samedi 28 février 2009

Une histoire de bouquiniste(s)... in extremis


Chers amis,

vous connaissiez deux heures moins le quart avant J.C., vous connaitrez désormais, une heure moins le quart avant minuit... ou comment publier in extremis le message du jour sur le Bibliomane moderne quand on rentre tard...

Faisons court justement (ou presque...).

Un Champerret bien morose ne m'a pas "dérouillé" ce week-end, loin de là ! J'ai plus dépensé en breuvages et nourritures terrestres diverses et variées qu'en Belles Lettres... Le manque d'envie d'acheter ? Le livre qui ne se trouve pas là où on l'attend ? Un état d'esprit distrait ? Bref, rien. Pas un livre, pas une plaquette n'aura rejoint mon sac à dos durant mon court périple Champerresque de ce début d'année... de crise semble-t-il ?!...

Après quelques vengeances mesquines sur quelque canard confit et autres Berthilloneries parisianesques, c'est au Marché Brassens (ou Brancion pour les puristes) que mon dévolu s'est porté. Et là, sans l'aide d'un ami qui, lui, avait ses yeux bien en place, je serais passé à côté d'une petite plaquette sur papier de chine de 1876 (dont je vous ferai bientôt les honneurs) et qui a finalement finie dans mon sac pour une somme assez modeste. Quelques catalogues de libraires plus loin (également dans mon sac pour quelques euros), catalogues duement estampillés des quatre lettres d'or du Parnasse bibliopolesque, sinon toujours rien. ... Le vide. Pas de livres du XVIe siècle. Pas d'ouvrages illustrés en si bon état que vous ne pouvez résister. Rien. Il fallait me résoudre à rejoindre ma vie aux champs avec ce maigre butin documentatoire (ne vous inquiétez pas pour les mots que j'invente, ce sont les miens, je les assume très bien et ça va très bien ainsi... n'est-ce pas Valérie !).

Sur un dernier coup de tête insensé (vu mon état de fatigue... deux jours à la ville... rendez-vous compte...) je file en direction de la rive gauche et me voici, comme un enfant, à fouiner sans grand espoir dans les boîtes vertes du quai St-Michel et des Grands Augustins.... Quelques mètres, quelques boîtes, misère et déception, quelques réflexions après du style "Des livres du XVIe siècle, ici ! Vous voulez rire. C'est une blague !"... Je vois bien décidément que les temps ont changés et qu'il faut se résoudre au coup de chance, à l'improbable, en un mot, au surréalisme (ce qui n'est pas trop mon truc... j'aime la Bretagne mais pas spécialement Breton...). Je repartirai donc bredouille de cette visite des quais...

Et puis, à l'angle du pont St-Michel en allant vers les Grands Augustins, une boite. Pas plus riche que les autres, certes, mais avec, dressé pile en face de moi, un livre criant ! Tout emballé de plastique anti-touriste, bien emmailloté comme un enfant pas sage.

Le voici ce livre qui me faisait de l'oeil juste en face de moi.


Diantre ! Quel beau titre !

Acheter ce titre sur les quais à Paris ! Cela ne s'invente pas ! Il y a de ces destins qui ne vous oublient pas ! Merci la vie comme dirait je ne sais plus qui...

Je connais ce livre. Je palpe. Je retourne. J'observe. Je soupèse. J'imagine comment il peut être à l'intérieur... Je cherche un marchand. Je me retourne. Quelqu'un. Ouf ! (car certaines boîtes semblent surveillées par des fantômes invisibles au commun des bibliophiles... ce qui ne permet pas... d'acheter, le plus souvent).

- Bonjour.
- Bonjour.
- Combien ce livre ?
- C'est un très bon livre. Encore hier un collègue voulait me l'acheter (que ne l'a-t-il fait ??)
- Je sais que c'est un bon livre, je le connais. Me feriez-vous un prix ?
- Non !
- Même pas un petit quelque chose pour dire...
- Non !

.... silence de ma part... je repose le livre... dubitatif...

Je quitte la boîte en ayant reposé le livre. Déçu. Je fais quelques mètres. J'hésite. J'arrive vers le quai de Conti je crois... Je fais demi tour. Me voici à nouveau devant la boîte verte délabrée. Je reprend le livre en main et me retourne vers le bouquiniste qui était au même endroit.

- Rien. Même pas 5 euros ?
- Non, rien.
- Bon, je le prends. (il y a de ces décisions lestes qu'il faut savoir prendre gaillardement fussent-elles au péril de quelques dizaines d'euros seulement...)

Je paye le brave (enfin je n'en sais rien...) bouquiniste. Je mets le livre emailloté dans mon sac. Je me dirige vers St-Michel et Notre-Dame pour poursuivre ma visite.

Je me dis que j'ai peut-être acheté ce livre alors que je n'aurais pas dû. Et puis non ! Je me dis que ce livre est bien mieux sur mes rayons qu'à misérer dans cette boîte humide, défendu par un bouquiniste un peu rude et au ton peu sympathique. Je ne lui en veux pas cependant. Il a défendu son livre. Pas avec grand tact, il faut l'avouer, mais il l'a défendu. C'est honorable.

Je repars avec un livre qui me plait, que je connais puisque j'en ai déjà un exemplaire bien relié (celui-ci est broché mais neuf, non coupé, jamais lu).

Tout en marchant, je déchire l'emaillotage étriqué qui ligotait littéralement ce bébé cadum de la bouquinisterie ; j'ouvre le volume. Il est non coupé ! Il n'a jamais été lu ! On lit sur le faux-titre un envoi de l'auteur à un bibliophile qui fréquentait visiblement assiduement les quais en 1956. C'est un des exemplaires numérotés sur beau papier. En un mot, l'affaire n'a pas été si mauvaise. Je suis tout de même heureux de mon escapade sur les rives bouquinières.

A bientôt pour discuter plus avant de cet intéressant livre,
pour l'heure, les diablotins du sommeil sont sur mes talons,
j'y cours...

Bertrand

vendredi 27 février 2009

Bordel, Lupanar, Cabane de planches, Maison de plaisirs, Maison de tolérance, Hôtel borgne, Claque, Maison d’abattage, Foutoir, Boxon, Bobinard, Bouic


Bordel, Lupanar, Cabane de planches, Maison de plaisirs, Maison de tolérance, Hôtel borgne, Claque, Maison d’abattage, Foutoir, Boxon, Bobinard, Bouic, BMC (Bordel Militaire de Campagne), Pouf,…

Où : L’apologie des maisons de joie, par Bernard Mandeville

Toulouse-Lautrec-Au salon de la rue des Moulins, 1894, musée Toulouse-Lautrec


Bernard de Mandeville (1), est vraisemblablement né en Hollande en 1670 d’une famille qui serait d’origine française.

Les Mandeville sont une longue lignée de médecins. Son père était un médecin spécialisé dans les maladies nerveuses et avait une belle réputation à Amsterdam et à Rotterdam.

Il suit les cours de Bayle, alors que celui-ci est enseignant à l’école Erasme de Rotterdam, il étudie la philosophie et la médecine ; Mandeville pratique la médecine et se spécialise dans l’étude des maladies nerveuse et psychologiques. Il voyage en Europe, Paris, Rome, et en Angleterre où il finira sa vie.

Il règne alors à cette époque en Angleterre une tolérance religieuse, le premier quotidien fait son apparition “The Daily Courant”.

Il semble être arrivé en Angleterre un peu avant 1694 (un passeport lui fut délivré cette année là pour se rendre en Hollande). Il servit d’interprète en 1700 lors du divorce du duc de Norfolk, car le témoin principal de l’inconduite de la duchesse est une servante hollandaise qui ne sait pas l’anglais.

Mandeville a une très bonne maitrise de la langue anglaise. Son premier travail littéraire important est une traduction des fables de La Fontaine en 1703 (une première traduction avait eu lieu en 1693 par John Denis, mais sans en respecter l’esprit d’origine). Il en publie une nouvelle édition en 1704.

En 1705, commence l’aventure de la “Fable des Abeilles” : la Ruche mécontente ou les Coquins devenus honnêtes (2) ; une contrefaçon voit immédiatement le jour.

“C’est un discours qui décrit l’Angleterre prospère, monarchie limitée ; convoitise et vanité sont les ressorts de son opulence ; avocats, médecins, prêtres et ministres sont des imposteurs…” ; mais l’histoire de cet ouvrage, qui est son œuvre maitresse, ne commence vraiment que vers 1723.

Il aurait été l’auteur en 1708 (en fait 1727) d’un pamphlet sur les effets du gin sur les femmes. Il aurait été mandaté par des marchands hollandais pour encourager, par ses écrits, la consommation de spiritueux.

En 1709, il écrit « La Vierge Démasquée », puis en 1711 un traité de médecine ; ou il expose ses conceptions de la médecine. C’est à cette époque un spécialiste réputé bien établi à Londres.

1724 : nous arrivons à l’ouvrage que je souhaite vous présenter depuis déjà quelque temps : A modest Defence of Publick Stews”, insolemment dédié à ces Messieurs de Sociétés pour la réforme des Mœurs, qui fut publié sous le pseudonyme de Phil-Porney.

Une traduction française voit immédiatement le jour sous le titre “Vénus la populaire ou apologie des maisons de joie”. Traduit de l’anglais. Paru pour la première fois à Londres en
1727, ce texte est parfois attribué à George Ogle et à Bertrand Mandeville

Le frontispice est de Chauvet


L’éditeur Gay & Doucé, nous dit dans l’avant-propos de sa réimpression de 1881 : « La première édition de La Vénus Populaire parut sous la rubrique de Londres chez A.Moore, en Hollande, en 1727 ; les suivantes ont été publiées en 1751, 1767, 1796 sans date (vers 1800) et enfin à Bruxelles, en 1869.

Ci-dessous le frontispice de l’édition de Gay et Doucé



C’est un texte que je trouve distrayant sur la régulation de la prostitution au 18ème siècle.
Déjà dans “La fable…”, l’auteur affiche une tolérance à l’égard de ces maisons “les courtisanes nous aident à protéger l’honneur de nos femmes et de nos filles”


Quelques phrases relevées dans cet ouvrage :

…En parlant des matrones, page 17 : « Il faudrait donner cet emploi à des femmes qui eussent assez d’expérience et de talents, pour diriger chacune vingt demoiselles ; pour avoir soin qu’elles fussent nettes et propres, et pour recevoir les gens d’une manière civile et obligeante. »

Page 51 : « Un homme qui a de l’expérience par devers lui ; et qui a vu plus d’une femme, sait qu’elles se ressemblent toutes en un point ; et que la violence de l’amour est toujours suivie d’un calme profond. Ainsi quand il se marie, préparé contre les inconvénients de cette nature, il est prêt à pardonner les fautes et les imperfections qui sont inséparables de la condition humaine… »

Page 109 : « C’est une chose sûre que, dans le moment ou j’écris, nous sommes aussi corrompus que nous le pouvons être, et que j’ai enseigné un bon moyen de devenir meilleur… »


Référence : Gay, III, 1314 ; Pia, 1496 (pour l’édition de Bruxelles en 1869).


