vendredi 26 novembre 2010

Cy est le Rommant de la Rose, où tout l’art d’amour est enclose.




Fig 1 Le titre de l’édition de Poncet Lepreux. « On le vend à Paris, à l’enseigne du loup ».Sous le titre, un bois, qui n’est pas la marque de Lepreux, montre l’Amant, entré dans le jardin clos pour cueillir le bouton de rose.


Au vingtième an de mon âge,
Au temps où l'amour prend le péage
Des jeunes gens, j'étais couché
Une nuit, selon ma coutume,
Et je dormais profondément ;
En mon sommeil, je vis un songe
Vraiment très beau et très plaisant.
Or de ce songe il n'y eu rien
Qui en tout ne soit advenu
Comme le songe le contait.
Je veux ce songe mettre en vers,
Pour vous réjouir le cœur,
Car amour m'en prie et le commande ;
Et si l'un ou l'une demande
Comment je veux que ce roman
Que je commence soit nommé,
Voici le Roman de la Rose
Où l'art d'Amour est tout enclose.

C’est ainsi que débute le roman, dans une transcription moderne plus facile à comprendre que l’ancienne, mais bien moins poétique ; je vous invite à la comparer avec l’original :

Sur le Vingtiesme an de mon eage
Au poinct qu’Amours prent le peage
Des jeunes gens, couchez m’allaye
D’une nuict comme je soulais
Et de fait dormir me convint…


Fig 2 L’exposition du projet désignant le titre de l’œuvre comme l’avait voulu Guillaume de Lorris.



Fig 3 l’exposition Morale de Clément Marot

L’ouvrage (nous dit Marot, auteur de la préface) « qui par longtemps devant cette moderne saison a été de tous gens d’esprit estimé, que bien là daigne chacun voir et tenir au plus haut anglet de sa librairie». Autrement dit, en termes d’aujourd’hui, ce bouquin est digne de figurer en tête de gondole dans vos bibliothèques !

Ce monument de la littérature médiévale, écrit par Guillaume de Lorris et Jean de Meun, eut un succès populaire extraordinaire, nous en avons conservé plus de 300 manuscrits. Pas étonnant, il traite d’un sujet éternel : le désir et la quête de l’être aimé.


Fig 4 Jalousie moulte doucement tenta Bel Accueil comme amant.


Il est en réalité composé de deux parties bien distinctes : Dans les 4058 premiers vers écrits par Guillaume de Lorris en 1236, nous suivons le narrateur dans son rêve, au cours duquel il tombe amoureux d'une rose, protégée dans un jardin clos. Le bouton de la rose, qui ne doit pas être cueilli, est protégé et défendu en tant qu'objet le plus précieux qui soit dans la hiérarchie des vertus féminines. Guillaume de Lorris décrit les souffrances et les désirs de l'Amant et ses efforts constants mais vains pour conquérir le cœur et le corps de la jeune pucelle.

Roman des conventions courtoises par excellence, l’Amant doit affronter les forces sexuelles personnifiées par des allégories appelées Bel Accueil, Vénus, Largesse et Pitié d'une part, et leurs contreparties morales évoquées par la modestie virginale et la chasteté d'autre part, dont font partie Danger, Honte, Peur, Jalousie et Malebouche….


Fig 5 Description de l’avarice, « orde, sale, laide et pelée ». Moi, j’trouve que le graveur lui a donné une jolie frimousse !


Mais le texte de Lorris s'interrompt assez brusquement sur une scène où Jalousie tient enfermé la Rose dans une tour afin de la protéger des avances de l'Amant. Le poème reste inachevé pendant environ 40 ans jusqu'à ce qu'en 1275, Jean Chopinel, dit Jean de Meun, homme de lettres érudit, y ajoute 17 722 vers !


