Continuons avec les propos de M. Anatole Claudin sur le système bibliographique tel qu'il était en 1862 :
"Les sciences progressent tous les jours ; en bibliographie on fait constamment des découvertes. Il n'est pas d'année qu'on n'enregistre maint volume qui avait échappé jusqu'alors aux recherches de tous les bibliographes, voire même du savant M. Brunet. "Inconnu à Brunet", telle est la locution sacramentelle qui est journellement employée, quelquefois avec raison, souvent à tort, par des bibliographes mal avisés. Mais le système bibliographique actuel lui-même est-il en rapport avec les nouvelles exigences et les progrès de la bibliographie et de la civilisation ? Nous ne le pensons pas.
Bibliographie et civilisation, cela ne va guère ensemble, me dira-t-on. Je vois d'ici le premier venu qui me répond : "Une bibliographie, mais c'est un monomane qui ramasse des vieux bouquins : c'est un original, un misanthrope, un hypocondriaque, que sais-je encore ! lui, s'occuper des progrès de la civilisation, allons donc ! l'elzevier à la faute que possède son voisin est l'objet de sa convoitise, là tendent tous ses désirs, toutes ses pensées ; tout ce qui se passe dans le monde lui est indifférent ; c'est l'homme arriéré par excellence, ennemi du progrès." - Détrompez-vous.
La bibliographie, c'est la clé des sciences, la science des sciences ; elle montre au travailleur de la république des lettres les sources où il doit puiser, lui indique les matériaux intellectuels dont il doit se servir, lui met en main les lumières qui doivent le guider dans ses recherches et éclairer d'un jour nouveau les connaissances humaines dans la branche qu'il poursuit et qu'il désire approfondir ; lui fait toucher du doigt de la pensée les travaux souvent inconnus de ceux qui l'ont précédé dans la même voie : en un mot, le met en contact avec les intelligences du passé.
C'est à l'homme intelligent à démêler la vérité au milieu de ce chaos apparent d'opinions diverses ; à les condenser, les coordonner en un faisceau rationnel et lumineux : du choc des idées jaillit la lumière !
Que de faits inconnus, peu importants en apparence, laissés à dessein dans l'ombre par l'histoire officielle, sont tout à coup, après le sommeil des siècles, produits et mis en avant par les recherches de la bibliographie, et viennent projeter un jour nouveau sur une question importante et mal comprise jusqu'ici !
C'est une belle et noble science que la bibliographie, aride en apparence : plus habet in recessu quam in fronte promittit, comme disait Quintilien (Institut. orat.) de l'étude des langues ; elle n'a plus de charme au fond qu'elle n'en promet au premier abord ; mais c'est une science difficile, il lui faut une étude constante de tous les jours, de tous les instants : vita brevis, ars longa.
Oui, c'est une belle et noble tâche que celle d'un bibliographe qui sait expliquer sa science d'une manière claire aux yeux de tous, qui sait grouper méthodiquement les travaux de la pensée humaine et les rendre accessibles et palpables à tous en leur disant : "Venez, voyez, consultez ; voici ce qui a été fait, pensé et dit sur tel ou tel sujet. Lisez, méditez, discutez ; vous écrirez après." Un tel homme, c'est l'homme du progrès, le pionnier de l'intelligence.
Nous nous demandions tout à l'heure si le système bibliographique dit méthodique avait progressé. Nous avons répondu négativement. Doit-il progresser ? Nous répondrons hardiment : Oui.
Avant nous, plusieurs bibliographes ont émis divers systèmes nouveaux de classement : beaucoup étaient absurdes, peu étaient bons. L'infatigable M. Brunet, notre maître à tous, avait suivi le système de Gabriel Martin, avec ses masses de divisions et de subdivisions disposées comme les cases d'un échiquier, se contentant d'ajouter de nouvelles séries ; système fort savant, mais trop compliqué, ne pouvant s'appliquer qu'à une bibliothèque immense. L'érudit M. Merlin, l'un des premiers, en signala les inconvénients, et créa un nouvel ordre bibliographique, fort rationnel sans doute, mais trop philosophique, système suivi encore par son successeur, l'honorable M. Delion. Tout récemment encore, un homme de lettres, un instant bibliopole, M. Ach. Genty, imagina un système chronologique très-ingénieux, mais exigeant des connaissances beaucoup trop spéciales, et, disons-le aussi, il n'y avait pas assez d'ordre dans la classification de ses séries, parfois assez confuses.
N'y aurait-il pas moyen de consilier les trois systèmes entre eux, c'est à dire conserver les divisions générales de M. Brunet, en prenant ce qu'il y a de bon dans le système de M. Merlin, et en tenant compte aussi de l'essai chronologique de M. Genty ?
Nous avons pensé que c'était chose possible ; qu'il ne fallait pas trop bouleverser le système méthodique suivi depuis si longtemps par l'Europe lettrée ; réunir plusieurs séries en une seule, en adoptant l'ordre chronologique ; en créer de nouvelles en rapport avec les progrès actuels, le tout d'une manière claire et rationnelle. (...)"
M. Claudin poursuit en dénonçant les erreurs de classifications du passé et en expliquant que c'est justement dans ce catalogue qu'il essaye de mettre en pratique pour la première fois ce nouveau système de classement.
M. Claudin était un grand homme du livre. Homme de grand esprit de synthèse et d'une ouverture totale aux idées des autres, il a donné ses lettres de noblesse à une "belle et bonne bibliographie" comme savent l'apprécier bon nombre de bibliophiles, d'hier et d'aujourd'hui.