J’ai retrouvé plusieurs passages en vente aux enchères :

Janvier 2003, vente parisienne : A Londres, Chez A. Moore, 1727 [Bruxelles, Carlier, 1869], broché, Tiré à 234 exemplaires, 1/230 sur Vergé, petit manque au dos) : 180e

Décembre 2007, vente Pierrat erotica, vente parisienne : (Nouvelle édition. Paris, Mercier, s.d [1796]. In-16, demi-maroquin brun à coins, nerfs, non rogné, tête dorée (reliure du XIXe siècle). On trouve ici, relié à la fin, un catalogue des Ouvrages nouveaux qui se trouvent chez le même libraire.) : 450e

Et mon exemplaire : Bruxelles, Imp. E.-J. Carlier, sans date [1869]. Londres, chez A. Moore, à la date de 1727 ; demi-chagrin bordeaux à grain long, nerfs orné de fleurons dorés, exemplaire n°182, un des 230 numéroté sur Hollande. Après 2 sur chine et 2 sur papier jaune.


Les maisons closes, furent fermés en 1946 ; il y en avait environ 1500, dont 180 à Paris.
Cette fermeture fut réclamée par Marthe Richard : une ancienne prostituée, aviatrice, espionne, éditrice,… (La loi qui institua ces fermetures porte son nom)

(1) Paulette Carrive-Bernard Mandeville, Passions, Vices, Vertus http://books.google.fr/books?hl=fr&id=BCCNLw88FXoC&dq=bernard+mandeville&printsec=frontcover&source=web&ots=TclWvUlSZF&sig=S_AZyLbliT8ZiJxNIUNNSdjVbI4&ei=D6eaSfbZGcaC-gbX_YT9CA&sa=X&oi=book_result&resnum=3&ct=result#PPA13,M1

(2) http://expositions.bnf.fr/utopie/cabinets/extra/textes/constit/1/18/2.htm

Bonne journée,
Xavier

jeudi 26 février 2009

Anatole Claudin (1833-1906) : Du système bibliographique (1862).



Classement adopté par M. Claudin en 1862.


Continuons avec les propos de M. Anatole Claudin sur le système bibliographique tel qu'il était en 1862 :

"Les sciences progressent tous les jours ; en bibliographie on fait constamment des découvertes. Il n'est pas d'année qu'on n'enregistre maint volume qui avait échappé jusqu'alors aux recherches de tous les bibliographes, voire même du savant M. Brunet. "Inconnu à Brunet", telle est la locution sacramentelle qui est journellement employée, quelquefois avec raison, souvent à tort, par des bibliographes mal avisés. Mais le système bibliographique actuel lui-même est-il en rapport avec les nouvelles exigences et les progrès de la bibliographie et de la civilisation ? Nous ne le pensons pas.

Bibliographie et civilisation, cela ne va guère ensemble, me dira-t-on. Je vois d'ici le premier venu qui me répond : "Une bibliographie, mais c'est un monomane qui ramasse des vieux bouquins : c'est un original, un misanthrope, un hypocondriaque, que sais-je encore ! lui, s'occuper des progrès de la civilisation, allons donc ! l'elzevier à la faute que possède son voisin est l'objet de sa convoitise, là tendent tous ses désirs, toutes ses pensées ; tout ce qui se passe dans le monde lui est indifférent ; c'est l'homme arriéré par excellence, ennemi du progrès." - Détrompez-vous.


La bibliographie, c'est la clé des sciences, la science des sciences ; elle montre au travailleur de la république des lettres les sources où il doit puiser, lui indique les matériaux intellectuels dont il doit se servir, lui met en main les lumières qui doivent le guider dans ses recherches et éclairer d'un jour nouveau les connaissances humaines dans la branche qu'il poursuit et qu'il désire approfondir ; lui fait toucher du doigt de la pensée les travaux souvent inconnus de ceux qui l'ont précédé dans la même voie : en un mot, le met en contact avec les intelligences du passé.

C'est à l'homme intelligent à démêler la vérité au milieu de ce chaos apparent d'opinions diverses ; à les condenser, les coordonner en un faisceau rationnel et lumineux : du choc des idées jaillit la lumière !

Que de faits inconnus, peu importants en apparence, laissés à dessein dans l'ombre par l'histoire officielle, sont tout à coup, après le sommeil des siècles, produits et mis en avant par les recherches de la bibliographie, et viennent projeter un jour nouveau sur une question importante et mal comprise jusqu'ici !


C'est une belle et noble science que la bibliographie, aride en apparence : plus habet in recessu quam in fronte promittit, comme disait Quintilien (Institut. orat.) de l'étude des langues ; elle n'a plus de charme au fond qu'elle n'en promet au premier abord ; mais c'est une science difficile, il lui faut une étude constante de tous les jours, de tous les instants : vita brevis, ars longa.

Oui, c'est une belle et noble tâche que celle d'un bibliographe qui sait expliquer sa science d'une manière claire aux yeux de tous, qui sait grouper méthodiquement les travaux de la pensée humaine et les rendre accessibles et palpables à tous en leur disant : "Venez, voyez, consultez ; voici ce qui a été fait, pensé et dit sur tel ou tel sujet. Lisez, méditez, discutez ; vous écrirez après." Un tel homme, c'est l'homme du progrès, le pionnier de l'intelligence.


Nous nous demandions tout à l'heure si le système bibliographique dit méthodique avait progressé. Nous avons répondu négativement. Doit-il progresser ? Nous répondrons hardiment : Oui.

Avant nous, plusieurs bibliographes ont émis divers systèmes nouveaux de classement : beaucoup étaient absurdes, peu étaient bons. L'infatigable M. Brunet, notre maître à tous, avait suivi le système de Gabriel Martin, avec ses masses de divisions et de subdivisions disposées comme les cases d'un échiquier, se contentant d'ajouter de nouvelles séries ; système fort savant, mais trop compliqué, ne pouvant s'appliquer qu'à une bibliothèque immense. L'érudit M. Merlin, l'un des premiers, en signala les inconvénients, et créa un nouvel ordre bibliographique, fort rationnel sans doute, mais trop philosophique, système suivi encore par son successeur, l'honorable M. Delion. Tout récemment encore, un homme de lettres, un instant bibliopole, M. Ach. Genty, imagina un système chronologique très-ingénieux, mais exigeant des connaissances beaucoup trop spéciales, et, disons-le aussi, il n'y avait pas assez d'ordre dans la classification de ses séries, parfois assez confuses.


N'y aurait-il pas moyen de consilier les trois systèmes entre eux, c'est à dire conserver les divisions générales de M. Brunet, en prenant ce qu'il y a de bon dans le système de M. Merlin, et en tenant compte aussi de l'essai chronologique de M. Genty ?

Nous avons pensé que c'était chose possible ; qu'il ne fallait pas trop bouleverser le système méthodique suivi depuis si longtemps par l'Europe lettrée ; réunir plusieurs séries en une seule, en adoptant l'ordre chronologique ; en créer de nouvelles en rapport avec les progrès actuels, le tout d'une manière claire et rationnelle. (...)
"

M. Claudin poursuit en dénonçant les erreurs de classifications du passé et en expliquant que c'est justement dans ce catalogue qu'il essaye de mettre en pratique pour la première fois ce nouveau système de classement.

M. Claudin était un grand homme du livre. Homme de grand esprit de synthèse et d'une ouverture totale aux idées des autres, il a donné ses lettres de noblesse à une "belle et bonne bibliographie" comme savent l'apprécier bon nombre de bibliophiles, d'hier et d'aujourd'hui.

Merci M. Claudin.

Bonne journée,
Bertrand

mercredi 25 février 2009

M. Anatole Claudin (1833-1906) : De la bibliophilie et de la bibliomanie en 1862.



Page de titre de la première partie de la vente.
M. Anatole Claudin, libraire-expert, a 29 ans !



Tout le monde ici, ou presque, connait bien ou a déjà entendu parler des savantes notices et remarques bibliographiques de M. Anatole Claudin (1833-1906), cet éminent libraire-expert.

Des bibliophiles il est surtout bien connu pour avoir augmenté de notes bibliographiques le catalogue de la vente des livres de M. Rochebilière (1882-1884).

On lui doit cependant quantité de travaux tous plus intéressants les uns que les autres et s'il ne fallait en citer que quelques-uns, je vous indiquerais son Histoire de l'inmprimerie en France au XVe et au XVIe siècle (ouvrage publié entre 1900 et 1914, le quatrième et dernier volume fut donné en 1914 par Paul Lacombe), une petite Etude sur le premier livre imprimé à Agen (1894), les Enlumineurs, les relieurs, les libraires et les imprimeurs de Toulouse aux XVe et XVIe siècle (1893), Les Origines de l'imprimerie à Paris. La première presse de la Sorbonne (1899), Les débuts de l'imprimerie à Poitiers. Les bulles d'indulgence de Saintes. Jean Bouyer, saintongeais (1894), etc.

Les derniers ouvrages cités n'étant que de petites plaquettes de quelques pages publiées le plus souvent "chez l'auteur", peu de pages donc, mais quelles pages !
M. Anatole Claudin se lit avec un plaisir immense. Mais n'oublions pas l'autre contribution de M. Claudin à l'histoire de la bibliophilie. Ce sont ces dizaines de notices d'introduction de catalogues de vente de livres que l'on retrouve disséminées un peu partout en tête des catalogues les plus variés, et ce, entre les années 1860 et le début du XXe siècle.

Je n'ai pas à ma disposition la Bibliographie des publications d'Anatole Claudin mais elle existe et a été publiée en 1936 par M. Seymour de Ricci (tirage limité à 100 ex.).


Ce qui m'amène à vous parler de M. Claudin aujourd'hui, c'est la découverte d'une de ces introductions "bien senties" comme il savait les rédiger, et qui se trouve en tête du "Catalogue raisonné de la bibliothèque d'un château de Lorraine et de livres rares et curieux, manuscrits et imprimés, provenant de la collection de M. W... S... de Londres."

Cette imposante bibliothèque, riche de plusieurs milliers de livres et documents les plus variés, s'est déroulée en 1862, 1864 et 1865. Le catalogue est divisé en 3 tomes (avec près de 3.500 lots). J'ai sous les yeux un modeste en demi-reliure de l'époque de ce riche catalogue, avec les trois tomes reliés ensemble (seules les tomes II et III ont les prix notés au crayon en marge dans mon exemplaire).

Ce qui va nous intéresser ici, c'est le petit mot d'introduction rédigé par M. Claudin et placé en tête de la première partie de la vente.