Fig 6 Passage où Jean de Meun reprend la main : « Si après trespassa Guillaume de Lorris Et n’en fit plus pseaume, mais après plus de quarante ans, porsit (poursuivit ?) Chopinel ce rommant. »


Avec Jean de Meun, le débat est moins terre à terre et l’intrigue de plus en plus difficile à suivre…Le ton passe du courtois au philosophique, reflétant ainsi les intérêts académiques de cette fin du treizième siècle. Bien que Jean de Meun continue la narration de la quête amoureuse du protagoniste, le récit est constamment interrompu par un flot de digressions, tantôt encore très scolastiques, tantôt humanistes, voire ésotériques, sur l’amour et l’amitié, le caractère arbitraire du destin, des questions d’ordre politique, etc. L'intrigue principale n'est rappelée que de temps à autre et le lecteur doit attendre la toute fin du texte pour retourner à la narration où la Rose embrasse son destin final et est déflorée : après avoir attaqué maintes fois la forteresse érigée par Jalousie, l'Amant cueille enfin le bouton de la Rose. Happy end !


Fig 7 Le folio a1, dont l’illustration donne d’emblée une idée de l’entreprise. Si vous n’aimez pas connaitre la fin d’un roman en entamant la lecture, c’est raté !




Fig 8 Le vaillant prêtre Genius prêche et leur fait entendre tout ce que Dame Nature veulx tendre … En d’autres temps ce roman aurait pu être censuré !


L’humaine condition apparait sous la plume de Jean de Meun avec des accents très villoniens.

« Les princes ne méritent pas
Qu'un astre annonce leur trépas
Plutôt que la mort d'un autre homme :
Leur corps ne vaut pas une pomme
De plus qu'un corps de charretier,
Qu'un corps de clerc ou d'écuyer.
Je les fais pareillement nus,
Forts ou faibles, gros ou menus,
Tous égaux sans exception
Par leur humaine condition »

L’exemplaire est ici imprimé par Pierre Vidoue, au nom de Poncet Lepreux (1481 – 1558 ?), libraire-juré, bourgeois de Paris (1522-1550), qui mutualisait les risques de l’édition en s’associant fréquemment avec d’autres libraires ou imprimeurs : Galliot du Pré ; Charlotte Guillard et Jean de Roigny pour une édition de Denys le Chartreux de 1539 ; ou encore Ambroise Girault, Jean Macé, Jean Petit, Pierre Regnault, etc. Ses commandes le menaient parfois à distribuer la production d’imprimeurs de province, comme pour la Thoison d’or réalisée à Troyes, en 1530, par Nicolas le Rouge.

Poncet Lepreux (ou Le Preux) eut une carrière plutôt longue puisqu’on trouve trace de son activité entre 1507 et 1558, avant que ses fils, Jean et François ne reprennent le flambeau, en faisant du colportage et ne s’installent à Lausanne. Il avait pour adresse la rue Saint Jacques, devant les Mathurins, à l’enseigne du loup, et sa marque, que l’on retrouve sur certaines reliures, associait le loup qui emporte l’agneau se désaltérant dans le courant d’une onde pure …(2)

Il échangea, en 1535, des terres au Vaux de Cernay contre deux sixième de la maison du loup, appartenant à Catherine Picart, femme de Martin Vignereux, boucher qui se réservent l’étal à boucher et l’arrière boutique. La maison est habitée par Nicolas du Chesne, savetier, et un ouvroir est occupé par Thomas, enlumineur. On a du mal à imaginer ce capharnaüm où les côtelettes de veau, l’enluminure et le Roman de la Rose se partageait l’espace !

L’édition de 1537-38 est la dernière des éditions qualifiées de « early editions » par Bourdillon et la dernière production du XVIe siècle. Elle contient la recension de Clément Marot (recension IV) et fut partagée entre pas moins de dix libraires différents ! (3). C’est en fait la reproduction presque à l’identique de l’édition in octavo Q (de Galliot du Pré, 1529), ligne par ligne, erreurs comprises, à ceci près que le format est un peu plus grand et que le type est gothique et non roman. (4)

Il faudra attendre l’année 1735 pour voir l’ouvrage réédité : la mode du roman courtois était passée….snif.

