vendredi 24 juillet 2009

Moult me tarde ou les bigarrures d'Estienne Tabourot dijonnois...


Estienne Tabourot
naquit à Dijon en 1549, fils de Guillaume Tabourot, avocat au parlement de Bourgogne, il fut procureur du roi au bailliage et à la chancellerie de Dijon. Les armes de la famille Tabourot étaient un tambour, autrefois appelé tabour ou tabourain. Il y joignit les mots à tous accords et c’est sous le nom de seigneur des Accords que le facétieux poète est passé à la posterité. Son œuvre la plus connue s’intitule Les bigarrures du seigneur des Accords.

Remy de Gourmont décrit cet ouvrage comme « un manuel à l’usage des poètes excentriques alors si nombreux, de ces malheureux dont la joie était de réussir une contrepèterie ou des vers rétrogrades ». Il semblerait même que ces Bigarrures soient le premier texte ou apparaît le mot contrepèterie. Selon les notes de Francis Goyet (cf. en fin d’article), l’édition princeps parut chez Jean Richer à Paris en novembre 1582, datée 1583. Le texte connut 4 versions et 5 éditions du vivant de l’auteur, toujours chez le même éditeur : 1584, 1585, 1586 et 1588 (un retirage de l’édition de 1586). Son succès de ne s’interrompra pas avec sa mort en 1590 puisque que l’on compte 19 éditions ou émissions de 1591 a 1628. Je vous présente ici l’édition de 1585, en format in-16, XVI+ 267 ff.

Mon exemplaire est malheureusement très incomplet puisqu’il me manque : le cahier signe K (feuillets 73 a 80), le cahier Y (feuillets 167 a 174), le feuillet 210 est presque entièrement déchiré et il me manque les 6 derniers feuillets. Fort heureusement, ces vilains défauts sont (presque) compensés par sa charmante reliure en peau de vieille rombière.

Reliure en vieille peau.


Page de titre.

Ce recueil est divise en 22 chapitres, traitant chacun d’une forme de jeu de langage : des rebus de Picardie, des équivoques françois, des antistrophes ou contrepèteries, des anagrammatismes ou anagrammes, des « vers lettrisez ou paranoemes », de l’écho, des vers léonins, des épitaphes, etc. L’ouvrage compte de nombreuses illustrations, j’en recense 18 pour les seuls rebus de Picardie. Le ton de l’ouvrage oscille entre grivoiserie, érudition et blasphèmes. A l’époque de la naissance de la Ligue et à l’aube de la huitième guerre de religion, la liberté d’expression est saisissante. Les nombreuses saillies anti-cléricales sont d’autant plus surprenantes que Tabourot sera en 1589 sera « promoteur commis pour la cause de la Sainte-Union » des catholiques dijonnais (après avoir longtemps refusé de chasser les protestants, la municipalité de Dijon adhéra finalement à la Ligue en 1588). Mais jugez plutôt sur pièces.

Après un premier chapitre à propos de l’invention des lettres, le Seigneur des Accords entre dans le vif du sujet avec les «Rebus de Picardie». «Ce sont peinctures de diverses choses ordinairement cognues, lesquelles proferees de suite sans article, font un certain langage.(…) Quant au surnom qu’on leur a donné de Picardie, c’est à raison de ce que les Picards sur tous les François, s’y sont infiniment pleus &delectez.»

Je reproduis ici trois «rebus de Picardie» qui valent mieux qu’un long discours:


Tabourot nous apprend que de nombreuses enseignes à Paris se présentes sous la forme de rebus : ainsi «un os, un bouc, un duc, un monde, pour dire, au bout du monde»

Le troisième chapitre traite des autres types de rebus. Ceux-ci peuvent s’écrire comme une combinaison de lettres : G.a.c.o.b.i.a.l. donne J’ai assez obéi à elle. D’autres sont subordonnés à la position des mots :

Vent vient, pire, vent.
A qui d’amour le cœur bien
.

Ce qui se transcrit par : A qui souvent d’amour souvient, le cœur soupire bien souvent.

D’autres encore mêlent mots et chiffres, je vous laisse apprécier la prose de Messer Merdachio :


Saurez-vous décrypter celui-ci, qui servit d’épitaphe aux cordeliers de Dole ? Attention il y a un mini-piège :


Le quatrième chapitre nous entretient des «Equivoques françois». Ce terme se rapporte à des phrases ou mots à double sens, ou bien encore à des jeux de mots produits par des similarités de sons dans la prononciation ou la lecture. Ainsi : «le Dieu des Medecins s’appelle Esculape, non pas de l’equivoque de ce cul hape, mais d’escu hape, pource que les Medecins pinsent volontiers.» Ce chapitre se poursuit sur les «mots coupez», quiproquos ou jeux de mots nés d’expressions raccourcies ou déformées. Par exemple, le verset du psaume In memoria aeterna erit justus peint sur une cheminée dont un angle était dans la pénombre devient: In me moria aeterna erit, ce qui signifie «En moi sera perpétuelle folie» au lieu de «La mémoire du juste vivra éternellement».