Je vous laisse avec M. Claudin :

"Une préface à un catalogue, et à un catalogue de vente encore ! A quoi bon ? me dira un critique morose, les bons livres parlent assez d'eux-mêmes sans qu'il soit besoin de les vanter outre mesure. D'accord, mais là n'est pas notre but. Nous n'avons pas, il est vrai, à offrir aux amateurs la bibliothèque du financier Solar, la collection choisie entre mille du bibliophile La Bédoyère, les richesses incomparables des ventes De Bure, Renouard, Ch. Giraud, etc., où tout est beau, tout est rare, où l'on n'a que l'embarras du choix. Le catalogue que nous présentons au public est celui d'une bibliothèque sérieuse, formée par un savant, par un érudit, un travailleur, bibliophile dans une juste mesure, mais non bibliomane. La bibliomanie selon nous, c'est la passion des livres poussée à son dernier paroxysme, c'est la folie littéraire ; celui qui en est atteint est ou un monomane ou un ignorant. Le monomane et l'ignorant achètent et accaparent le livre rare sans discernement : l'un par manie et par aberration d'esprit ; l'autre, doctus cum libro, pour suivre la mode du siècle, a amassé à force d'argent une collection où resplendissent l'or et le maroquin, pour faire parade des connaissances qu'il ne possède pas. La Bruyère, notre grand moraliste, avait bien raison lorsqu'il comparait sa bibliothèque à une tannerie ! Les noms de Bauzonnet, de Duru, de Capé, de Lortic et de tant d'autres artistes habiles de nos jours, ne brillent pas dans les pages de ce catalogue ; le veau brun, le veau fauve, le vélin antique, parfois accompagné d'un vieux maroquin mis en oeuvre par Boyet, Padeloup, Derome, se pressent à l'envi dans les rangs serrés de cette nombreuse collection. Ce sont, en un mot, des livres de bon aloi, bien différents en cela des exemplaires lavés, et, qu'on offre malheureusement quelquefois au public des ventes, et dont l'or et le maroquin d'apparat, ne servent qu'à voiler les défauts, pour mieux tromper la crédulité des amateurs. (...)

La notice continue par un discours voilé sur les anciens possesseurs ces deux belles bibliothèques mises à l'encan. Qui saura reconnaître ces deux bibliophiles sous les allusions à demi-voilées de M. Claudin ?

"Nous ne raconterons pas, suivant l'usage, la vie littéraire bien remplie de M. L. P., un des possesseurs de cette bibliothèque, pas plus que celle de M. W. S... membre de la Société des Antiquaires. "

Voyez l'esprit mordant et subtile de M. Claudin lorsqu'il écrit :

"On a ressassé de ces biographies bénévoles, officieuses, et pour ainsi dire officielles, mises en tête d'un catalogue, qui transforment un libraire en un confectionneur d'oraisons funèbres. La vie d'un homme se reflète dans sa bibliothèque ; c'est là que l'on voit quel a été le but de ses études littéraires ; on distingue à première vue si c'était une intelligence sérieuse et multiple, ou simplement superficielle ; on arrive à découvrir, avec une sorte de respect pour sa mémoire, que telle branche des connaissances humaines a été plus particulièrement cultivée par lui ; qu'elle a été son thème favori, l'objet principal de ses recherches incessantes : "Dis-moi quels livres tu lis, je te dirai qui tu es !".

M. Claudin poursuit avec une critique en règle fort intéressante du système bibliographique tel qu'il était en 1862. N'oublions pas que M. Claudin lorsqu'il écrivait cette notice, n'avait que 29 ans ! Ce n'était pas de ces vieux barbons qui donnent leçon par mérite de l'âge, mais bien cet érudit qui donnera à la fin du XIXe siècle, l'image d'une époque de grande érudition par les livres. M. Claudin en est l'exemple flagrant (avec le Bibliophile Jacob, Paul Lacroix, mais également Jules Le Petit, les libraires Auguste Fontaine, Damascène Morgand et autres.)

Et j'aurai le plaisir de vous donner la suite demain.

Bonne journée,
Bertrand

mardi 24 février 2009

Une eau-forte symboliste d'Emile-H. Meyer (1863-?)


Chers amis,

souvent ce qui frappe de prime abord le bibliophile, c'est une belle reliure, un beau décor aux petits fers, un maroquin d'une qualité exceptionnelle, ou une typographie gracieuse et sensuelle, une mise en page harmonieuse, un titre accrocheur même, la plupart du temps, et c'est de plus en plus valable en nos jours modernes tout tournés vers l'image et ses avatars, c'est l'illustration d'un livre qui l'emporte sur tout le reste, avec il faut le reconnaître, une légitimité parfois douteuse.

Fi des illustrés d'artistes tels que Picasso, Dali, Cocteau pour n'en citer que trois parmi les plus connus. Fi des Gus Bofa, des Fontanarosa, des Dubout, des Touchet et autres P.-E. Bécat. Ils sont tous connus et reconnus dans le monde du livre illustré, leur gloire n'est plus à faire.

Ce qui est ennuyeux, c'est que, tel le brave mouton guidé par notre bon vieux Panurge, on en finit par oublier qu'il en existe d'autres, qui méritent bien qu'on se penche un jour sur leur oeuvre, pour finalement découvrir qu'elle n'avait rien à envier aux "maîtres".

Ce n'est pas faire oeuvre de découvreur es bibliophilie que d'acheter des livres illustrés par Dali ou Picasso avec force monnaie lorsque ces deux peintres sont devenus de célèbres icônes bibliophiliques (en plus d'être les artistes que l'on sait). D'ailleurs, franchement, qui sait, peut-être leur gloire d'artiste rejaillit-elle tout naturellement sur leur oeuvre d'illustrateur, ce qui n'irait pas sans poser l'épineux problème du "carriérisme artistique" (si j'osais... bardé de mes très faibles lumières dans le domaine). Je laisse à d'autres, plus calés que moi sur le sujet, nous confirmer que c'est parce que Picasso s'appelle Picasso et Dali s'appelle Dali que leurs livres illustrés se vendent au prix safran ! Mais je dévie de l'objet initial de ce billet.

Je voulais justement vous dire que l'on peut être frappé, émerveillé, stupéfait, par le travail d'illustration d'un artiste qu'on ne connait pas ! Ni de Eve, ni de Adam...

Cela a été le cas dernièrement lorsque j'ai ouvert pour la première fois le petit volume écrit par Adolphe Retté, Paradoxe sur l'amour, publié aux édition de "La Plume" rue Bonaparte à Paris en 1893. Ce mince ouvrage d'à peine 30 pages s'ouvre sur un frontispice ahurissant de force, de douleur, de ténèbre et de blasphème. Il est signé d'Emile-H. Meyer. Je vous laisse l'admirer... ou le détester.

Frontispice à l'eau-forte par Emile-H. Meyer pour le Paradoxe sur l'amour d'Adolphe Retté (1893). Tirage à 154 exemplaire seulement.


Il y a quelque chose de christique dans cette eau-forte. De diabolique, de merveilleux et d'angoissant. Je n'arrive jamais à la regarder sans émotion. Il y a de l'Adam, de l'Eve... de la femme et de l'homme, de la vie et de la mort. Le symbolisme me semble bien présent.

Emile-H. Meyer, même si l'on trouve quelques toiles adjugées dernièrement (Artnet) n'a visiblement pas laissé une grand trace dans lé mémoire du livre illustré. Et c'est à mon sens une bavure que j'avais envie de réparer.

Huile sur toile signée E.-H. Meyer, The folly of love, 1879.


Connaissiez-vous Emile-H. Meyer (1) ? peintre ? graveur à l'eau-forte ?
Faites-nous partager vos impressions sur l'homme et son oeuvre.

Bonne journée,
Bertrand

(1) Nous avons trouvé sur un site américain (AskArt) la notice suivante : Born in Maryland, Emil Meyer was a painter and teacher who studied in Munich, Germany in 1891, and then settled in Washington DC, where he was active in the Society of Washington Artists. He exhibited at the Pennsylvania Academy in 1890 and the National Academy of Design in 1891. In the early 1900s, he taught at Columbia University in New York. Source: Who Was Who in American Art by Peter Falk. Né dans la Maryland, Emile Meyer est un peintre et professeur qui fit ses études à Munich (Allemagne). En 1891 il s'installa à Washington où il fut membre de la Society of Washington Artists. Il exposa à la Pennsylvania Academy en 1890 et à la National Academy of Design en 1891. Au début des années 1900 il enseigna à la Columbia University de New York.

lundi 23 février 2009

La bibliophilie selon Léon Schuck (1857-1930)




Mais qui était Léon Schuck ?

Il était membre des Sociétés "Les Cent Bibliophiles" ; "Les XX" , "Le Livre contemporain" et "Le Livre d'Art".

C'est Léopold Carteret qui eut l'honneur de dresser le catalogue de sa bibliothèque pour la vente qui eut lieu en juin 1931 (à peu près à la même époque que les premières ventes Rahir).


Bibliophile il était donc, mais qui était-il ? Quel bibliophile était-il ?

"Léon Schuck naquit dans le Midi (Marseille) ; il débuta dans une carrière qu'il devait suivre avec maîtrise ; la préoccupation de ses loisirs fut de réunir des livres" nous dit Carteret dans son Trésor du bibliophile, livres illustrés 1875-1945.

Et il se plaça dès le départ parmi les novateurs. Le texte avant tout ! Durant sa longue carrière de bibliophile il va tout subordonner tous les éléments de sa bibliophile au choix des textes. Choix qu'il entendra suivre la seule inspiration de sa fantaisie et de son goût personnel. La vogue et le succès n'auront eu auprès de lui que peu d'emprise. Il vénérait Sainte-Beuve. A l'époque de la Société du Livre (1904), il collabora avec Beraldi, Conquet et Pelletan pour produire la fine fleur du livre illustré de l'époque.

Ses choix ne furent pas confus, au contraire, M. Schuck alliait l'élégance et l'unité du goût dans ses choix.

M. Schuck ne s'intéressa pas aux livres anciens, les plus anciens livres de sa bibliothèque sont des romantiques des années 1830. On y trouve Lamartine, Sainte-Beuve, des éditions rares des Fleurs du mal de Baudelaire, Flaubart et Madame Bovary, Salammbô, Gautier et ses Emaux et Camées, Huysmans et son A Rebours, les livres illustrés par Rops, biensur Barbey d'Aurevilly avec des envois bien sympathiques, etc etc.

M. Schuck tomba malade un peu avant 1913 et on ne trouve presque plus de livres postérieurs à cette date dans sa bibliothèque. Dix années de cruelles souffrances l'épuisèrent peu à peu. Il ne rechercha plus de nouveaux livres.

Peu de temps avant de mourir il nota dans un de ses cahiers intimes, d'après Michel de Montaigne : "C'est la meilleure munition que j'aye trouvée à cet humain voyage."