Bonne Journée
Textor

Notes :

(1) De nombreuses études ont été consacrées à ce roman. Voir par exemple, pour les questions iconographiques: « The early editions of the Roman de la Rose », par Francis William Bourdillon ; Chiswick press, 1906.
(2) Voir l’exposition de la BNF «Les Reliures à travers les âges » qui présentait une reliure très rare de Poncet le Preux avec son loup et l'agneau dans un décor doré à cuir de deux couleurs.
(3) Ces libraires sont : J. St Denys, J. Longis, J.Morin, Les Angeliers, J.André, J. Massé (Macé), Fr. Regnault, G. Le Bret, P.Vidoue, et Poncet Lepreux.
(4) Imprimée en lettres gothiques, trente lignes d’une seule colonne à pleine page, 412 feuillets dont 8 non chiffrés, contenant le titre, le prologue et la table, le dernier feuillet blanc, la marque de l’imprimeur au verso. 25 erreurs de pagination dont 13 figuraient déjà dans l’édition précédente In-8 de 1531. Signature : 23 minuscules dont Lz pour k et 23 capitales, puis aa,bb,cc. 49 bois en tête de chapitre dont 26 différents (env. 550 x 410 mm).
(5) Ces bois sont des copies plus simples de ceux de la jolie série de l’édition Q. Toutefois 6 d’entre eux, dont la Galère, utilisée sur la page de titre sont absent.

jeudi 25 novembre 2010

Le XXIVe salon du livre ancien de Redon.


On l’attendait avec impatience depuis plusieurs mois, c’est le Must incontournable qui fait courir tous les bibliophiles du Grand Ouest ! Le Salon de Redon. Pour l’occasion, la Vilaine est sortie de son lit …

Textor, correspondant permanent du Chicago Star, du Petit bleu des Côtes d’Armor et du Bibliomane Moderne a couvert l’évènement.

Cette année le thème était la Montagne, mais il était plus prudent de s’intéresser aux Alpes Mancelles pour trouver son bonheur.

Ce salon a toujours été de bonne tenue, vous ne pourrez pas y acquérir le bois original de l’herbe à éternuer du Mathiole, mais il est néanmoins possible de repartir la besace pleine.

Tropisme oblige, j’ai remarqué quelques XVIe, fort sympathiques. Un Lemaire des Belges de 1543, un Tite Live en maroquin aux armes, la seconde édition de la traduction française du Pline. Un Vegète, joliment illustré de gravures fin 16ème qui reprennent, en les interprétant, l’iconographie du Guillaume du Choul.

Mais il y a de quoi contenter tous les amateurs de toutes les époques. En vrac : Des cartes anciennes, des gravures, une édition originale du code civil, le … de Rahir, un La bruyère immense de marge, un Octave Uzanne en E.O., imprimé à Dijon, …

Les Métiers du Livre étaient aussi dignement représentés, une relieure et une restaurateure, et pas n’importe laquelle, la plus célèbre entre Nantes et Saint Malo. Pour la restauration, école de Sablé ou école de Paris ? C'est-à-dire, faut-il que la réparation soit visible, pour ne pas tricher sur la qualité de l’ouvrage, ou bien faut-il qu’elle soit invisible pour retrouver l’esthétique d’origine ? Les discussions avec les experts, tel M. Seguineau, vont bon train…. Je préfère un juste milieu : discrètement visible.

Trop tôt à l’heure où j’écris pour dire si ce 24ème cru sera un succès, mais les habitués sont toujours là, c’est un signe.

Merci au Rotary Club pour l’organisation toujours excellente et pour la gentillesse de ses hôtesses.

Bonne journée,
Textor


Fig 1 La foule se presse à l’entrée du Salon organisé, comme chaque année, par le Rotary Club de Redon. (là, il était encore un peu tôt)



Fig. 2 Un libraire dont la mine réjouie indique clairement qu’il a vendu un livre au Textor.



Fig 3 Delphine, la Relieure la plus compétente de l’Ouest, mélange ses potions et ses filtres dans la meilleure tradition bretonne pour faire revivre, comme par magie, les cuirs précieux.



Fig 4 Un stand bien achalandé.



Fig 5 Les beaux maroquins d’une libraire nantaise.

jeudi 11 novembre 2010

Courrier des lecteurs : Une histoire de filigrane du papier sur une édition de 1534.



