Pour commencer ce billet, je vais essayer de vous expliquer ma façon de voir les choses bibliophiliques. J'appellerai cela la théorie de la boule de neige ou du mikado, au choix...
Disons que tout commence toujours par un livre que je ne connaissais pas, ou très mal. La plupart du temps arrive sur mon bureau un livre que j'ai choisi pour sa curiosité, son aspect ou son auteur, le plus souvent pour ces trois raisons nécessaires et suffisantes pour faire de moi le plus heureux des bibliophiles-libraires. Parfois je m'intéresse à un ouvrage sur la seule impression qu'il me donne de prime abord. C'est souvent mince. Thématique ou reliure, auteur ou provenance, un seul de ces éléments ou bien les quatre réunis peuvent m'enthousiasmer ou me rebuter.
Lorsque le livre est là, encore inconnu ou presque, je n'ai qu'une envie, travailler à en savoir plus. Une sorte de logique intuitive fait que c'est à l'auteur de l'ouvrage que je m'intéresse tout d'abord, ensuite j'essaye d'en savoir plus sur l'ouvrage question, la période à laquelle il a été écrit, le contexte historique, les particularités liées à l'imprimeur, au libraire, etc. Bref, tout un faisceau d'informations qui font qu'on en sait alors un peu plus sur ce qu'on tient en mains.
Vous me direz qu'il est curieux et étonnant que le premier réflexe ne soit pas celui de lire l'ouvrage nouvellement acquis. Et vous aurez raison. Souvent je feuillète, je m'arrête sur une page, puis une autre, encore une ou deux autres et puis je repose le volume. Après cette première lecture épisodique, je suis en mesure de me dire "je suis conquis" (auquel cas je lirai le volume dans son entier, aujourd'hui ou demain) ou "je ne suis pas conquis" (auquel cas je n'ai guère envie de poursuivre la lecture d'un livre que je n'ai pas apprécié de prime abord - cela peut paraître abrupte comme décision mais cela a le mérite de laisser le temps d'apprécier d'autres œuvres - cette méthode étant tout à fait personnelle). Certains volumes, pourtant jugés inintéressant dès cette première lecture épisodique, m'intriguent et m'entrainent vers de nouvelles recherches, elles, toujours intéressantes.
Je ne voudrais pas être un incorrigible bavard ennuyeux... passons à cette "acquisition récente" qui m'a amené à lire à comprendre tout un pan de l'histoire de l'édition française que j'avais jusque là ignoré.
Les éditions d'airs à danser et à boire du XVIIe siècle. Voilà bien une thématique que je n'avais encore jamais eu l'occasion d'aborder ! Il me restait à en savoir plus pour comprendre mieux.
Qui a dit que nos aïeux ne savaient pas s'amuser et lever le coude ?
Quand vous avez fini la lecture de ce petit livret, vous êtes détrompé ! Au temps de Louis XIII le françois était guilleret et même davantage. Il suffit pour s'en convaincre de lire quelques vers de ces airs à danser et à boire.
Chanson à danser :
Que j'ayme le souvenir
De cet aymable langage,
Qu'un berger plein de désir
Tenoit dedans ce boccage,
Marchandant un pucelage
Qu'il ne paya qu'en plaisir.
Pendant qu'avons le loisir
Dans le frais de cet ombrage,
Philis, tu ne peux choisir
Un lieu plus à l'avantage.
Donne moy ton pucelage
Que je le paye en plaisir.
Tu te laisseras moysir
Si tu fais toujours la sage,
Puis mourras de deplaisir
Quand tu auras passé l'aage
De donner ce pucelage
Que l'on perd avec plaisir.
Enfin pressé du désir
Qui eschauffe son courage,
Au corps il l'a veint saisir,
Et la couchant sur l'herbage
Il luy prit ce pucelage
Qu'il ne paya qu'en plaisir.
Chanson à boire :
Le vin, le vin, le vin, le vin,
Est une liqueur sans pareille,
Aussi toujours à cette fin
Je vais cherchant une bouteille :
Ha ! la voylà, ha ! la voicy,
Celle qui chasse le soucy.
Fy, que l'on ne me parle pas
De jardin, n'y de Thuillerie.
Voicy mon cours que ce repas,
C'est où je veux passer ma vie.
