dimanche 15 février 2009

Dialogue d'un autre temps de la bibliophilie...



Morceau d'un dessin dont je vous laisse rechercher la partie manquante...


Message tardif. Avec mille excuses pour les plus intoxiqués au message quotidien.

Le commentaire de Pierre sur la mode et les livres anciens, ceux que l'on aimaient hier et que l'on détestent aujourd'hui, ceux qui vous auraient rendus riches hier et que demain vous aurez bien du mal à vendre... Voici un morceau de dialogue d'un autre temps... pas si vieux... 1864 !
Mais tout de même assez vieux pour y sentir la patine et les trous de vers... l'esprit XIXe et ses facéties de bibliomanes affolés !

Je vous laisse apprécier.


— Vous êtes amateur et connaisseur, à ce que je vois, jeune homme, dit M. Bablin en revenant vers nous, le visage épanoui et l'œil chatoyant.

— Oh! bien modeste, monsieur Bablin ; j'aime les bons livres, voilà tout, et, comme je n'ai pas assez d'argent pour avoir une bibliothèque comme je la comprends, je préfère, lorsque j'ai un livre rare, le céder à un collectionneur de votre mérite.

— Et vous faites bien, jeune homme, s'écria le bibliomane avec exaltation ; j'espère que, lorsque vous aurez un de ces livres, vous viendrez me revoir. Vous me parliez d'une édition des Elzevier que vous possédez ; je dois vous déclarer que je n'estime que celles de Louis Elzevier Ier et de Louis Elzevier II ; les Bonaventure d'Amsterdam sont de beaucoup supérieures aux éditions de Daniel. » Bablin prit dans la bibliothèque une demi-douzaine d'in 12. « Tenez, dit-il, voici l'édition Elzévier des Mémoires de Ptilippes de Commines, imprimés à Leyde en 1648 ; c'est quelque chose de déplorable, de honteux ; mais, par exemple, voici une rareté.

— Permettez, dit Fabien en prenant le volume des mains du bibliomane : l'Héroïne mousquetaire; histoire véritable de la vie de Christine, comtesse de Meyrac ; par de Préchac (Amsterdam, 1667) Daniel Elzevier, avec la sphère.

— C'est la plus belle et la plus nette justification qui soit sortie de leurs presses !

— Avez-vous des Sambix curieux ? » demanda Fabien avec assurance.

Un éclair de triomphe illumina la face du bibliomane.

« J'ai le plus curieux de tous ! s'écria-t-il en essuyant son pince-nez sur la manche de sa robe de chambre : les Mémoires de Brantôme, édition expurgata et tirée pour Philiipe IV.

— Un Brantôme expurgé! fit Edouard au comble de l'étonnement.

— Oui, monsieur, répéta Ba blin, un Brantôme expurgé! c'est quelque chose d'incroyable, d'impossible ! Un bon quart du texte manque, et toutes les épithètes un peu libres sont supprimées ou énervées. C est tout ce que vous voudrez, excepté du Brantôme ; messieurs, je ne donnerais pas cette édition pour mille écus ! Ce Brantôme, et le Mystère du chevalier qui donne sa femme au diable, à dix personnages, représenté en 1505, et dont la Bibliothèque royale ne possède que le premier feuillet, voilà ce que je vous délie de rencontrer dans une autre bibliothèque que la mienne.

— Il y a un livre bien rare que vous n'avez sans doute pas, reprit le futur avocat avec une mystérieuse importance : l'Ordre qui a esté tenu à la nouvelle et joyeuse entrée que le roi Henri II a faite en sa bonne ville de Paris. Édition de Jacques Roffet, avec la légende du Moissonneur.

— Hélas ! dit le bibliomane consterné, je n'ai pas un seul exemplaire de cet imprimeur.

— Vous en aurez un, monsieur Bablin, je vous le promets. » Bablin laissa tomber sur le parquet les bouquins qu'il tenait dans ses bras, et voulut étreindre l'étudiant.

Edouard et moi voulûmes aider le bibliomane à ramasser ses livres ; il nous repoussa brusquement en criant d'une voix aigre : « Ne touchez pas, messieurs, ne touchez pas ; je n'ai besoin de personne. »

Fabien renouvela au bibliomane l'assurance qu'il venait de lui donner ; et, après s'être excusé de lui avoir amené aussi nombreuse société, il prit congé.

M. Bablin nous reconduisit jusqu'à la porte, et serra avec effusion la main de Fabien.

« Vous êtes un brave jeune homme, lui dit-il d'une voix émue, et vous étiez digne d'avoir assez de fortune pour être bibliophile. Au revoir. »

Dialogue extrait des Voyages littéraires sur les quais de Paris par Adolphe Charles Théodore Fontaine de Rebescq, pp. 370-371. Paris, Furne, 1864.

Bonne fin de dimanche.
Bertrand

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