Monsieur,

Je suis tombé sur votre blog fort intéressant ce jour, faisant une recherche sur l’origine d’un papier. Je possède une édition d’un livre nommé « Kriegsordnung new gemacht » de Michael Ott von Aechterdingen. Imprimé à Simmern en 1534 par Hieronymus Rodler le papier comporte un filigrane dont j’ignore la provenance. Il me manque encore quelques connaissances dans ce domaine et j’aimerais avant de le restaurer en savoir davantage. Je vous l’envoie en pièce jointe ainsi que le bois gravé qui orne la première page, vous remerciant par avance d’y jeter un coup d’œil.


En vous remerciant de votre réponse et vous félicitant pour votre travail,

Cordialement,
P.F.

mardi 9 novembre 2010

Pietro Bembo, cardinal, poète, bibliothécaire, et fidèle collaborateur d’Alde Manuce.


Mon petit billet sur Alde Manuce, le Prince des imprimeurs, ayant suscité un intérêt certain auprès des lecteurs de ce blog (Pas moins de 45 commentaires à ce jour à propos de cette fameuse ancre aldine !), il m’est paru naturel de surfer sur la vague du succès et d’enchainer sur une autre impression aldine, qui remplit bien toutes les conditions de la plus grande rareté : pas d’ancre, pas d’adresse aldine, rien !

Il s’agit des Lettres Familières (1) de Pietro Bembo, ouvrage paru en 1552, cinq ans après la mort du Cardinal, à l’adresse de Gualtero Scotto. Ce personnage haut en couleur, amant de Lucrèce Borgia, poète à ses heures, correspondit avec toute l’Europe, avec les têtes couronnées comme avec les lettrés de son époque : Érasme, Guillaume Budé, Thomas More, Philippe Beroalde… L’inventeur de l’ancre aldine, c’est lui !


Fig 1 Vélin doré à recouvrement, double encadrement de filets, médaillon central à entrelacs, dos lisse orné de fleurons et roulettes, recouvrant les Epistolarum Familiarium libri VI.



Fig 2 Page de Titre de cette impression Aldine


Cette impression est généralement attribuée aux presses Aldines bien que le colophon mentionne ex officina Gualteri Scotti, Venetiis MDLII mense Maio. De fait, l’édition d’un autre ouvrage de Bembo, l’Histoire de Venise, publiée en 1551 (que j’ai récemment raté dans une vente, Grr …) est à la même marque de Mars et de Mercure et porte l’adresse « Apud Aldi Filios ».

Chose amusante, je ne sais pas si le fait est courant, l’ouvrage débute par un avertissement aux imprimeurs et aux libraires qui nous donne la liste de tous les privilèges dont il a bénéficié, et non des moindres : celui du Pape Paul III, d’abord, puis celui de Charles Quint, Empereur, d’Henri II, roi de France, de Cosme de Medicis, 2e duc de Florence, d’Hercule d’Este, duc de Ferrare, de François de Gonzague, duc de Mantoue. Les privilèges des trois premiers cités suivent l’avertissement les uns derrière les autres, en latin, sauf celui d’Henri II, en français. Cela fait de cet ouvrage le plus privilégié de ma Bibliothèque, il ne faudrait pas s’aventurer à le contrefaire !


Fig 3 Avis aux imprimeurs et aux libraires



Fig 4 Privilège du Pape Paul III


Fig 5 Privilège de Charles Quint



Fig 6 Privilège d’Henri II


Né à Venise, en 1470, d’une famille patricienne, Pietro Bembo fut l’élève de Lascaris, à Messine. Son père, qui avait fait restaurer à ses frais le tombeau de Dante à Ravenne, l’éleva dans le culte des lettres et de la poésie, particulièrement de la langue toscane, préférée au dialecte vénitien.. Il devint le secrétaire pour les lettres latines du Pape Léon X, lequel lui accorda de riches bénéfices, qui lui permirent d’être un protecteur des Arts et un grand collectionneur d’antiquités, notamment de médailles antiques. On voit son portrait par Raphael et plusieurs autres par Titien.