Ha ! la voyla.
Celuy qui planta le serment,
N'estoit-il pas un homme insigne ?
De ne laisser par testament
A ses enfans que de la vigne.
Ha ! la voyla.
Le vin, le vin, le vin, le vin,
Est une liqueur sans pareille,
Aussi toujours à cette fin
Je vais cherchant une bouteille :
Ha ! la voylà, ha ! la voicy,
Celle qui chasse le soucy.
L'homme qui vit dans les trésors
Je l'estime bien misérable,
Il n'est que de traitter son corps,
De rire, & de chanter à Table,
Ha ! la voyla.
Du vin, du vin, du vin, du vin,
Ce mot me charme les oreilles :
Ca, chers amis, le verre en main,
Faut vuider toutes les bouteilles.
Ah ! la voyla.
Ce petit livret contient le XIe livre de Chansons pour dancer et pour boire. A Paris, par Pierre Ballard, imprimeur du Roy pour la Musique, demeurant rue St-Iean de Beauvais, à l'enseigne du mont Parnasse. 1638. Avec Privilège de sa majesté.
C'est un volume petit in-8 (Hauteur : 155 mm) de 47 feuillets et 1 feuillet non chiffré (table et privilège). Curieux et joli petit volume folioté et non paginé, dans la tradition des livres imprimés du XVIe siècle. Le premier feuillet est illustré sur son recto d'un joli bois gravé en médaillon représentant une série de déesses jouant de divers instruments (luth, viole, harpe, etc). Le bois, visiblement fait de deux parties montre une cassure horizontale en son milieu. Chaque chanson s'ouvre sur une belle lettrine historiée de taille variable et se termine par un joli cul de lampe. Au début de chaque chanson, l'air est donné avec portée musicale et notes. On compte 34 chansons à danser. Ensuite vient une épitre "Au père Flotte" signée de Rosiers Beaulieu. 12 chansons à boire viennent clore ce recueil.
Ce XIe recueil de chansons à danser et à boire parait dans le courant de 1638 si l'on en croit la date présente sur le titre (les lettres patentes sont en date du 29 avril 1637). Louis XIV nait à Saint-Germain-en-Laye le 5 septembre 1638.
Vous imaginez bien que s'il s'agit du XIe recueil de ce genre... c'est qu'il en existe au moins dix autres qui l'ont précédé. Me voilà donc parti à la recherche des dix premiers livres de Chansons à danser et à boire... et de ceux qui suivirent ce XIe recueil ! Car il y en eu bien d'autres encore les années qui suivirent.
Évidemment ces petites chansonnettes fort grivoises et incitant à la bouteille m'ont intrigué. L'éditeur Pierre Ballard encore plus ! J'ai donc commencé à chercher de ce côté. Qui était ce Pierre Ballard, imprimeur du Roy pour la musique ?
Inutile d'aller chercher la vérité dans La Caille (Histoire de l'imprimerie et de la librairie, 1689), on sait que les informations qu'il donne sont aujourd'hui obsolètes. J'ai tout de même lu dans cet ouvrage quelques intéressantes informations sur les Ballard. Une histoire de père en fils...
A l'heure d'aujourd'hui il est plus simple d'interroger le "Grand Babu" Google et son cousin érudit Google Books... ce que j'ai fais.
Je suis tombé sur un document rédigé il y a quelques années et dont je donne ici quelques extraits. Toute l'histoire des Ballard y est très bien résumée. Je donne en lien le document d'origine.