Les livres...

La couverture du catalogue de sa vente est très joliment illustrée d'une eau-forte reproduite en héliogravure de Félix Buhot.

Couverture du catalogue. Est-ce son ex libris agrandi et tiré en héliogravure ?
A l'origine il semblerait qu'il s'agisse d'une pointe-sèche (signée Félix Buhot, fin XIXe s.)

A la lecture du catalogue on voit que M. Schuck n'était toutefois pas insensible aux charmes sensuels de la reliure d'art, il a fait travailler les plus grands de Noulhac en passant par Marius-Michel, Champs et Stroobants, etc.

D'ailleurs si quelque lecteur du Bibliomane moderne possède un exemplaire de la bibliothèque de Léon Schuck et qu'il veut partager avec nous des photographies de l'exemplaire (reliure) et de son ex libris (je ne sais pas si la gravure de Buhot était ou non son ex libris ??), ce sera avec plaisir que nous les publierons ici, pour le plaisir de tous.

Bonne semaine,
Bertrand

dimanche 22 février 2009

Les mystères des Bandes noires... bibliophiles... bibliomanes... directeurs de ventes... (1866)





Il y a des livres dont on ne soupçonnait même pas l'existence et que l'on découvre avec le plus grand des plaisirs. C'est exactement le cas du livre que j'ai découvert il y a quelques jours, tout à fait par hasard. Je vous en offre la primeur, et si tout comme moi, ce titre vous était resté inconnu, vous serez sans aucun doute très heureux de chercher à en faire l'acquisition très rapidement.

Il s'agit d'un ouvrage publié à Bruxelles en 1866, intitulé : "Les mystères des Bandes Noires. Bibliophiles - Bibliomanes - Directeurs de ventes - Crieurs jurés - Notaires - Tribunaux - Magistrats - Avocats - Avoués - Huissiers - Francs-Maçons - Médecins - Prêtres - Jésuites - etc, etc, etc. Biographies - Etudes de moeurs, etc, etc, etc...

Ouvrage publié sous le nom de Josse Sacré. Josse Sacré à Bruxelles, Imprimeur-Libraire et Diecteur de ventes de livres. Il résidait au 10 de la rue Cantersteen. L'ouvrage était diffusé dans les villes de Paris, Leipzig et Longdres, chez tous les libraires.

L'auteur précise en exergue : "Je nomme Bande, tout ce qui forme un corps, soit civil, soit ecclesiastique, soit militaire."

La messe est dite. Le programme de ce livre est alléchant.

Et le contenu ne déçoit pas ! Loin de là.

"Mes chers lecteurs, je sais que tout nouveau venu dans la République des lettres doit faire au public ses très-humbles salutations et lui exposer les causes déterminantes de son apparition dans cette glorieuse carrière. A défaut d'un introducteur qui puisse étendre sur moi les plis de son manteau et me présenter à vos yeux comme un homme d'élite, cédant à une vocation irrésistible, et vous apportant les trésors accumulés de sa science, de son érudition et de son talent, je n'hésite pas à braver courageusement tous les dangers d'une brusque entrée eu scène. Je me présente moi-même et, sans grands compliments, je me borne à vous dire : je suis un honnête homme qui a beaucoup vu, beaucoup observé dans la situation spéciale que les hasards de la vie lui ont attribuée; je crois pouvoir à mon tour écrire quelques pages dont la lecture ne sera pas inutile.

Ce qui me guide dans cette voie nouvelle, ce n'est ni l'appât du gain, ni la vanité, ni l'ambition. Je sais ce que mon livre me coûtera de frais d'impression en beaux écus sonnants ; j'ignore s'il me rendra ce qu'il m'aura coûté. Je fais si peu de cette publication une affaire d'amour-propre, que mon premier soin est de déclarer que je ne sais pas écrire correctement,, que je suis obligé de soumettre mes phrases à l'examen de quelques amis qui veulent bien me prêter le secours de leur expérience, ce dont je me fais un devoir de les remercier du fond du cœur. : si mon livre ne se produit pas sous une forme trop incorrecte, je le dois à leur bienveillant auxiliaire. Vous voyez, mes chers lecteurs, que je fais de bonne grâce le sacrifice le plus pénible pour un auteur, celui de l'amour-propre littéraire.

Quant à mon ambition, elle est mesurée à mes facultés : j'ai la prétention d'être un honnête homme, bon père de famille, citoyen belge dévoué à nos libres institutions. Quand j'ai rempli mes devoirs d'électeur et mes fonctions de simple garde civique, je crois avoir acquitté ma dette envers la patrie, et j'abandonne à d'autres la convoitise des candidatures et des épaulettes."

Ça commence plutôt bien ! L'homme me plait ! Voyons la suite...

"— Mais pourquoi s'aventurer à publier un livre sans aucune arrière-pensée?

— Précisément, c'est l'indépendance absolue où je me trouve, qui me présente cette tâche comme un devoir à remplir, en dépit de tous les obstacles qui semblent me l'interdire.

J'ai tant manié de livres dans le cours de mon existence, que je me suis familiarisé avec cet instrument de l'instruction publique ; j'ai pu reconnaître que bien des ouvrages étaient écrits sans motif sérieux; que bien des volumes que je manipulais, ne renfermaient pas une seule pensée solide ; que ces vastes collections, ces pesantes élucubration s de l'esprit humain, dont nous composons des bibliothèques pour le plus grand ornement d'un prétendu cabinet de travail, ne valent pas un petit livre sorti de la plume d'un homme sincère, qui ne fait pas métier d'être écrivain.

Ainsi je me suis enhardi peu à peu à former un recueil de mes pensées, de mes observations, de mes renseignements, et je me suis décidé à livrer ce recueil à la publicité sans autre désir que celui d'avoir fait une œuvre utile. Après tout, si mon livre n'est pas parfait, je puis m'en consoler en songeant qu'il en existe de plus mauvais, et que d'ailleurs mes intentions sont excellentes. '

Mon but est d'instruire le public de certaines manœuvres, de certains trucs que j'ai découverts dans la pratique du commerce, et que je crois bon de déjouer. Ce sera le meilleur moyen de corriger les habiles faiseurs qui recourent à ces moyens illicites pour s'ouvrir plus largement le chemin de la fortune. Il est sans doute très-agréable de devenir millionnaire en peu de temps, mais cela ne se peut guère faire par l'exercice d'un commerce loyal. Un vieil axiome fort sage nous dit : « Si vous voulez faire fortune en six mois, vous serez pendu dans six semaines. »

L'axiome a du bon, mais la pendaison dont il menace nos détrousseurs de grand chemin, nos filous de la banque, nos escrocs du grand monde, nos coupeurs de bourse patentés, nos malins de la finance et du commerce me paraît un procédé inutile et bai'bare. Je suis généreux à l'égard de ces ingénieux escamoteurs ; j'abolis la peine de mort à leur profit; je me contente de l'exposition publique de leurs ruses et de leurs stratagèmes; je dévoile au grand jour leurs expédients les mieux combinés : si après cela ils trouvent encore des dupes complaisantes, ce ne sera pas de ma faute, et je m'en lave les mains. Ce sera affaire à M. le Procureur du Roi de protéger plus efficacement les idiots qui n'auront pas su éviter les pièges, après que je me serai efforcé de les leur faire toucher du doigt. — Mon rôle à moi se borne à démontrer, stigmatiser et flétrir les procédés du commerce déloyal. Pour atteindre ce but, je compte toucher A TOUT, mais ne toucherai A-PERSONNE. J'ai le droit de parler des choses et j'en userai : je passerai en revue les tromperies, les fourberies, les tactiques, les machinations dont les Bandes noires nous offrent le spectacle non gratuit.

Je ne terminerai pas mon travail sans me permettre quelques instants de récréation : les dames me fourniront ce gracieux délassement. Je leur demanderai le secret de leurs éblouissantes toilettes, d'où leur viennent ces beaux cheveux dont leurs têtes charmantes sont encadrées, parées et surnaturellement chargées, d'où leur naissent ces formes exubérantes qui développent les plis ondoyants de leurs robes, d'où leur vient ce trésor de parures, de bijoux, de vêtements précieux.

Et maintenant que ma tâche est remplie, je tiens à faire connaître à mes sombres héros que je mets mon journal : Le Saint-michel, à la disposition de ceux d'entre eux, sur le compte desquels je me serai exprimé avec un peu trop de verve. Je m'empresserai d'insérer dans mon journal toutes les rectifications qui pourraient me parvenir de ce chef, à condition qu'elles soient énoncées avec convenance et politesse, qu'elles portent une signature lisible, et qu'elles me parviennent sans avis d'huissier.

Bruxelles, 1er janvier 1866."

Je m'arrêterai à la préface pour vous laisser le plaisir de lire dans le texte ce livre savoureux où l'on apprend mille tours pendables et milles astuces de coquins du livre...

Un avant goût du texte...

"Lorsque nos pères assistaient à des ventes de livres, ils luttaient à outrance avec leurs meilleurs amis, pour acquérir des livres précieux; mais cette lutte acharnée ne franchissait jamais les limites prescrites par la convenance et par la dignité. C'était l'âge d'or de la bibliographie, tant pour les vendeurs que pour les amateurs, car la Bande noire ne dévastait point encore à cette époque le territoire des bibliophiles.

Si nos pères, qui étaient des bibliophiles bien trempés, revenaient sur la terre, ils seraient étonnés de voir comment certains coureurs de ventes, que j'appelle les Aztecs du monde artistique, se conduisent de nos jours dans les ventes publiques.

Le truc des fripiers n'est pas un mystère pour mes lecteurs, pas plus que le problème de l'ab haussa (argot des Bandes noires). Toutefois, comme ce genre de tripotage, quelque révoltant qu'il soit, trouve des adhérents dans les ventes de livres, et est ainsi de nature à compromettre gravement les intérêts des honnêtes gens, j'entrerai à cet égard dans quelques détails, afin que les amateurs sérieux soient suffisamment renseignés sur les machinations dont ils ne sont que depuis trop longtemps les victimes.

Je dirai d'abord que cette famille de tripoteurs, pour ne pas dire escrocs, se compose de propriétaires, d'hôteliers, d'étrangers se disant rentiers, d'anciens Ces derniers devraient rougir de tremper dans de pareils complots.

Aussi je plains amèrement les personnes qui confient des livres ou des objets d'art à des notaires ou à des directeurs de ventes, qui n'ont pas les connaissances requises pour juger de la valeur des objets qui sont confiés à leur ministère. Le vendeur est toujours volé comme dans un bois. Ceux de ces notaires ou de ces directeurs de ventes, qui ne sont pas suffisamment éclairés sur la valeur réelle des objets qu'ils doivent exposer en vente, sont toujours déroutés par les limiers de la Bande noire : il en résulte évidemment un préjudice notable pour le vendeur, malgré toute la bonne foi et la bonne volonté qui pourraient animer ces notaires et ces directeurs de ventes.