Cet ouvrage en deux parties regroupe les lettres officielles écrites alors qu’il était secrétaire du Pape Léon X, déjà publiées plusieurs fois auparavant (e.o. Venise 1515 et 1535), et, pour la première fois, les lettres familières, divisées en 6 livres, dont la période de rédaction s’étend d’avril 1492 à avril 1546.


Fig 7 Le premier livre des Lettres Familières. Impression soignée, en caractères italiques, ornée de jolies lettrines historiées.


Ces lettres, très vivantes, ne manquent pas d’intérêt pour suivre l’histoire du microcosme culturel de cette première moitié du XVIème siècle. L’ami Bembo en écrivait beaucoup. On en a conservé 2600. Elles sont souvent écrites depuis sa maison de campagne de Padoue, où il s’est retiré en 1521 ; Il y est question de la pluie et du beau temps, d’un orage à Rome, d’un crachin à Padoue, des récoltes qui sont moins bonnes cette année, des menus évènements domestiques, et surtout des amis qu’il reçoit souvent.

Il a correspondu avec les plus grands humanistes. Erasme aurait rencontré Bembo à Rome en 1507, selon certaines sources (Karoll Kidwell), mais d’autres disent qu’il ne l’aurait jamais rencontré, ni pendant son séjour en Italie ni après ! (J.C. Margolin). Quoiqu’il en soit, l’édition des Lettres Familières présente plusieurs échanges épistolaires, et Erasme parle de lui dans ses Adages (Adage 1001, Festina Lente) :

« … Alde Manuce m’avait donné à voir l’une d’entre elles, une médaille d’argent dont la gravure ancienne est manifestement romaine, et dont il disait qu’elle lui avait été donné par Pietro Bembo, un jeune patricien de Venise, savant de premier plan, et l’un des explorateurs les plus zélés de la littérature antique sous toutes ses formes. La gravure de la médaille se présentait ainsi : d’un côté elle portait l’effigie de Titus Vespasien, accompagnée d’une inscription, de l’autre une ancre avec un dauphin enroulé en son milieu comme autour d’un pivot. Cette image symbolique n’avait pas d’autre explication que la formule de César Auguste, hâte-toi lentement». Dans les lettres qu’il lui envoie en 1529, Erasme signe : « Erasme de Rott. Très profond admirateur de tes vertus. ». Il dit également le plus grand bien de lui dans le Cicéronien.


Fig 8 Une lettre de Pietro Bembo à Erasme de Rotterdam, datée de 1535.


Bembo et Alde Manuce ont été en étroite collaboration dès l’installation de l’imprimerie Aldine. En 1495, Alde publie son dialogue latin sur l’Etna (De Aetna), histoire d’une ascension en même temps que d’un échange entre Bembo père et Bembo fils. L’impression commandée par Bembo fut réalisée aux frais d’Alde qui le remerciait ainsi, par un ouvrage en latin, de la collaboration apportée par son ami au programme des publications en grec et tout particulièrement pour l’apport du manuscrit de la grammaire de Lascaris.

Ce caractère romain, profondément renouvelé par Griffo, devint le signe de reconnaissance des humanistes militants. Il était imité de l’écriture caroline, confondue avec celles des Anciens par les humanistes florentins « qui se faisaient un point d’honneur de pratiquer l’authentique écriture latine et non l’écriture anguleuse et surchargée du Moyen Age tardif, coupable à leurs yeux d’avoir été celle des barbares « gothiques » qui avait détruit la Rome antique objet de toutes leurs affections. » (Lowry, p. 145).


Fig 9 Plat inférieur



Fig 10 Tranche ciselée


Bembo joua un rôle considérable auprès d’Alde. Il lui proposa, comme le dit Erasme, l’ancre au dauphin comme marque typographique, il travailla sur le Canzoniere de Pétrarque, publié par Alde en1501 et le Terce Rime (La Divine Comédie) de Dante (1502), deux éditions novatrices du fait du travail philologique réalisé par Bembo et qui marqueront longtemps l’écriture littéraire. Il renouvela l’usage de la ponctuation. Il écrivit l’une des plus anciennes grammaires italiennes et publia chez Alde Gli Asolani, dialogues sur l’Amour, dédiés à Lucrèce Borgia.