Voici ce qu'on y apprend sur cette famille Ballard :
"En 1551, Robert Ier Ballard (v. 1525-1588) fonde une imprimerie avec Adrian Le Roy. Ils reçoivent le privilège d’imprimeur en 1551 et une charge d’« imprimeurs de la musique du roi » en 1553, en remplacement de Pierre Attaignant (mort v. 1551). Par leurs relations familiales et professionnelles, Ballard et Le Roy sont introduits à la Cour et peuvent ainsi obtenir le monopole d’imprimerie de la musique. Parmi les oeuvres qu’ils impriment figurent celles de Lassus et Janequin. Robert Ballard épouse Lucrèce Dugué, fille d’un organiste du roi, en 1559. Devenue veuve, celle-ci renouvelle l’association avec Le Roy et, à la mort de celui-ci (1598), reprend l’entreprise. Après s’être brièvement associé avec sa mère, Pierre Ier Ballard (v. 1575-1639) prend réellement la tête de l’imprimerie en 1606 et reçoit la charge paternelle en 1607. Un décret de 1637 vient encore renforcer son monopole, en soumettant à son consentement l’attribution de tout nouveau privilège. Il édite notamment les oeuvres de Claude Lejeune, d’Eustache du Caurroy et l’Harmonie universelle (1634-1635) de Marin Mersenne. En 1635, il gagne un procès intenté à Nicolas Métru, qui avait obtenu des lettres patentes pour faire imprimer sa musique chez le libraire ou l’imprimeur de son choix (1633). Comme beaucoup de bourgeois qui trouvaient dans l’achat de charges le moyen de gravir l’échelle sociale, il achète un office de commissaire de l’artillerie vers 1621. Robert III Ballard (v. 1610-1673), son fils, débute comme libraire avant de lui succéder en 1639. Face aux attaques des Sanlecque, père et fils, inventeurs d’une nouvelle méthode d’impression, il leur intente un procès en 1640, dans le but de leur interdire l’exercice du métier ; mais le Parlement lui donne tort1. Il édite notamment les oeuvres d’Henry Du Mont et la Pathodia sacra de Constantijn Huyghens, mais aussi des édits royaux ou l’Imitation de Jésus-Christ (dont il rachète la privilège en 1654). Entre 1652 et 1657, il est syndic de la Communauté des imprimeurs et libraires de Paris, rôle dans lequel il s’illustre par sa collaboration avec le pouvoir contre les mazarinades et par sa « tolérance » dans l’affaire des Provinciales de Pascal. A cette occasion, il est attaqué par les jésuites, qui poussent ses pairs à réclamer sa destitution2. Consul (1650) puis juge-consul (1666) de Paris, receveur général des « Pauvres de la ville et faubourgs de Paris » (v. 1664-1667), il achète également une charge de noteur de la Chapelle du roi3 en 1666. Christophe Ballard (1641-1715), d’abord libraire, lui aussi, reçoit le titre de « seul imprimeur de la musique du roi » en 1673. Il intente un procès à Pierre II, son frère, qui tente de lancer une entreprise concurrente. Un arrêt de 1696 donne raison à Christophe. Il édite la musique de Lulli, Brossard, Campra, Charpentier, Lalande, Hotteterre, Couperin ou encore Dandrieu, et les livrets d’opéra de Quinault. Il doit pourtant faire face au développement de la musique imprimée à partir de plaques gravées, qui concurrencent sérieusement les caractères du XVIe siècle qu’utilise encore son entreprise4. Ainsi en 1713, Leclair et d’autres musiciens gagnent leur procès contre Christophe Ballard, qui voulait étendre son monopole à cette nouvelle technique. Il est syndic des imprimeurs libraires entre 1698 et 1701 et valet de la Chambre du roi. Jean-Baptiste Christophe Ballard (1663-1750), lui aussi libraire et imprimeur, reprend la maison et la charge familiale en 1715. Il édite Lulli, Destouches, Campra et Rameau (Traité 1722, Nouveau système 1726), mais ne peut résister au succès de la musique gravée. Son fils, Christophe Jean François Ier Ballard (v. 1701-1765), libraire jusqu’en 1741, reprend la maison en 1742 et y introduit l’usage de la gravure en taille douce. S’il conserve la faveur royale, puisque le roi l’autorise à faire porter sa livrée à ses domestiques, l’entreprise familiale commence pourtant déjà à décliner. Ne pouvant plus se consacrer uniquement à la musique, Christophe Jean François se tourne alors vers d’autres types d’ouvrages comme L’Almanach historique, généalogique et chronologique de l’abbé d’Estrée ou une Géographie historique de 1760. Avec Pierre Robert Christophe Ballard (1743-1812), la