En confiant leurs livres à des directeurs de ventes, qui connaissent réellement leur métier et qui l'exercent consciencieusement, les vendeurs n'ont rien à craindre de la part de la Bande noire : car ces directeurs déjouent les intrigues de cette dernière, et préfèrent plutôt retenir les livres, que de les lâcher à des conditions préjudiciables au vendeur.

Il est donc de l'intérêt des vendeurs et des amateurs, de chercher à établir une distinction, basée sur l'expérience, entre les directeurs de ventes sérieux et consciencieux, entre les directeurs ignorants, et entre les directeurs intelligents qui font cause commune avec la Bande noire." ... ...

Vous pouvez télécharger et lire la suite de l'ouvrage ICI.

Bonne lecture et bon dimanche,
Bertrand

samedi 21 février 2009

Quelques réflexions sur la bibliomanie tirées de Lucien.



Frontispice de l'édition en 2 vol. in-4, 1654,
de la traduction française ou "belle infidèle",
donnée par Perrot d'Ablancourt.


Lucien de Samosate est un des premiers auteurs comiques et satiriques. On ne connait plus beaucoup aujourd'hui mis à part quelques spécialistes ou rats de bibliothèques un peu perdus dans notre monde où les comiques sont le plus souvent à la solde de ceux qui les emploient.

Lucien naquit à Samosate, capitale de la Commagène, province de Syrie. Ses parents le destinaient à la profession de sculpteur ; mais il n'avait aucun goût pour cet art. Il abandonna, dès la première leçon, le maître à qui on l'avait confié, et qui était le frère de sa mère. Il s'adonna tout entier à l'étude des belles-lettres, et il fut bientôt en état de tirer parti de ses talents. Jusqu'à l'âge de quarante ans, il se borna à plaider ou à donner des leçons de rhétorique, d'abord à Antioche, puis à Athènes. C'est alors qu'il commença à écrire pour le public et à voyager. Il vint en Italie et il y fit un assez long séjour. Il passa de là dans les Gaules, ensuite dans l'Asie Mineure. Enfin il se fixa en Égypte, où l'empereur Marc-Aurèle lui avait assigné d'importantes fonctions administratives et judiciaires. C'est à Alexandrie probablement qu'il mourut, dans les premières années du règne de Commode.

Avant d'arriver aux honneurs, il avait déjà acquis fortune et renom. Ses écrits rencontraient du succès, et il recevait des sommes considérables pour les leçons et les déclamations qu'il faisait sur son passage, à la manière des sophistes et des rhéteurs du temps. Après avoir raconté le songe qui avait déterminé, disait-il, sa vocation littéraire, il ajouta : « Tel qui aura entendu le récit de mon songe sentira, j'en suis sûr, le courage renaître dans son âme. Il le prendra pour exemple ; il réfléchira à ce que j'étais, lorsque j'entrai dans la carrière et me livrai à l'étude sans rien redouter de la pauvreté qui me pressait alors ; et il voudra m'imiter, en voyant en quel état je suis revenu vers vous, non moins illustre qu'aucun sculpteur, pour ne rien dire de plus. »

On lui attribue plus de 80 œuvres. Il inventa la forme du dialogue humoristique, entre le dialogue philosophique et la comédie. Ses dialogues les plus connus sont les Dialogues des dieux et Dialogues des morts : Cette dernière œuvre inspira le Phalarismus du polémiste Ulrich von Hutten, Les Héros de roman de Boileau ainsi que les Dialogues des morts, à vocation plus morale, de Fénelon. Il a aussi écrit de nombreux dialogues pour ironiser en un style proche des cyniques contre les philosophes. Il écrivait aussi des exercices de rhétorique comme des éloges ironiques (Éloge de la calvitie, Éloge de la mouche, etc.). L'ensemble de l'œuvre de Lucien trouva au XIXe siècle son meilleur écho dans les Petites Œuvres morales de Leopardi.

Son Histoire véritable où le personnage voyage sur la Lune est parfois considérée comme une des premières œuvres de science-fiction , même si c'est plus un conte facétieux et qu'il n'y a aucune référence scientifique. Il influença les États et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, le Micromégas de Voltaire. (Source Wikipedia).

Lucien est un auteur vraiment intéressant à relire. D'autant qu'on trouve dans son œuvre une des premières description du bibliomane et de la bibliomanie galopante (je vous rappelle qu'à son époque les livres imprimés n'existaient pas... donc on ne peut pas rejeter la responsabilité sur les imprimeurs... tout au plus sur les libraires (aux dos très larges, c'est bien connu).

Début du texte "contre un ignorant..." de la traduction de 1654.

Cet ouvrage dont le titre peut se traduire par : "Contre un ignorant bibliomane" est succulent pour l'amateur de livre qui ne sait pas trop se situer. En voici quelques passages de la traduction française.

"Certes, tu te proposes le contraire de ce que tu fais. Tu t'imagines paraître quelque chose dans la science en t'empressant d'acheter les plus beaux livres ; mais l'affaire tourne autrement et ne fait que mieux ressortir ton ignorance. D'autant plus que tu n'achètes pas les meilleurs livres, mais que, t'en rapportant à ceux qui en font l'éloge au hasard, tu deviens un don de Mercure pour les bouquinistes hâbleurs, un trésor assuré aux brocanteurs de cette espèce. Eh ! comment pourrais-tu distinguer les livres anciens, qui ont de la valeur, de ceux qui sont méprisables et moisis, si tu n'en juges que parce qu'ils sont rongés et percés, et si tu ne consultes que les teignes pour faire tes achats ? Quelle connaissance exacte, quelle sûreté, quel discernement espères-tu trouver en elles ?"

"Quand je t'accorderais de pouvoir distinguer les belles copies de Callinus (02) et celles que le célèbre Atticus (03) a exécutées avec tant de soin, à quoi te servirait, homme étonnant, de les avoir en ta possession ? Tu ne saurais juger de leur beauté, et tu ne peux en faire plus d'usage qu'un aveugle ne jouit des charmes visibles de ses amours. Les yeux tout grands ouverts, j'en conviens, tu regardes tes livres, et, par Jupiter, tu, t'en assouvis la vue, tu en lis même des morceaux au pas de course, l'œil devançant les lèvres. Mais cela ne suffit pas, si d'ailleurs tu ne sais pas ce qui constitue les beautés et les défauts d'un ouvrage, quel est le sens de tous les mots, leur construction, si l'auteur s'est astreint aux règles prescrites, quels sont les termes de bon ou de mauvais aloi, les tournures falsifiées."

"Eh quoi ! te figures-tu donc que tu nous sais cela sans l'avoir appris ? D'où te viendrait cette connaissance ? A moins qu'à l'exemple de certain berger (04), tu n'aies reçu une branche de laurier de la main des Muses. Mais tu n'as jamais entendu parler, je pense, de l'Hélicon, où ces divinités font, dit-on, leur séjour ; jamais, dans ta jeunesse, tu n'as fait d'études comme les nôtres. Il ne t'est même pas permis de songer aux Muses. En effet, elles n'hésitèrent point à se montrer à un berger rude, velu, dont le corps était fortement coloré par le soleil ; mais un homme comme toi (par la déesse du Liban (05), permets-moi, pour le moment, de ne pas être plus explicite), je suis bien sûr qu'elles n'auraient jamais consenti à venir à ta rencontre. Au lieu de te faire présent d'un rameau de laurier, elles t'auraient fouetté avec du myrte ou des feuilles de mauve : elles t'auraient chassé de leur domaine, de peur que tu ne vinsses souiller les eaux de, l'Olméus et de l'Hippocrène (06), où se désaltèrent les troupeaux et les bergers dont la bouche est pure. Non, quelles que soient ta hardiesse et ton impudence, tu n'oserais jamais dire que tu aies reçu la moindre instruction. Quand donc as-tu songé à entretenir avec les livres le plus léger commerce ? quel est ton maître ? quels sont tes condisciples ?"

"Et cependant tu espères aujourd'hui que tout cela va pousser de soi-même, si tu possèdes une bibliothèque bien fournie ! Eh bien ! rassemble chez toi tous les ouvrages de Démosthène, qu'il a écrits de sa propre main, tous ceux de Thucydide, que le même Démosthène a copiés jusqu'à huit fois de sa belle écriture ; achète, si tu veux, tous les livres que Sylla a fait transporter d'Athènes à Rome (07) quel fruit en retireras-tu pour ton instruction ? En vain tu les étendrais pour te coucher dessus, en vain tu les collerais sur toi et tu t'en habillerais comme d'un vêtement. Le singe, dit un proverbe, est toujours singe, eût-il des ornements d'or. Tu as sans cesse un livre à la main et tu lis continuellement, mais tu ne comprends rien à ce que tu lis ; tu es un âne secouant l'oreille en entendant jouer de la lyre. Si la possession des livres suffisait pour rendre savant celui qui les a, elle serait d'un prix inestimable ; et si le savoir se vendait au marché, il serait à vous seuls qui êtes riches, et vous nous écraseriez, nous les pauvres. Et puis, qui pourrait le disputer en érudition aux marchands, aux bouquinistes, qui en possèdent et en vendent en si grand nombre ? Cependant, si tu veux y regarder de près, tu verras que ces gens-là ne sont pas beaucoup plus savants que toi ; leur langage est barbare comme le tien, leur intelligence bornée, comme celle des hommes qui n'ont jamais réfléchi sur ce qui est honnête et ce qui est honteux. Pourtant, tu manies peut-être deux ou trois volumes que lu leur achètes, tandis qu'ils ont jour et nuit des livres entre les mains."