Curieusement, aucunes lettres entre Bembo et Alde ne sont reproduites dans l’édition de 1552. Dommage.

Parmi ses nombreuses occupation, Bembo, historiographe de la Sérénissime, avait accepté la charge de conservateur de la bibliothèque de Saint Marc. A l’occasion, il faisait admirer à ses amis bibliophiles les belles reliures du Doge et les précieux grimoires…Côtoyer Alde Manuce et finir bibliothécaire de Saint Marc, quelle vie rêvée !

Bonne journée
Textor


Fig 11 Le dos orné du Bembo.


(1) Collation : 398 p., 1 f. (blanc) ; 544-[32] p. – 26 cahiers signés *8, A-Z8,, Aa-Bb8 ; 36 cahiers signés AA-ZZ, AAA-NNN8 ; caractères italiques, lettres ornées, titres courants. Index aureliensis, n° 116.425 – Poésies italiennes de la Renaissance, 111, n° 47. De la bibliothèque Hans Fürstenberg (14 déc. 1970, n° 17).

mardi 2 novembre 2010

Appréciez-vous les impressions aldines ?


Les éditions aldines ont la cote auprès des bibliophiles, malgré leur aspect très sage, voire sévère, souvent rhabillées au XIXe siècle d’un maroquin à déprimer un janséniste. Pourtant ces livres de petit format n’étaient pas conçus comme des ouvrages de luxe mais plutôt comme les premiers « livres de poche » de l’histoire. Peu onéreux, produits en grand nombre, ils étaient plus destinés aux étudiants et aux érudits désargentés qu’aux têtes couronnées.

Tout a été dit sur Alde, rigoureux, visionnaire, doté d’un sens commercial indéniable, il réussit en une petite vingtaine d’années à publier la plupart des œuvres majeures de l’Antiquité classique, dans des versions expurgées des scories de copistes ignorants.

Fig 1 Portrait de Theobaldo Manucci, alias Aldus Manutius. Marque d’imprimeur de son fils Paulo, dit Alde le jeune, et seul portait connu d’Alde le Vieux.


Alde naquit à Bassiano dans les Marais Pontins en 1450. Après avoir achevé ses études latines à Rome où enseignaient ses premiers maîtres Gaspar de Vérone et Dominizio Calderino, il suivit à Ferrare les leçons du célèbre professeur de grec Baptiste Guarini et fut un temps le précepteur des neveux de son ami Pic de la Mirandole.

Mais c’est à Venise, carrefour entre l’Orient et l’Occident, qu’il s’installa vers 1490 et y conçut son projet éditorial dédié à la publication systématique de tous les ouvrages connus des auteurs grecs et latins. Il s’assura le soutien d’Andrea Torresani, l’un des éditeurs vénitiens les plus célèbres depuis les années 1480 et dont il épousera la fille en 1500. L’impression d’œuvres en caractères grecs était la bête noire des imprimeurs, compte tenu du nombre important de types nécessaires. Il fallait de gros moyens financiers, mais Alde avait convaincu les banquiers de miser sur lui.

Il parvint aussi à s’entourer d’un comité éditorial impressionnant, réunissant l’élite intellectuelle du temps : Pietro Bembo, qui contribua à l’édition du Pétrarque et du Dante de 1502, Giorgio Valla ; l’anglais Thomas Linacre qui participa à l’un des rares textes purement scientifiques d’Alde imprimé en 1499 ; Erasme qu’Alde hébergera et dont il publiera les Adages ; mais aussi le poète Andrea Navagero qui travailla sur les éditions aldines de Lucrèce et Ovide (1516) et encore Lorenzo Maioli, Niccolo Leoniceno, Girolamo Aleandro ou Jean Lascaris.

Chaque mois, les presses aldines publiaient un volume imprimé à mille exemplaires comme le précise la préface de l’Euripide de 1503. (Ce qui était important pour l’époque) Toutes les opérations de fabrication du livre étaient réalisées dans les ateliers d’Alde Manuce. Il fabriquait lui-même son encre et reliait les livres qu’il vendait, pas de sous-traitance !