Révolution sonne définitivement le glas du règne des Ballard sur l’imprimerie musicale, avec l’abolition du système des privilèges d’impressions et des charges (1791). Ainsi, s’il est encore « seul Imprimeur pour la musique de la Chambre, Menus-Plaisirs et Grande Chapelle de Sa Majesté » avant la Révolution, il doit rapidement se diversifier. Imprimeur du comte et de la comtesse d’Artois dès 1781, il apparaît ensuite comme imprimeur du département de Paris (dès 1793) et des « théâtres de la République des arts » (dès 1800). Il édite ainsi des traités d’astronomie, des affiches pour Dufourny, président du Conseil général de la Seine, et pour le comte d’Artois, des décrets de la Convention et du département de la Seine et des ouvrages comme La relation du voyage des Nantais à Paris. Il est élu lieutenant de la Garde nationale en septembre 1789. La lignée s’éteint avec son fils Christophe Jean François II Ballard (1772-1825) qui reprend l’imprimerie en 1813 et meurt sans laisser d’héritier. Il édite notamment des ouvrages scientifiques comme les Tables de Martin ou le Dictionnaire universel des divisions et des multiplications. Son épouse Thérèse Bauche, veuve d’Antoine Vinchon, reprend l’imprimerie familiale après la mort de son époux et la lègue à Jean-Baptiste Vinchon, fils de son premier mariage. Avec huit générations d’imprimeurs, et en dépit de leur attachement à une typographie rapidement dépassée et de leur acharnement à défendre un monopole de plus en plus contesté, les Ballard font preuve d’une constance professionnelle remarquable, incarnée aussi par la stabilité de leur implantation. En effet, Robert Ier et ses descendants (au moins jusqu’à Jean Baptiste Christophe) conservent la même adresse : rue St-Jean-de-Beauvais à l’enseigne du Mont Parnasse. Pierre Robert Christophe, lui, est installé au 8 rue des Mathurins, au moins entre 1768 et 1793, et Christophe Jean François II Ballard au 8 rue Jean-Jacques Rousseau. Les enquêtes des syndics de leur profession sur les outils et le personnel de l’imprimerie Ballard montre la puissance de l’entreprise, qui compte entre 3 et 4 presses pendant le XVIIe siècle. Emblématiques d’une bourgeoisie prospère et industrieuse, ils achètent des maisons et des rentes à Paris ou dans les environs5, s’impliquent dans la fabrique de leur paroisse, dans la gestion d’établissements hospitaliers ou de confréries (Confrérie de St-Jean-l’Evangéliste) et payent leurs impôts avec régularité."
(Aubin LEROY, stagiaire de l’Institut national du Patrimoine sous la direction de Régine MALVEAU chargée d’études documentaires A R C H I V E S D É P A R T E M E N T A L E S D ' I N D R E - E T - L O I R E TOURS 2005 - Document original avec les notes téléchargeable à cette adresse : http://archives.cg37.fr/UploadFile/GED/SerieJ/1178540575.pdf)
Sur ces livres de Chansons, je vous invite à lire également l'extrait de l'ouvrage qui se trouve ICI.
Le Catalogue Ballard Pierre I Ballard et Robert III Ballard Imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673) est disponible ICI.
Passionnant non ? Je n'aurais pas imaginé trouver aussi rapidement un résumé de trois siècles d'activité de librairie et d'imprimerie. Reste maintenant à creuser, détailler, apprendre, comprendre, enfin, bref, tout ce qui fait le sel de la bibliophilie et de la librairie ancienne.
Je vous laisse, il faut que j'aille mettre en pratique quelques unes de ces dernières chansons pour l'entraînement au lever de coude... au XXIe siècle...
La bibliophilie nous emmène souvent bien loin de là où nous étions au départ...
Avez-vous déjà croisé ces recueils ? Les collectionnez-vous ? Que pensez-vous de ces impressions musicales du XVIIe siècle ?
Bonne journée,
Bertrand
Disons que tout commence toujours par un livre que je ne connaissais pas, ou très mal. La plupart du temps arrive sur mon bureau un livre que j'ai choisi pour sa curiosité, son aspect ou son auteur, le plus souvent pour ces trois raisons nécessaires et suffisantes pour faire de moi le plus heureux des bibliophiles-libraires. Parfois je m'intéresse à un ouvrage sur la seule impression qu'il me donne de prime abord. C'est souvent mince. Thématique ou reliure, auteur ou provenance, un seul de ces éléments ou bien les quatre réunis peuvent m'enthousiasmer ou me rebuter.