"Mais de quoi te sert-il de les acheter, à moins que tu ne l'imagines que les rayons de ta bibliothèque sont aussi fort savants, parce qu'ils contiennent une foule de vieux auteurs ? Réponds-moi, si tu le veux ; ou plutôt, comme cela te serait impossible, réponds oui ou non de la tête à mes questions. Supposons qu'un homme, qui ne saurait pas jouer de la flûte, possédât celles de Timothée ou celles d'Isménias, qu'Isménias (08) acheta sept talents à Corinthe, serait-ce assez pour qu'il pût jouer de cet instrument, ou plutôt cette possession ne lui serait-elle pas absolument inutile, puisqu'il ne pourrait s'en servir suivant les règles de l'art ? fort bien, tu as parfaitement fait signe que non. En effet, eût-il à sa disposition les flûtes de Marsyas ou d'Olympe (09), il est impossible qu'il en joue sans avoir appris. D'autre part, si l'on possédait l'are d'Hercule, sans être en même temps Philoctète, seul capable de le bander et de viser au but, que serait-on, selon lui ? Un homme qui peut passer pour un bon archer ? Tu fais un signe négatif. Par une conséquence nécessaire, prenons deux hommes dont l'un ne sache pas gouverner un navire, ni l'autre conduire un cheval ; confions au premier un vaisseau magnifique, auquel rien ne manque de ce qui fait l'élégance et la solidité, et que l'autre achète un coursier de Médie, un centauride, ou un cheval marqué du coppa (10), chacun des deux ne sera-t-il pas bientôt convaincu de ne pas savoir diriger l'un le cheval, l'autre le navire ? Tu en conviens, n'est-ce pas ? Eh bien ! crois-moi, conviens encore de ceci. Quand un homme ignorant comme toi achète un grand nombre de livres, il provoque lui-même les brocards contre son ignorance. Pourquoi hésites-tu à dire oui ? La preuve en est, je crois, assez évidente, et tous ceux qui te voient répètent à l'envi le proverbe si connu : " Qu'y a-t-il de commun entre un chien et un bain ? "

"Il n'y a pas longtemps qu'il existait en Asie un homme riche, qui avait eu les deux pieds coupés par un funeste accident : ils avaient été, je pense, gelés dans un voyage où cet homme s'était trouvé dans la nécessité de traverser des neiges. Sa condition était déplorable. Pour remédier à son infortune, il s'était fait faire des pieds de bois, qu'il s'ajoutait et à l'aide desquels il marchait, appuyé sur ses esclaves. Cet homme avait une singulière manie : c'était d'acheter continuellement des chaussures neuves et magnifiques ; il y mettait la plus grande recherche, et voulait toujours voir parés de brodequins élégants les morceaux de bois qu'il appelait ses pieds ! N'est-ce pas là ce que tu fais ? N'as-tu pas l'esprit boiteux et dur comme du figuier, quand tu achètes des cothurnes d'or, avec lesquels l'homme le plus leste aurait peine à marcher ?"

"Tu as sans doute parmi tes livres plusieurs exemplaires d'Homère ? Tu l'as acheté plus d'une fois ? Eh bien, sais-toi lire la seconde rhapsodie de l'Iliade ; et, sans examiner le reste, qui ne te regarde pas, vois-y le portrait d'un personnage ridicule, orateur impertinent, à la taille contournée, au corps mutilé, C'est Thersite. Supposons qu'avec cet air il prenne la panoplie d'Achille, crois-tu que cela seul lui fit acquérir en un instant et vigueur et beauté ? Franchirait-il le Scamandre ? en rougirait-il les eaux du sang des Phrygiens ? Tuerait-il Hector, et, avant lui, Lycaon et Astéropée ? Non ; il pourrait à peine porter sur ses épaules la lance de frêne (11), n'est-ce pas ? Mais comme il ferait rire à ses dépens, quand on le verrait boiter sous le bouclier, ou tomber sur la face, entraîné par le poids, écrasé par ce casque ; lorsqu'en levant la tête, il montrerait ses yeux louches, lorsque son dos voûté ferait bomber la cuirasse, lorsqu'il relèverait ses bottines, déshonorant ainsi et le fabricateur et le possesseur de ces armes ! Ne vois-tu pas que c'est là ton image quand tu tiens dans tes mains un beau livre, habillé de pourpre, garni d'un ombilic d'or (12), et que tu le lis d'une façon barbare, en l'écorchant et le travestissant de manière à provoquer le rire des habiles, tandis que les flatteurs qui t'environnent et te prodiguent leurs éloges, se tournent de temps en temps l'un vers l'autre pour en faire aussi gorge chaude ?"

"Je veux maintenant te raconter une anecdote arrivée à Pytho (13). Un Tarentin, nommé Évangélus (14), homme assez considéré dans sa patrie, forma le projet de remporter le prix aux jeux pythiques. Il ne tarde pas à reconnaître qu'il lui serait impossible de disputer celui des exercices gymniques, n'ayant reçu de la nature ni la force ni la légèreté nécessaires ; mais il s'imagine qu'il peut aisément obtenir la palme du chant et de la cithare, sur la foi de ces hommes exécrables qui lui faisaient cortège, le comblaient d'éloges, et se récriaient au moindre son qu'il tirait de ses cordes. Le voilà venu à Delphes dans un brillant costume, revêtu d'une robe brochée d'or, la tête ceinte d'une couronne de laurier également d'or, et qui, au lieu de baies, porte des émeraudes d'une grosseur égale à celle du fruit. Sa cithare, d'une richesse et d'une beauté exquises, est tout entière de l'or le plus pur, ornée de bagues et de pierres fines de toute espèce, sur lesquelles on voit sculptées les Muses avec Apollon et Orphée : grande merveille pour les spectateurs !"

"Le jour du combat venu, trois rivaux se présentent. Le second rang échoit à Évangélus, après Thespis de Thèbes, qui ne chante pas mal. Évangélus s'avance tout éblouissant d'or, d'émeraudes, de béryls et d'hyacinthes ; la pourpre de son vêtement brille à travers la broderie d'or qui la relève. A cette vue, le théâtre est frappé d'admiration ; les spectateurs sont remplis de surprise et d'attente ; mais, au moment où il faut chanter et jouer de là cithare, l'artiste commence par faire en tendre je ne sais quels sons aigres et discords ; il rompt trois cordes à la fois par la violence avec laquelle il les attaque, puis, quand il se met à chanter, sa voix grêle et fausse excite parmi les auditeurs un rire universel. Les Agonothètes, indignés de son audace, le font fouetter et chasser du théâtre. Ce fut un spectacle vraiment récréatif, de voir tout pleurant Évangélus aux habits d'or, déchiré sous le fouet des Mastigophores, au milieu de la scène, les jambes ensanglantées par les lanières, et ramassant par terre les pierreries de sa cithare, qui étaient tombées pendant qu'on la fouettait en même temps que lui."

"Quelques instants après, arrive un certain Eumélus d'Élée : il tient en main une vieille lyre, montée avec des chevilles de bois ; son habit avec sa couronne vaut à peine dix drachmes : mais le talent avec lequel il chante, les sons qu'il tire de son instrument d'après les règles de l'art, lui donnent la victoire : on le proclame vainqueur, et l'on prétend que, pour se moquer d'Évangélus, qui avait fait pour rien un si pompeux étalage de sa cithare et de ses pierreries, il lui dit : "Évangélus, ton front est ceint d'une couronne de laurier d'or parce que tu es riche ; moi qui suis pauvre, je suis couronné du laurier delphien. Tout le fruit que tu retires de ce bel appareil, c'est que personne ne s'apitoie sur ta défaite ; mais on te hait encore davantage à cause de ton ignorance et de ton luxe inutile." L'exemple de cet Évangélus semble fait exprès pour ton pied, sauf que tu ne t'inquiètes guère si tu fais rire les spectateurs."

"Il ne sera pas non plus hors de propos de te raconter une autre histoire, arrivée jadis à Lesbos. Après que les femmes de Thrace eurent déchiré le malheureux Orphée, sa tête, dit-on, jetée dans l'Hèbre avec sa lyre, descendit dans le golfe Mélane ; elle flottait portée sur l'instrument, et, par un chant douloureux, déplorait le triste sort d'Orphée ; les cordes de la lyre, frappées par les vents, répondaient à ses plaintes : l'une et l'autre, avec ce triste concert, arrivèrent, à Lesbos. Les habitants recueillirent la tête et lui donnèrent la sépulture à l'endroit où est aujourd'hui le temple de Bacchus ; la lyre fut consacrée à Apollon et suspendue dans son temple, où elle s'est longtemps conservée."

"Pans la suite, Néanthe, fils du tyran Pittacus, ayant appris que cette lyre séduisait jadis les animaux sauvages, les arbres, les rochers même, et que, depuis la mort d'Orphée, elle rendait encore des sons harmonieux, désira vivement la posséder. Il corrompt à force d'argent le prêtre qui la gardait, l'engage à substituer une autre lyre tout à fait semblable, et à lui livrer celle d'Orphée. Il la prend, mais, craignant qu'il ne fût pas sûr pour lui d'en faire usage dans la ville durant le jour, il se rend la nuit, dans un des faubourgs, emportant la lyre cachée sous ses vêtements. Arrivé là, il saisit l'instrument entre ses mains, et se met à frapper et à tourmenter les cordes, jeune ignorant, inhabile en musique, qui se flattait que la lyre allait rendre sous ses doigts des sons divins, faits pour entraîner et séduire tous les êtres, et qu'il serait, lui, le plus heureux des hommes, en devenant l'héritier des talents musicaux d'Orphée ! Mais voilà des chiens qui arrivent au bruit, il y en avait une foule, et qui le mettent en pièces ; seule conformité de son sort avec celui d'Orphée ; et la lyre maniée par lui ne sut attirer que des chiens. Cet événement prouva d'une manière positive que ce n'était pas l'instrument qui charmait les auditeurs, mais l'art et le talent du chanteur, qu'Orphée avait reçus de sa mère dans un degré suprême ; sa lyre n'avait, par elle-même, rien qui la mît au-dessus des autres instruments."

"Mais pourquoi te parler d'Orphée et de Néanthe, lorsque de nos jours, il s'est trouvé un homme (il vit encore, je crois) qui acheta trois mille drachmes la lampe d'argile du stoïcien Épictète ? Il espérait, sans doute, qu'en lisant la nuit à la lueur de cette lampe, la sagesse d'Épictète lui viendrait tout de suite en dormant, et qu'il ressemblerait à cet admirable vieillard !"

"Tout dernièrement un autre fou acheta un talent le bâton que portait Protée le cynique (15), et qu'il jeta pour s'élancer dans le feu ; il conserve ce précieux gage et le fait voir comme les Tégéates montrent les dépouilles du sanglier de Calydon, les Thébains les ossements de Géryon, et les habitants de Memphis les cheveux frisés d'Isis. Le maître de cette merveilleuse relique te surpasse encore en ignorance et en sottise. Vois à quel triste état tu es réduit : il te faudrait vraiment quelques coups de bâton sur la tête."

"On dit que Denys le Tyran composait des tragédies si froides et si ridicules, qu'elles firent souvent descendre Philoxène aux carrières, parce que ce poète ne pouvait s'empêcher d'en rire. Denys, informé qu'on se moquait de lui, acheta le stylet avec lequel Eschyle avait coutume d'écrire, persuadé qu'il lui inspirerait un enthousiasme poétique. Mais il écrivit des choses plus ridicules encore, ainsi qu'on en peut juger par ces platitudes doriques :
L'épouse de Denys a vu son dernier jour.
Et ensuite :
J'ai perdu là, grands dieux, une épouse commode !
Et enfin cette maxime, sortie du même stylet :
L'imbécile ici bas se fait illusion.
Cette sentence, du moins, on dirait que Denys l'a composée exprès pour toi ; et l'on devrait, rien que pour cela, dorer le stylet qui l'a produite."