Fig 2 Reliure estampée avec la figure de la Justice sur une édition Aldine de Justin, 1522. Ce n’est pas la reliure d’origine (puisqu’elle est datée de 1565 !) et elle n’est pas de type aldine, mais plutôt allemande.(1)


Fig 3 Plat inférieur : Lucrèce se portant un coup de poignard.


Fig 4 Page de titre de la première édition aldine des histoires philippiques de Trogue Pompée résumées par Justin. La marque à l’ancre aldine est apparue pour la première fois sur certains exemplaires du Dante de 1502.


Ce qui frappe en admirant une impression aldine, c’est l’esthétique épurée de la mise en page, débarrassée des gloses des commentateurs qui enserraient jusqu’alors les textes classiques. Les caractères sont très lisibles. Son type grec, un peu grêle, avec de trop nombreuses ligatures, était basé sur l’écriture tarabiscotée de son principal assistant pour le grec, Marc Musurus de Crète. Une forte communauté byzantine s’était installée à Venise, après la prise de Constantinople par les Turcs, et Alde y recrutait ses experts pour le grec. Son romain, finement dessiné avec pleins et déliés par le génial calligraphe Francesco de Bologne, dit Griffo est une amélioration du type de Jenson. Il fut utilisé pour la première fois pour le De Ætna de Pietro Bembo, c’est le chef d’œuvre inégalé de la typographie. Enfin la cursive aldine, la grande révolution d’Alde, apparue pour la première fois dans le Virgile de 1501, était, à l’origine, une simple astuce technique pour gagner de la place et réduire les couts de fabrication du livre ; elle connaitra le succès que l’on sait, aidé par la légende qui veut que sa graphie imiterait l’écriture de Pétrarque.

Fig 5 l’histoire de Probus (Cornelius Nepo) qui suit le Justin dans l’édition de 1522, bel exemple d’italique aldine.


Le succès commercial ayant été immédiat, (2) les concurrents d’Alde voulurent produire des livres similaires. Le privilège du Sénat de Venise protégeait les productions aldines, sur le territoire de la République. Les contrefacteurs, souvent piémontais mais associés à des libraires vénitiens, produisaient à Lyon des ouvrages identiques, ligne à ligne, mais non exempt de coquilles. En 1503, Alde fut obligé de publier un placard dans lequel il mit en garde les acheteurs contre les fautes des éditions lyonnaises !

C’est effectivement l’autre grand intérêt des éditions aldines : le travail philologique qui fut réalisé sur les manuscrits utilisés par Alde. Un petit nombre de manuscrits très anciens (IVe-Ve s.), dont les palimpsestes, avaient été conservés ; Des copies multiples avaient été réalisées dans les scriptorium ; Les changements de système d'écriture ont causé de multiples erreurs, qui ont appelé des corrections abusives. Ainsi, à l'époque de Charlemagne, sur l'ordre de l'empereur et d'Alcuin, parallèlement à la généralisation de l'écriture caroline, on essaya de restaurer les textes anciens dans leur pureté originale, mais l'ignorance des clercs entrainèrent de nouvelles erreurs.
C’est tout le talent d’Alde et des humanistes de son époque d’avoir réalisé des éditions bien plus correctes que les précédentes, à partir des manuscrits qu'ils avaient à leur disposition, corrigés par des conjectures personnelles plus ou moins heureuses ; ces éditions princeps sont devenues des vulgates et ont servi de base à tous les essais critiques postérieurs.

Bertrand qui exerce un contrôle tatillon sur la rédaction de mes articles m’a dit : Présente Alde si tu veux, mais pas de grecs ni de latins, des gaulois uniquement, des gaulois !

Alesia Jacta est ! Répondis-je (Bertrand jette toujours le sort très haut). Il faut donc que je trouve des exemples d’impression aldine d’auteurs gaulois…

Voyons, ce que j’ai sur l’étagère, en matière d’édition aldine gauloise … ha oui, …Trogue Pompée, un Voconce très exactement. Les histoires philippiques de Trogue Pompée, réduit en résumé par un certain Justin dont on ne sait justement pas grand-chose.