Merci M. Claudin.
Bonne journée,
Bertrand
"Les sciences progressent tous les jours ; en bibliographie on fait constamment des découvertes. Il n'est pas d'année qu'on n'enregistre maint volume qui avait échappé jusqu'alors aux recherches de tous les bibliographes, voire même du savant M. Brunet. "Inconnu à Brunet", telle est la locution sacramentelle qui est journellement employée, quelquefois avec raison, souvent à tort, par des bibliographes mal avisés. Mais le système bibliographique actuel lui-même est-il en rapport avec les nouvelles exigences et les progrès de la bibliographie et de la civilisation ? Nous ne le pensons pas.
Bibliographie et civilisation, cela ne va guère ensemble, me dira-t-on. Je vois d'ici le premier venu qui me répond : "Une bibliographie, mais c'est un monomane qui ramasse des vieux bouquins : c'est un original, un misanthrope, un hypocondriaque, que sais-je encore ! lui, s'occuper des progrès de la civilisation, allons donc ! l'elzevier à la faute que possède son voisin est l'objet de sa convoitise, là tendent tous ses désirs, toutes ses pensées ; tout ce qui se passe dans le monde lui est indifférent ; c'est l'homme arriéré par excellence, ennemi du progrès." - Détrompez-vous.
La bibliographie, c'est la clé des sciences, la science des sciences ; elle montre au travailleur de la république des lettres les sources où il doit puiser, lui indique les matériaux intellectuels dont il doit se servir, lui met en main les lumières qui doivent le guider dans ses recherches et éclairer d'un jour nouveau les connaissances humaines dans la branche qu'il poursuit et qu'il désire approfondir ; lui fait toucher du doigt de la pensée les travaux souvent inconnus de ceux qui l'ont précédé dans la même voie : en un mot, le met en contact avec les intelligences du passé.
C'est à l'homme intelligent à démêler la vérité au milieu de ce chaos apparent d'opinions diverses ; à les condenser, les coordonner en un faisceau rationnel et lumineux : du choc des idées jaillit la lumière !
Que de faits inconnus, peu importants en apparence, laissés à dessein dans l'ombre par l'histoire officielle, sont tout à coup, après le sommeil des siècles, produits et mis en avant par les recherches de la bibliographie, et viennent projeter un jour nouveau sur une question importante et mal comprise jusqu'ici !
C'est une belle et noble science que la bibliographie, aride en apparence : plus habet in recessu quam in fronte promittit, comme disait Quintilien (Institut. orat.) de l'étude des langues ; elle n'a plus de charme au fond qu'elle n'en promet au premier abord ; mais c'est une science difficile, il lui faut une étude constante de tous les jours, de tous les instants : vita brevis, ars longa.
Oui, c'est une belle et noble tâche que celle d'un bibliographe qui sait expliquer sa science d'une manière claire aux yeux de tous, qui sait grouper méthodiquement les travaux de la pensée humaine et les rendre accessibles et palpables à tous en leur disant : "Venez, voyez, consultez ; voici ce qui a été fait, pensé et dit sur tel ou tel sujet. Lisez, méditez, discutez ; vous écrirez après." Un tel homme, c'est l'homme du progrès, le pionnier de l'intelligence.
Nous nous demandions tout à l'heure si le système bibliographique dit méthodique avait progressé. Nous avons répondu négativement. Doit-il progresser ? Nous répondrons hardiment : Oui.
Avant nous, plusieurs bibliographes ont émis divers systèmes nouveaux de classement : beaucoup étaient absurdes, peu étaient bons. L'infatigable M. Brunet, notre maître à tous, avait suivi le système de Gabriel Martin, avec ses masses de divisions et de subdivisions disposées comme les cases d'un échiquier, se contentant d'ajouter de nouvelles séries ; système fort savant, mais trop compliqué, ne pouvant s'appliquer qu'à une bibliothèque immense. L'érudit M. Merlin, l'un des premiers, en signala les inconvénients, et créa un nouvel ordre bibliographique, fort rationnel sans doute, mais trop philosophique, système suivi encore par son successeur, l'honorable M. Delion. Tout récemment encore, un homme de lettres, un instant bibliopole, M. Ach. Genty, imagina un système chronologique très-ingénieux, mais exigeant des connaissances beaucoup trop spéciales, et, disons-le aussi, il n'y avait pas assez d'ordre dans la classification de ses séries, parfois assez confuses.
N'y aurait-il pas moyen de consilier les trois systèmes entre eux, c'est à dire conserver les divisions générales de M. Brunet, en prenant ce qu'il y a de bon dans le système de M. Merlin, et en tenant compte aussi de l'essai chronologique de M. Genty ?
Nous avons pensé que c'était chose possible ; qu'il ne fallait pas trop bouleverser le système méthodique suivi depuis si longtemps par l'Europe lettrée ; réunir plusieurs séries en une seule, en adoptant l'ordre chronologique ; en créer de nouvelles en rapport avec les progrès actuels, le tout d'une manière claire et rationnelle. (...)"
M. Claudin poursuit en dénonçant les erreurs de classifications du passé et en expliquant que c'est justement dans ce catalogue qu'il essaye de mettre en pratique pour la première fois ce nouveau système de classement.
M. Claudin était un grand homme du livre. Homme de grand esprit de synthèse et d'une ouverture totale aux idées des autres, il a donné ses lettres de noblesse à une "belle et bonne bibliographie" comme savent l'apprécier bon nombre de bibliophiles, d'hier et d'aujourd'hui.
Merci M. Claudin.
Bonne journée,
Bertrand