vendredi 13 février 2009

La physiologie du bibliophile moderne reste à faire...



Octave Uzanne (1851-1931), bois gravé de Félix Valloton.


Chères lectrices, chers lecteurs,

l'autre soir je devisais avec un bibliophile de l'avenir de cette "étrange passion".

La bibliophile a-t-elle un avenir ? Que seront les bibliophiles de demain ?

L'interrogation est légitime et semble perdurer à travers les siècles, sans cesse renouvelée, pour finalement, ne pas aboutir à un constat très clair et bien établi. On a beaucoup dit au début du siècle dernier, et encore au début du siècle précédent, et sans doute le disait-on du temps du gros roi René, ... ce n'était plus "comme avant" ; on peut même supposer de Richard de Bury lorsqu'il ecrivit son traité sur l'amour des livres, le Philobiblion, vers 1340, regrettait les bonheurs du temps des anciens, plus respectueux, armés de plus nobles intentions.

L'ami des livres d'hier ne serait pas l'ami des livres de demain. Que cherchera-t-il alors ? La gloire, la fortune ou l'émotion ? Comme on le sent bien depuis quelque temps, le monde est inévitablement instable, et les incertitudes d'hier et d'aujourd'hui ne seront pas les réalités de demain. En bibliophilie comme en toutes choses il faudrait bien se garder de rejeter d'un revers de la main une sans-doute inévitable "reprise de conscience" qui amènera peut-être l'hominis bibliophilius à reconsidérer ses positions d'hier.


Pour l'heure je vous laisse en compagnie du maître, O.U., bien connu ici pour ses positions biblio-modernistes, il donnait en quelques traits la physiologie de l'hominis bibliophilius modernus, en 1886. Le temps passe...

"La physiologie du bibliophile moderne serait à faire, car il ne ressemble en rien aux bibliophiles que nous ont peints Jules Janin ou l'excellent Paul Lacroix. Il ne servirait, sous aucun prétexte, à une eau-forte rembranesque ; ce n'est plus un beau vieillard à bésicles, couturé de rides, aux mains tremblantes sur le vélin des manuscrits, à la barbe fluviale, aux habits légèrement crasseux.

Le moderne bibliophile est un gentleman correct jusqu'au dandysme, qui n'attend plus pour faire éclore sa passion le nombre des années ni les désillusions mondaines. Regardez à la Société des Grands bibliophiles ou bien aux Amis des livres, vous voyez réunis en des raouts charmants une véritable légion de gens aimables, rieurs, portant la fleur de la jeunesse sur l'azur de leur toquade.

Ne cherchez pas chez ces fashionnables les goûts de nos pères ; ils ne manifesteront qu'une tendresse relative pour les elzévirs ou les incunables, et ils préféreront une édition originale de Mademoiselle de Maupin, brochée, non coupée, avec couverture intacte, au Tite-Live de Spire, au Virgile et au Martial de 1501. Les Aides et les Baskerville ne feront plus vibrer en eux la corde de l'enthousiasme ; ils vous diront que c'est vieux jeu et qu'il faut être de son temps. Parlez-leur d'une édition des Contes de La Fontaine dite des Fermiers généraux, reliée par Pasdeloup, et avec témoins, ou d'un romantique de grande marque, habillé par Thouvenin... à la bonne heure!— La mode n'est plus aux chroniques de France, aux Robert Estienne ou aux Romans de chevalerie : le XVIIIe siècle est quelque peu en baisse ; ce qu'il faut soigner, c'est le dix-neuvième. Les beaux livres de Curmer sur chine, les Perrotin, les Renduel, les Bourdin, les grands ouvrages à vignettes si magistralement gravées sur bois, voilà où est l'avenir pour la jeune école, qui a pour chapelle les Conquet et les Rouquette; voilà de quelle manière on doit préparer sa vente selon les formules du temps.