Trogue Pompée avait écrit, sans doute sous le règne de Tibère, une histoire universelle en quarante-quatre livres qui ne nous est connue que par des résumés sommaires : les Prologues, ainsi que par un Abrégé, attribué par une partie de la tradition manuscrite à M. Iunian(i)us Iustinus (3)

Le texte intégral de Trogue Pompée était peut-être encore consultable au Ve siècle, on en a deux citations de Servius et deux de Priscien qui ne se retrouvent pas dans Justin.

Humanistes et érudits ont longtemps espéré retrouver le texte complet de Trogue Pompée. Ainsi, Jean-Albert Fabricius écrit qu'Alde Manuce croyait à l'existence d'un manuscrit complet des Histoires dans la bibliothèque de Marquardus Gudius, et qu'il se réjouissait à l'avance de pouvoir l'éditer, et rappelle que Wagenseilius raconte comment il a sauté de joie en découvrant à la bibliothèque de l'Escorial un gros manuscrit inscrit au nom de Trogue Pompée, mais quand il l'a ouvert, ce n'était que Justin ! (4)

La première édition du Justin ne parut qu’en 1522, après la disparition du vieil Alde, elle fut éditée par son associé, Andrea d’Asola avec la collaboration de son fils, François d’Asola, comme l’indique le prologue. C’est la première édition aldine, Édition fort rare, et bien plus correcte que toutes les précédentes du quinzième siècle et du commencement du seizième nous dit Renouard. Comparer la page de cette édition avec une impression parisienne antérieure, par exemple celle publiée chez Jehan Olivier en 1519, suffit à démontrer le modernisme d’Alde sur ses contemporains et la rupture avec leur typographie archaïsante.

Fig 6 Le Justin d’Alde, livre I.


Fig 7 Justin, L’histoire de Trogue Pompée, impression parisienne par Jehan Olivier, 1519. Il s’agit du seul exemplaire connu à cette adresse après la destruction de l’exemplaire de Tours décrit par Renouard.


Fig 8 Une page du Justin de Jehan Olivier, livre I.


C’est en Angleterre et en France, à la fin du XVIIIe siècle, que le goût pour les éditions aldines semble s’être renouvelé. La dispersion de l’ordre des jésuites offrit aux amateurs l’occasion d’en acquérir. Le cardinal de Brienne fit imprimer à Pise en 1790 le catalogue de sa collection: Serie dell’ edizione Aldine. Elle fut acquise en bloc par Antoine-Augustin Renouard. Il sut mettre à profit les fabuleuses ventes révolutionnaires pour acquérir ou collationner un nombre considérable d’exemplaires et publia par trois fois, en 1804, 1825 et 1834, ses Annales de l’Imprimerie des Alde qui font encore autorité aujourd’hui. (Au moins jusqu’avant cet article ! :))

Bonne Journée
Textor

Fig 9 L’ancre Aldine.


(1) Pour voir des reliures typiquement aldines voir l’article d’ Hugues, ici. http://bibliophilie.blogspot.com/2008/03/la-reliure-aldine.html

(2) Le succès commercial d’Alde Manuce est contesté par certaines sources qui disent que son Songe de Polyphile se vendit mal, et qu’il dut interrompre le rythme de ses productions, vers la fin de sa vie, à la suite de difficultés financières.

(3) Justin a très anciennement été identifié, à tort, avec l'apologiste chrétien Justin martyr († 165) qui écrit en grec à l'époque d'Antonin. L'identification ne repose que sur la similitude de l'un des surnoms, Cette erreur ancienne a donné lieu à une interpolation dans des manuscrits tardifs où on lit dans la préface quod ad te imperator Antonine non tamen cognoscendi causa… (voir Fig 8, 5ème ligne avant la fin du 1er §). L'interpolation et la datation qui en découlent avaient été acceptées par Jean Gérard Vossius (1577-1649), qui refusait ainsi la thèse exposée par Gualterius Burleus dans ses Vies des Philosophes, selon laquelle Justin aurait été le propre fils de Trogue Pompée.

(4) Voir les excellents commentaires de MP. Arnaud-Lindet dans la traduction de Justin sur Forum Romanum. http://www.forumromanum.org/literature/justin/english/trans18.html

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