"Quel est donc ton espoir, lorsque tu es sans cesse occupé à rouler tes livres, à les coller, à les ébarber, à les frotter de safran et de cèdre, à les habiller de peaux, à les garnir d’ombilics ? Quel fruit te flattes-tu d'en recueillir ? Leur acquisition t'a-t-elle rendu plus vertueux ? Tu ne dis rien ? Te voilà plus muet qu'un poisson ! Mais ta vie est connue, et l'on n'a rien de beau à en dire. Une haine sauvage, comme on dit, environne de toutes parts tes mœurs éhontées. Ah ! si les livres produisent de pareils effets, il faut les fuir d'une fuite éternelle."

"Il y a deux avantages qu'on peut retirer du commerce avec les anciens : l'un est de s'exprimer avec élégance, l'autre d'apprendre à faire le bien par l'imitation des meilleurs modèles, et à éviter le mal. Mais celui qui, dans sa conduite et dans ses paroles, montre qu'il n'a retiré aucune utilité des livres, que fait-il autre chose que de tailler, en les achetant, de la besogne aux rats, des demeures aux vers et des coups aux esclaves sous prétexte de négligence ?"

"Quelle ne doit pas être ta honte, lorsque quelqu'un, te voyant un livre à la main, et tu en as toujours, te demande de qui il est, orateur, historien, poète ? Comme tu en as lu le titre, tu as peut-être de quoi répondre, Mais si la conversation s'engage, comme il est tout naturel que cela arrive dans un commerce amical, et que ton interlocuteur blâme ou approuve certains passages, te voilà tout perplexe ; tu n'as pas un mot à dire. N'es-tu-pas près de souhaiter que la terre s'entre ouvre, nouveau Bellérophon qui fournis un livre contre toi (16) ?"

"Démétrius le cynique voyait un jour à Corinthe un ignorant qui lisait un livre splendidement orné ; c'étaient, je crois, les Bacchantes d'Euripide (17). Le lecteur en était à la scène où le messager vient annoncer la mort de Penthée et la fureur d'Agavé. Alors Démétrius, lui arrachant le livre et le mettant en pièces : " Mieux vaut, dit-il, pour Penthée d'être une bonne fois déchiré par mes mains que mille par ta bouche !" J'ai beau chercher en moi-même, je n'ai pas encore pu trouver le motif qui te pousse à courir ainsi après les livres, pour les acheter. Que ce soit pour ton utilité et ton besoin, c'est ce que ne pourront jamais se figurer même ceux qui ne te connaissent que de vue. On croira plutôt qu'un chauve achète un peigne ; un aveugle, un miroir ; un sourd, une flûte ; une femme galante, un eunuque ; un habitant de l'intérieur des terres, une rame ; un pilote, une charrue. Mais peut-être ta grande affaire est-elle de faire étalage de tes richesses, de montrer à tout le monde que tes immenses dépenses s'étendent jusqu'à l'achat d'objets parfaitement inutiles ? C'est possible ; mais, autant que j'ai pu le savoir en ma qualité de Syrien, si tu ne t'étais pas frauduleusement inscrit sur le testament d'un certain vieillard, tu mourrais de faim, et tu aurais mis en vente tous tes livres."

"Reste ceci, que les éloges de tes flatteurs t'ayant mis en tête que tu es non seulement aimable et beau, mais encore savant, orateur, historien, comme on n'en a jamais vu, tu dois nécessairement acheter des livres pour justifier leurs louanges. On dit donc que souvent, après le repas, tu leur lis quelque chose de ta façon, et que ces gens altérés se mettent à crier comme des grenouilles à sec, et n'ont à boire que quand ils se sont rompu les poumons. Mais je ne puis concevoir comment tu es assez niais pour te laisser ainsi mener par le nez, comment tu peux croire à tout ce qu'ils te disent, au point de te laisser persuader que tu ressembles à un souverain, comme le faux Alexandre, le faux Philippe, qui était fils d'un dégraisseur, le faux Néron qui a paru du temps de nos pères, comme tous ceux enfin dont le nom est marqué au coin du mensonge."

"Est-il étonnant, d'ailleurs, qu'un fou et un ignorant comme loi soit infatué de cette manie, et doit-on être surpris de te voir marcher la tête haute, copiant la démarche, le maintien, les regards de celui auquel tu te flattes de ressembler, quand on voit Pyrrhus, roi d'Épire, prince remarquable, du reste, se laisser gâter par ses courtisans, sous prétexte de ressemblance, au point de croire qu'il était tout le portrait d'Alexandre ? Cependant, pour parler avec les musiciens, il y avait entre eux la distance de plus de deux octaves, comme je m'en suis convaincu en voyant un portrait de Pyrrhus ; et, malgré cela, il s'imaginait que chacun de ses traits rappelait ceux du roi de Macédoine. Mais j'y songe, c'est faire injure à Pyrrhus que de te comparer à lui. En revanche, voici qui te convient à merveille. Telle était l'erreur de Pyrrhus, telle l'opinion qu'il avait de lui ; et il n'y avait personne qui ne la partageât, personne qui ne fut atteint de la même maladie, jusqu'à ce qu'un jour à Larisse (18), une bonne femme étrangère, en lui disant la vérité, le guérît de cette pituite. Pyrrhus, lui ayant montré les portraits de Philippe, de Perdiccas, d'Alexandre, de Cassandre et d'autres rois, lui demanda auquel il ressemblait, convaincu qu'elle allait dé signer Alexandre ; mais elle, après quelques moments d'hésitation : "A Batrachion, dit-elle, le cuisinier !" Il y avait, en effet, à Larisse un cuisinier nommé Batrachion qui ressemblait à Pyrrhus."

"Quant à toi, je ne saurais dire auquel des complaisants infâmes de nos danseurs tu ressembles davantage ; mais ce que je vois clairement, c'est que tu parais à tout le monde atteint d'une manie arrivée à son plus haut période, quand il s'agit de cette ressemblance imaginaire. Il n'est donc pas extraordinaire qu'étant si mauvais peintre, tu veuilles te donner des airs d'érudit, et que tu croies aveuglément les flatteurs qui te saluent de ce titre. Mais à quoi vais-je m'amuser ? Chacun voit la raison pour laquelle tu t'empresses tant d'acheter des livres, et, si je ne m'en suis pas aperçu plus tôt, c'est faute d'intelligence. Rien de plus ingénieux, selon toi du moins, que ton expédient, et tu te flattes des plus belles espérances, si le bruit de ton savoir arrive jusqu'à l'empereur, qui est savant lui-même et qui tient la science en grande estime. S'il entend dire de toi que tu achètes des livres et que tu en fais une belle collection, tu espères avant peu tout obtenir de lui."

"Eh quoi ! monstre d'impureté, crois-tu donc que l'empereur soit tellement enivré de suc de mandragore, qu'il puisse apprendre une partie de tes actions sans être instruit du reste, sans connaître la vie que tu mènes le jour, tes excès de table et tes débauches nocturnes ? Ne sais-tu pas que les yeux et les oreilles du prince sont partout ? Tes faits et gestes sont si publics, que les aveugles et les sourds n'y sont pas étrangers. Tu n'as qu'à dire un mot, tu n'as qu'à te déshabiller dans un bain, ou plutôt, sans te déshabiller, faire seulement mettre à nu tes esclaves. Qu'en dis-tu ? Les secrets de tes nuits ne se produiront-ils pas au grand jour ? Réponds-moi: si Bassus (19), votre sophiste, si Battalus (20), le joueur de flûte, si le mignon Hémithéon de Sybaris (21), qui vous a rédigé un si beau code, ou l'on apprend à s'adoucir la peau, à s'épiler, à jouer toute espèce de rôle, actif ou passif ; si, dis-je, on voyait s'avancer un personnage de cette espèce, revêtu d'une peau de lion, armé d'une massue, pour qui les spectateurs le prendraient-ils ? Pour Hercule ? Non, certes ; à moins d'avoir aux yeux plein une marmite de chassie. Mille témoignages déposeraient contre ce mensonge : la démarche, le regard, le son de la voix, le cou penché, la céruse, le mastic et le fard dont vous faites usage ; en somme, comme dit le proverbe : "Il est plus facile de cacher cinq éléphants sous son aisselle qu'un seul mignon." Eh bien ! un pareil homme ne peut pas se déguiser sous une peau de lion, et tu t'imagines être caché sous un livre ? C'est impossible ; tout te trahira ; tous vos signes caractéristiques te feront découvrir."

"En général, tu me parais ignorer que ça n'est pas chez les brocanteurs de livres qu'on doit chercher l'estime publique : chacun, la provoque par soi-même et par sa vie de tous les jours. Crois-tu donc que Callinus et Atticus, ces élégants copistes, parleront pour ta défense et te couvriront de leur témoignage ? Non ; mais des gens impitoyables t'écraseront bientôt, s'il plaît aux dieux, et te réduiront à la dernière pauvreté. Tu devrais, si tu avais encore un peu de sens commun, vendre dès ce moment tes livres à quelqu'un de nos savants, et, avec tes livres, cette maison nouvellement construite, afin de payer à tes marchands d'esclaves une partie des sommes énormes que tu leur dois."

"Jusqu'ici, en effet, deux objets ont partagé tes soins : acquérir des livres précieux, acheter des gaillards jeunes et déjà mûrs : c'est la double affaire que tu poursuis et pourchasse avec ardeur. Il est cependant impossible, quand on est pauvre de suffire à ces deux dépenses. Écoute donc bien, car c'est chose sacrée qu'un bon conseil. Défais-toi de ce qui ne te convient pas, pour soigner ton autre maladie. Achète des esclaves complaisants, de peur qu'à défaut des gens de ta maison, tu ne te replies sur ceux de condition libre, qui ne manqueront pas, s'ils ne sont bien payés, de divulguer, en s'en allant, tant ce que vous faites après boire comme l'a fait dernièrement ce débauché qui, sortant de chez toi, a révélé tes turpitudes et étalé tes morsures (22). Je pourrais te faire attester par ceux qui étaient présents que je me suis emporté et que j'ai été sur le point de battre cet indiscret, dont les aveux me révoltaient pour toi, surtout quand il s'est mis à prendre à témoin deux ou trois jeunes gens, qui ont confirmé de point en point son récit. Crois-moi donc, excellent homme, épargne ton argent ; garde-le pour pouvoir chez toi faire et souffrir en toute sûreté ce que bon te semble ; car comment te dissuader d'agir de la sorte ? La chienne ne quitta pas facilement le cuir qu'on lui a appris à ronger."

"Mon second conseil est facile à suivre : n'achète plus de livres ; tu es assez savant, assez érudit ; tu as bientôt toute l'antiquité sur le bord des lèvres : tu sais toute l'histoire, tous les secrets du langage, beautés et défauts, emploi des termes attiques. Tu es devenu un miracle de sagesse et de science, grâce à ton déluge de livres : rien n'empêche, en effet, que je ne m'amuse un peu avec toi, puisque tu aimes si fort qu'on t'en impose."