Sentant qu’il vous en tarde, je vous laisse déguster le passage sur la fameuse moutarde :

«Je viendray maintenant aux mots coupez,& commenceray par l’interpretation d’un proverbe vulgaire, pourquoy l’ondit Moustarde de Dijon, car à la verité la moustarde n’y est meilleure ny plus frequente qu’ailleurs, encor que certains larrons d’hosteliers, pour abuser le monde,& confirmer mieux ce proverbe vendent bien cher de petits barils & pains de moustarde propres à mettre dans la gibbeciere, plus pour la sensualité des curieux, que pour appetit qui y puisse estre : car pour la conglutiner il y faut entremesler de la terre grasse, &autres choses moins nettes. L’origine de ce dire donc n’a pas pris sa source de la, ains a commencé sous le Roy Charles sixiesme, en l’an 1381. lors que luy, avec Philippes le Hardy son oncle, furent au secours de Loys Comte de Flandres, beau-peredudit Duc, ou les Dijonnois, qui de tout temps ont esté tres-fideles & très affectionnez envers leurs Princes, se monstrerent si zelez, que de leur mouvement ils envoyerent mille hommes conduits par un vieil Chevalier jusques en Flandres : ce que recoignoissant ce valeureux Duc, leur donna plusieurs privileges, (…), lui donna en outre son cry (…) qui estoit, Mout me tarde. Mais comme ceste devise estoit en rouleau de la facon qu’encor aujourd’hui elle est eslevee en pierre a la porte de l’Eglise des Chartreux de Dijon, qui tire au petit cloistre du costé de Midy en ceste sorte,


Plusieurs qui la voyent, mesmes les Francois, ne prenant garde au mot de me, ou dissimulant le voir par envie, allerent dire qu’il y avoit moustarde, & que c’estoit la troupe des moustardiez de Dijon. »

Info ou Intox ? Les très-fidèles lecteurs Dijonnois pourront sans doute nous éclairer a ce sujet.

Le chapitre VIII égraine quant à lui maintes contrepèteries, aussi appelés antistrophes, sur une quinzaine de pages. Contrairement à l’usage actuel qui veut qu’on ne donne jamais la solution d’un contrepet, Tabourot les explicite juste après les avoir énoncées. Je vous livre quelques exemples, sans solution puisqu’elles sont très simples : En faisant boutons, Muer une touche, La cotte du mont, Mon cœur, Goustez cette farce, etc. La suivante est un peu plus complexe (car un peu approximative), saurez-vous la résoudre ?
Onc peureux ne fit beau fait, disoit un preneur de barils.

Tabourot extrait notamment les deux suivantes de «l’histoire veridique du grand Pantagruel : Femme folle à la Messe, est volontiers molle à la fesse et A Beaumont le Vicomte, A beau con le vi monte». Il ajoute : «Il ne fault pas scandaliser s’ils sont un peu naturalistes, car je ne scay comment il advient ordinairement & plus volontiers on se rue sur cette matiere que sur une autre ». Il conclut le chapitre savoureusement: « Il y a autres infinis jeux Damoiselets de ceste sorte, si vous les vouslez plus naisvement scavoir , addressez vous aux mieux goderonnees & attintees filles de l’eage d’entre seize & vingt ans : Car on m’a asseuré que je n’y entens rien envers elles, & qu’elles le scavent trop mieux faire que moy.»

Le chapitre IX traite des anagrammes. L’auteur nous apprend que Lycophron, dans la Grèce Antique, était fort estimé « pour ce qu’il faisoit heureusement des anagrammes ». Il trouva sur Ptolémée, Roy d’Egypte, le suivant : , c’est a dire «emmiellé ». Il poursuit : «Du temps du grand Roy François, avec les bonnes lettres, cette invention se resuscita en France, & fut trouvé sur son nom Francois de Valois, De Facon suis royal (…) et sur sa femme Alienor : La Roine. (…) estant jeune escholier au College de Bourgongne l’an 1564, je trouvay en Latin ce suyvant : Catharina e Mediceis, Henrici mei casta Dea. » Il appliqua le procédé à ses amis : Pontus de Tiard donne Tu as don d’esprit ainsi qu’à lui-même, Estienne Tabourot, et obtint : Tout en bonte seray."

