes, il choisit de tous les côtés de beaux livres, puis il les donne à ses amis pour de l'argent. Même quand il ne se propose pas de vendre, il parle de sa vente. M. Béraldi a bien fixé ce trait. Il parle à la page 224 d'une reliure qui lui a coûté une somme énorme : "Peut-être ajoute-t-il, je ne « retrouverais pas ce prix à ma vente... A votre vente ?, vous voulez donc vendre ? - Pas le moins du monde. A ma vente est une expression courante en bibliophilie comme dans les autres collectionnismes ; on jauge toujours comment un objet se comporterait à ma vente, ce qu'il rapporterait à ma vente ; c'est une habitude de langage..."
En somme, à qui donnerons-nous nos préférences, à l'ancien bibliophile ou au moderne ?
Pour ma part, je n'en sais rien. L'un et l'autre ont leurs petits travers, mais leurs qualités. Je préfère l'ancienne école quand la bonne fortune m'advient de causer avec tel de ses représentants qui, nourri et comme imprégné de ses chers poètes du XVIème siècle et de ses grands classiques du XVIIe, unit dans ses entretiens la grâce des premiers à la ferme solidité des seconds. Mais la jeune école a bien son charme, à son tour, et son mérite, et sa valeur artistique, voire scientifique, lorsqu'elle se présente à nous sous les traits d'un amateur plein d'initiative et de goût, d'imagination et d'érudition, de verve et de belle humeur, comme est M. Béraldi, et lorsqu'elle nous procure un ouvrage tel qu'Estampes et Livre, luxueusement édité par un autre moderne, le libraire Conquet.
(1) Anatole Lebas de Gyrangy Claye, baron de, 1851-1903. Homme politique et journaliste, il publia sous le pseudonyme d’Eylac de nombreux articles regroupés en 3 volumes en1893-1895 sous le titre de La Bibliophilie. Il s’attacha à collectionner les premières éditions de poètes du XVIe et des classiques puis des livres illustrés de son époque. Ses collections furent dispersées en partie en 1898 et 1899.
(2) Francisque Cuzin : relieur parisien, 1836-1890, à commencé par la reliure courante, pour ensuite s’adonner à la reliure très soignée, il avait 2 excellents ouvriers relieurs Ch.Molinier et N.Trouve qui avec sa femme le secondaient dans ses travaux. Il faisait travailler Marius-Michel père, puis Wampflug comme doreur. Il s’attacha un doreur de chez Lortic, et autorisa à signer de son nom (Maillard) de 1876 à 1881. A son décès, son fils reprit l’atelier, qu’il finira par le céder à Emile Mercier en 1892.
(3) Emile Mercier : 1855-1910, débuta comme apprenti relieur chez Ch.Magnier, il s’orienta ensuite vers la dorure, ou il travailla pour Vignal, Garidel, Randeynes, Smeers en 1876, ou il se fit remarquer par F.Cuzin. Il à succédé à Léon Gruel à la charge de Président de la chambre syndicale de la reliure en 1901.
La notice de d’Eylac provient du catalogue de l’exposition « Des Valois à Henri IV », qui s’est déroulée à la librairie Berès, de décembre 1994 à janvier 1995.
Les notices sur les relieurs sont tirées du « Dictionnaire des relieurs… » de J. Fléty.
Mon exemplaire d'"Estampes et livres" de Béraldi que je vous ai présenté dans ce billet est relié en demi-maroquin vert sapin, 5 nerfs, la reliure est signée de Stroobants, les couvertures sont conservés, avec envoi de Béraldi, il s’agit de l’exemplaire n°33. Il a 40 planches hors-texte, dont 28 en noir et 12 hors-texte chromolithographiées sur japon. Ce livre est tiré a 390 exemplaires, c’est un ouvrage qui est devenu rare dès sa publication.
Référence : Carteret IV-69 "Rare et recherché". "Ce beau catalogue fort instructif est accompagné de notes sur la bibliophilie et les bibliophiles, la reliure et les relieurs, avec belles reproductions".
D'un intérêt bien supérieur à celui d'un simple catalogue, cet ouvrage est de pur régal pour tout bibliophile. Les anecdotes sur les bibliophiles ou les libraires valent bien celles d'Octave Uzanne !
Amitiés…. bibliographiques,
Xavier