"J'apprendrai pourtant volontiers quels sont, parmi tes livres, ceux que tu lis le plus souvent. Sont-ce les écrits de Platon ou ceux d'Antisthène ? les vers d'Archiloque ou ceux d'Hipponax ? Ou bien, dédaignant ces ouvrages, prends-tu de préférence les orateurs ? Lis-tu quelquefois le discours d'Eschine contre Timarque ? Mais tu connais tout cela, n'est-ce pas. Il n'en est rien qui ne te soit familier ? Tu as lu quelque scène d'Eupolis ou d'Aristophane ? Tu as lu toute la comédie des Baptes (23) ? Chacun des traits qui s'y trouvent ne t'a-t-il pas frappé. N'as-tu pas rougi en t'y reconnaissant ? Ce qui doit, sans doute étonner davantage, c'est qu'avec une âme comme la tienne, tu oses toucher aux livres, et avec quelles mains ? Quand lis-tu donc ? Le jour ? Jamais personne ne te l'a vu faire. La nuit ? Est-ce possible, quand tu es tendu ailleurs ? Est-ce avant qu'on allume les flambeaux (24), quand vient le soir ? Tu n'oserais plus alors rien faire de semblable."

" Laisse-moi donc les livres, et vaque à ce que tu sais bien. Et pourtant il vaudrait mieux t'en abstenir et respecter la Phèdre d'Euripide, qui s'écrie, dans son courroux contre les femmes (25) :
Elles ne craignent point les ténèbres complices,
Ni des murs indignes les voix accusatrices.
Si cependant tu es décidé à ne pas te guérir de cette maladie, suis ta route, achète des livres, enferme-les à clef dans ta maison, et mets ta gloire à les posséder. Cela te suffit. Mais n'y touche pas, ne lis jamais, n'applique point ta langue aux discours, aux poèmes des grands hommes de l'antiquité, qui ne t'ont fait aucun mal. Je sais bien que mes avis sont en pure perte, et, comme dit le proverbe, j'entreprends de blanchir un Éthiopien. Tu continueras d'acheter des livres, tu ne t'en serviras pas, et tu seras la risée des hommes instruits qui n'estiment pas seulement un livre pour sa beauté extérieure et sa magnificence, mais en raison du style et du sens de l'ouvrage."

"Tu crois, sans doute, remédier à ton ignorance, la déguiser sous l'apparence de l'érudition, nous imposer par le nombre de tes livres ; mais tu ne sais pas que les médecins les plus ignorants usent du même expédient que toi. Ils se font faire des bottes d'ivoire, des cucurbites d'argent, des lancettes historiées d'or ; puis, quand il faut s'en servir, ils ne savent pas comment les manier, tandis que le premier praticien venu, avec une lancette bien affilée, quoique couverte de rouille, délivre le malade de ses souffrances. Faisons une comparaison plus plaisante encore ; regarde-moi les barbiers : tu vois que les habiles ont un rasoir, quelques petits couteaux et un miroir à l'avenant : les ignorants, au contraire, font un grand étalage de couteaux et de miroirs énormes. Malgré cela leur maladresse n'est un secret pour personne, et ce qu'il y a d'amusant, ma foi, on va se faire raser chez leurs voisins, puis on revient se mirer dans leurs miroirs et y arranger sa coiffure."

"Ainsi tu peux prêter des livres à d'autres, mais tu n'en saurais faire usage. Et cependant tu n'en as jamais prêté à qui que ce soit: tu es comme le chien qui, couché dans l'écurie, et ne pouvant manger d'orge, ne permet pas au cheval d'en prendre, lui qui peut en manger. Voilà, pour l'instant, ce que j'avais à te dire franchement au sujet de tes livres; quant au reste, à tes actes bas et méprisables, je t'en parlerai plus d'une fois encore."

(01) Cf. Le Bruyère, De la mode, p. 354 de l'édition Charpentier.
(02) On ne sait rien de précis sur cet habile copiste.
(03) Quelques commentateurs pensent qu'il s'agit d'Hérode Atticus, le sophiste; mais rien ne justifie celle conjecture.
(04) Hésiode. Voy. Théogonie, v. 30.
(05) Vénus, qui avait sur cette montagne un temple où on l'honorait par le culte le plus infâme.
(06) Voy. Hésiode, Théogonie, v. 5 et 6.
(07) Voy. Plutarque, Vie de Sylla, XXVI.
(08) Timothée et les deux Isménias, célèbres joueurs de flûte.
(09) Voy. ces mots dans le Dict. de Jacobi.
(10) Les chevaux de Médie étaient ceux de Nisée, ville de cette contrée. On croit que les centaurides étaient les chevaux de la Thessalie ou de la Thrace. Quant aux coppaphores, voici ce qu'en dit M. Artaud, traduction d'Aristophane, note sur un passage des Nuées: " Les chevaux étaient marqués de différentes lettres, qui, dit-on, désignaient leur prix ; le coppa était un de ces signes ; sa valeur numérique était de 90. " Cf. Comment il faut écrire l'histoire. 39.
(11) Iliade, V, v. 65. Les héros de nos Chansons de Geste portent des armes du même bois.
(12) Voy., pour ces détails, les Curiosités bibliographiques de Ludovic Lalanne : De la forme des livres et des lettres dans l'antiquité.
(13) Delphes.
(14) Cf. Cicéron, ad Herennium, IV, XLVII.
(15) Voy. plus loin Mort de Pérégrinus.
(16) Voy. Homère, Iliade, VI, v. 160.
(17) Voy. la traduction de M. Artaud.
(18) Capitale de la Thessalie.
(19) Il y eut plusieurs sophistes de ce nom : celui~ci est sans doute Bassus de Corinthe, méchant homme soupçonné d'avoir tué son père.
(20) Joueur de flûte efféminé, ou selon d'autres, poète licencieux.
(21) Auteur présumé du livre infâme indiqué par Ovide. Tristes, livre II, Ép I, V. 417.
(22) Ce passage est fort corrompu. J'ai suivi les corrections de Gesner.
(23) Comédie d'Eupolis, une des plus licencieuses de ce poète.
(24) Je lis λύχνων avec Scager.
(25) Phèdre, v. 417.

Si vous êtes parvenu jusqu'au bout de ce long message en en ayant lu et assimilé l'essence subtile des siècles... vous ne devriez plus être bibliomane encore très longtemps. Les portes de la bibliophilie s'ouvrent à vous, toutes grandes, pleines d'espoir... (sourire).

Bonne soirée,
Bertrand

vendredi 20 février 2009

Vox populi III : Des femmes et des livres...



Une merveille de la nature...


Nouvelle petite série de bons mots sur l'amour des livres. Quelques petites perles pêchées ici et là dans les vieux livres eux-mêmes ou dans des ouvrages plus récents.

Savourez.... et aujourd'hui il n'y en a que pour les femmes bibliophiles...

"(...) à peine cette bête (la femme), toujours nuisible à nos études, toujours implacable, découvre-t-elle le coin où nous sommes cachés, protégés par la toile d'une araignée défunte, que, le front plissé par les rides, elle nous en arrache, en nous insultant par les discours les plus virulents. Elle démontre que nous occupons sans utilité le mobilier de la maison, que nous sommes impropres à tout service de l'économie domestique, et bientôt elle pense qu'il serait avantageux de nous troquer contre un chaperon précieux, des étoffes de soie, du drap d'écarlate deux fois teint, des vêtements, des fourrures, de la laine ou du lin. Et ce serait avec raison, surtout si elle voyait le fond de notre cœur, si elle assistait à nos conseils secrets, si elle lisait les ouvrages de Théophraste ou de Valère Maxime (...)"

Richard de Bury, XIVe siècle.

"Les femmes bibliophiles!... Je ne sache point deux mots qui hurlent plus de se trouver ensemble dans notre milieu social; je ne conçois pas d'accolade plus hypocrite, d'union qui flaire davantage le divorce! La femme et la bibliofolie vivent aux antipodes, et, sauf des exceptions aussi rares qu'hétéroclites, — car les filles d'Eve nous déroutent en tout, — je pense qu'il n'existe aucune sympathie profonde et intime entre la femme et le livre; aucune passion d'épiderme ou d'esprit; bien plus, je serais tenté do croire qu'il y a en évidence inimitié d'instinct, et que la femme la plus afllnée sentira toujours dans « l'aflreux bouquin un rival puissant, inexorable, si éminemment absorbant et fascinateur, qu'elle le verra sans cesse se dresser comme une impénétrable muraille entre elle-même et l'homme à conquérir."

Octave Uzanne, fin du XIXe siècle.

"La collection (des livres particulièrement) a toujours eu pour ennemies jurées nos chères compagnes. C'est autant de moins, disent- « elles, pour la toilette et pour le train de la maison."

Paul Eudel, fin du XIXe siècle.

"Les livres, jusque dans la maison du bibliophile, ont un implacable ennemi, c'est la femme... La femme, l'ennemie-née du bibliophile."

M. H.-H. Gausseron, fin XIXe siècle.

"L'amour des livres, c'est une marque de délicatesse, mais c'est une délicatesse d'homme : les femmes, pour la plupart, ne le comprennent pas. Pour les ouvrages du XVIIIe siècle, qu'elles veulent acquérir maintenant parce qu'ils sont à la mode, elles ont été depuis longtemps particulièrement malfaisantes."

M. Porel

"Ne confiez jamais, ô bibliophiles, le soin de couper un livre que vous tenez en estime particulière à d'autres qu'à vous-mêmes: défiez- vous, pour accomplir cette opération si simple en apparence, mais en réalité si délicate, de cette main mignonne qui excelle dans l'art de la broderie et qui ne connaît point de rivale dans mille travaux élégants. Tout habile qu'elle est, cette main charmante, à laquelle on peut confier sans crainte la réparation du tissu le plus fin, vous fera le plus innocemment du monde d'innombrables festons aux marges que vous voulez respecter ; bien heureux si le couteau, en déviant de la ligne marquée, ne tranche cette marge jusqu'au texte, et perde ainsi à tout jamais un livre qui n'est plus présentable aux yeux d'un véritable bibliophile."

Le Magasin pittoresque, 1876, p. 262

"... Il y a un ennemi plus dangereux encore (que le feu, l'eau, le gaz, etc.), le plus difficile à vaincre, ennemi de tous les jours, de toutes les heures, furetant partout, décidé à toutes les luttes ouvertes ou à toutes les ruses sournoises : la femme."


M. René Vallery-Radot

Restons-en là pour aujourd'hui... la bête est bien chargée... n'exagérons pas...

Mes amitiés à toutes les femmes bibliophiles de par le monde,
je suis certain qu'elle sont discrètes mais qu'elles existent. (tout cet article est à prendre humour... je ne veux pas de ligues féministes à ma porte demain...)

Bonne journée,
Bertrand

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