Il entre chez le bibliophile moderne un grand raffinement d'art et beaucoup de mercantilisme non déguisé. Tout livre mérite d'être, avant tout, un placement de père de famille ; il doit porter intérêt, soit qu'on l'échange, soit qu'on le fasse passer au feu des enchères. Quant à le lire, quelques-uns seulement s'y hasardent, mais la plupart craignent de porter atteinte à la virginité des marges.

Il existe, parmi les amateurs de livres de cette fin de siècle, une telle multiplicité de goûts, d'opinions, de sentiments, qu'il serait téméraire de vouloir ne peindre qu'un type exclusif. Le Paris bibliophile a tant de milieux différents, tant de petites chapelles, tant de variétés, qu'un livre très minutieusement étudié suffirait à peine pour en cataloguer les diverses espèces. — Ce que l'on peut affirmer, c'est que leur monomanie générale, grâce à cette passion du document qu'ils joignent au livre, en fait des utiles collaborateurs pour l'histoire littéraire de ce siècle ; — le bibliophile moderne concourt à accroître la richesse nationale et à faciliter les recherches futures.

Quelques-uns dressent des catalogues raisonnés de leurs ouvrages et créent des recueils factices de brochures sur un même sujet, qui, sans leurs soins passionnés, deviendraient inconnues et introuvables ; d'autres enrichissent leurs livres d'autographes et de pièces curieuses qui viennent apporter plus d'un fait intéressant pour la bibliographie de l'ouvrage ou la biographie de l'auteur.

Tel monomane que je sais a réuni chez lui tous les essais et états de gravure d'une publication recherchée, et pourrait, à l'aide de ces seuls documents, reconstituer la genèse du volume, et mettre au jour les projets primitifs et les difficultés vaincues par l'éditeur; tel autre collige les épreuves, les manuscrits, les addenda de l'écrivain, et fournira ainsi aux commentateurs -à venir tous les matériaux et variantes de leurs travaux d'annotation.


C'est aux bibliophiles de ce temps que l'on devra l'intégrité des ouvrages célèbres qui se présenteront à la postérité, dans le même état de fraîcheur qu'au jour de leur apparition. Ce sont eux qui ont heureusement mis en honneur la formule d'attenter le moins possible à l'expression d'un volume, en conservant scrupuleusement les couvertures, les catalogues de la fin, les prospectus et les affiches mêmes, en ne permettant pas aux relieurs de mutiler les marges , sous prétexte de dorures en gouttière ou d'horribles tranches marbrées. Que de choses, en effet, on retrouve sur un prospectus, un catalogue ou une couverture ! Outre la sensation et le cachet d'une époque, on y voit des titres d'ouvrages à paraître et qui n'ont jamais vu le jour, des projets qui n'ont pas eu de suite; on y rencontre les noms d'imprimeurs, les prix de mise en vente, que sais-je encore? — L'Histoire des couvertures de livres formerait un bien piquant recueil d'étude bibliographique et de curiosité littéraire! Le véritable bibliophile n'est donc pas un inutile, loin de là ; il joue un rôle important dans la société affinée de son temps ; il réunit tout ce qui est digne de rester, et répudie tout ce qui ne porte pas la caractéristique du beau, du vrai, du bien.

Sa bibliothèque est une société polie et bien disante, et, l'on aura beau protester, ce sera toujours dans les catalogues des belles bibliothèques qu'il sera permis de résumer d'un coup d'œil l'histoire des lettres françaises et de contempler le livre d'or de nos gloires nationales. « Seigneur, s'écriait un ancien, accordez-moi une maison pleine de livres, un jardin plein de fleurs !» — Il semble que dans cette prière soit contenue toute la quintessence de la sagesse humaine ; les fleurs et les livres masquent les tristesses de cette vie et nous font aller en souriant, l'œil égayé, l'esprit bienheuré, jusqu'au jour de la grande échéance définitive , au vrai quart d'heure de Rabelais."


Octave Uzanne, nos amis les livres, pp. 264-268.


Je vous invite à la lecture audio de la présentation par l'excellent Bertrand Galimard-Flavigny du premier Traité de l'amour des livres par Richard de Bury, composé vers 1340. Bonne écoute !

Bonne fin de semaine,
Bertrand

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