Le chapitre X aborde les vers rétrogrades par lettres et par mots, ce que nous appelons aujourd’hui palindromes. Le chapitre XI a trait aux «allusions» ou «diction approchante de quelques mots», des quiproquos auditifs en quelque sorte. Il expose ici très sérieusement l’origine du mot huguenot : «De nostre temps ce mot de Huguenots, ou Hucnots s'est ainsi intronisé, quelque chose qu'ayent escrit quelques uns que ce mot vient à Gnosticis hæreticis qui luminibus extinctis sacra faciebant, selon Crinit: ou bien du Roy Hugues Capet, ou de la porte de Hugon à Tours par laquelle ils sortoient pour aller à leur presche. Lors que les pretendus Reformez implorerent l'ayde des voix des Allemans, aussi bien que de leurs armees: les Protestans estans venus parler en leur faveur, devant Monsieur le Chancelier, en grande assemblee, le premier mot que profera celuy qui portoit le propos, fut, Huc nos venimus: Et apres estant pressé d'un reuthme (rhume, NDLA) il ne peut passer outre; tellement que le second dit le mesme, Huc nos venimus, & les Courtisans presents qui n'entendoient pas telle prolation, car selon la nostre ils prononcent Houc nos venimous, estimerent que ce fussent quelques gens ainsi nommez: & depuis surnommerent ceux de la Religion pretendue reformee, Hucnos, & depuis changeant c en g, Hugnots, & avec le temps on a allongé ce mot, & dit Huguenots : & voila la vraye source du mot.» Quod erat demonstrandum.

Le chapitre suivant aborde les lettres numérales, système codé dans lequel on fait correspondre un nombre à une lettre. L’auteur cite entre autres le «renommé mathématicien» Jean Ostulsius qui démontre que le nom de Martin Luther équivaut au nombre de la bête : 666. Quid stultius est ?

Jonglant avec ironie, gauloiserie et érudition, le reste du livre se poursuit sur le même ton. Tabourot s’étend tour à tour, sur les vers rapportés, l’écho, les vers léonins, les acrostiches, les vers coupés, les vers du nez, les descriptions pathétiques, des poèmes monosyllabiques, des rimes enchaînées, etc. Il termine l’ouvrage par un florilège de savants épitaphes latins extraits de Thomas More, Aulu Gelle, Plaute, Laurent Valle, d’autres un peu plus gaulois et enfin d’autres en bourguignon. Je vous en déterre deux assez croustillants:
«En François par Clement Marot : Cy gist qui assez mal preschoit, De ces femmes tant regretté, Frère André qui les chevauchoit Comme un grand Asne debasté.»

«D’une vieille peteuse qui mourut en petant, fut fait ce vers : Uno animam crepitu Iana pepedit anus En François : Vous qui passez priez Dieu pour la Dame Qui en petant par le cul rendit l’ame. C’est une imitation de Virgile qui dit ainsi : Purpuream vomit ille animam.»

Ceci n’est qu’un aperçu en coup de vent de quelques sujets abordés dans les Bigarrures du Seigneur des Accords. Il y a évidemment beaucoup à ajouter au sujet de cette œuvre et d’Estienne Tabourot, ami de Remy Belleau, correspondant d’Estienne Pasquier, admirateur de Ronsard et Du Bellay. Les références citées à la fin de cette colonne et dans lesquelles j’ai puisé sans vergogne, vous apporteront beaucoup plus d’éléments.

Partageant le même éditeur parisien que Montaigne, certains pensent que les deux hommes se sont rencontrés. Je vous laisse imaginer leurs conversations…

A tous accords,

Denis Cracco
(a.k.a. Crane d’Occis, Ci né Accords)

Si vous voulez en savoir d’avantage sur le Seigneur des Accords, je vous recommande :

- l’edition des Bigarrures du Seigneur des Accords de 1588 reproduite en fac-simile chez Droz (1986) avec notes et variantes par Francis Goyet (en partie lisible sur google books). Les notes sont extrêmement instructives et m’ont beaucoup aidé pour cette colonne.

- Étienne Tabourot des Accords (1549-1590): étude sur sa vie et son œuvre littéraire, G. Choptrayanov (ou Soptrajanov selon la graphie), edite en 1935 a Dijon et re-edite par Slatkine en 1970.

- l’article: « Epigramme et joutes d’esprit : Estienne Tabourot » ecrit par Hope H. Glidden, Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, annee 2000, Volume 51, Issue 51-52, pp. 153-163 accessible via ce lien : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhren_0181-6799_2000_num_51_1_2385

Estienne Tabourot est également l’auteur ou a participé aux œuvres suivantes (liste non exhaustive) :

- Premier Livre de la Synathrisie alias recueil confuz, par Jean Desplanches, imprimé à Dijon en 1567 par Jean Desplanches.

- Les Touches ou Epigrammes du Seigneur des Accords, 1585, Paris, Jean Richer.

- Les Apophtegmes du Sieur Gaulard, Gentilhomme de la Franche-Comté bourguignotte, 1586, chez Jean Richer.

- Dictionnaires des rimes françoises, A Paris chez Jean Richer, 1587.

- Les Touches, 4eme et 5eme livres, Paris, Jean Richer, 1588

- Premier livre des escraignes dijonnoises, A Paris chez Jean Richer, 1588.

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