Lorsque le livre est là, encore inconnu ou presque, je n'ai qu'une envie, travailler à en savoir plus. Une sorte de logique intuitive fait que c'est à l'auteur de l'ouvrage que je m'intéresse tout d'abord, ensuite j'essaye d'en savoir plus sur l'ouvrage question, la période à laquelle il a été écrit, le contexte historique, les particularités liées à l'imprimeur, au libraire, etc. Bref, tout un faisceau d'informations qui font qu'on en sait alors un peu plus sur ce qu'on tient en mains.
Vous me direz qu'il est curieux et étonnant que le premier réflexe ne soit pas celui de lire l'ouvrage nouvellement acquis. Et vous aurez raison. Souvent je feuillète, je m'arrête sur une page, puis une autre, encore une ou deux autres et puis je repose le volume. Après cette première lecture épisodique, je suis en mesure de me dire "je suis conquis" (auquel cas je lirai le volume dans son entier, aujourd'hui ou demain) ou "je ne suis pas conquis" (auquel cas je n'ai guère envie de poursuivre la lecture d'un livre que je n'ai pas apprécié de prime abord - cela peut paraître abrupte comme décision mais cela a le mérite de laisser le temps d'apprécier d'autres œuvres - cette méthode étant tout à fait personnelle). Certains volumes, pourtant jugés inintéressant dès cette première lecture épisodique, m'intriguent et m'entrainent vers de nouvelles recherches, elles, toujours intéressantes.
Je ne voudrais pas être un incorrigible bavard ennuyeux... passons à cette "acquisition récente" qui m'a amené à lire à comprendre tout un pan de l'histoire de l'édition française que j'avais jusque là ignoré.
Les éditions d'airs à danser et à boire du XVIIe siècle. Voilà bien une thématique que je n'avais encore jamais eu l'occasion d'aborder ! Il me restait à en savoir plus pour comprendre mieux.
Qui a dit que nos aïeux ne savaient pas s'amuser et lever le coude ?
Quand vous avez fini la lecture de ce petit livret, vous êtes détrompé ! Au temps de Louis XIII le françois était guilleret et même davantage. Il suffit pour s'en convaincre de lire quelques vers de ces airs à danser et à boire.
Chanson à danser :
Que j'ayme le souvenir
De cet aymable langage,
Qu'un berger plein de désir
Tenoit dedans ce boccage,
Marchandant un pucelage
Qu'il ne paya qu'en plaisir.
Pendant qu'avons le loisir
Dans le frais de cet ombrage,
Philis, tu ne peux choisir
Un lieu plus à l'avantage.
Donne moy ton pucelage
Que je le paye en plaisir.
Tu te laisseras moysir
Si tu fais toujours la sage,
Puis mourras de deplaisir
Quand tu auras passé l'aage
De donner ce pucelage
Que l'on perd avec plaisir.
Enfin pressé du désir
Qui eschauffe son courage,
Au corps il l'a veint saisir,
Et la couchant sur l'herbage
Il luy prit ce pucelage
Qu'il ne paya qu'en plaisir.
Chanson à boire :
Le vin, le vin, le vin, le vin,
Est une liqueur sans pareille,
Aussi toujours à cette fin
Je vais cherchant une bouteille :
Ha ! la voylà, ha ! la voicy,
Celle qui chasse le soucy.
Fy, que l'on ne me parle pas
De jardin, n'y de Thuillerie.
Voicy mon cours que ce repas,
C'est où je veux passer ma vie.
Ha ! la voyla.
Celuy qui planta le serment,
N'estoit-il pas un homme insigne ?
De ne laisser par testament
A ses enfans que de la vigne.
Ha ! la voyla.
Le vin, le vin, le vin, le vin,
Est une liqueur sans pareille,
Aussi toujours à cette fin
Je vais cherchant une bouteille :
Ha ! la voylà, ha ! la voicy,
Celle qui chasse le soucy.
L'homme qui vit dans les trésors
Je l'estime bien misérable,
Il n'est que de traitter son corps,
De rire, & de chanter à Table,
Ha ! la voyla.
Du vin, du vin, du vin, du vin,
Ce mot me charme les oreilles :
Ca, chers amis, le verre en main,
Faut vuider toutes les bouteilles.
Ah ! la voyla.
Ce petit livret contient le XIe livre de Chansons pour dancer et pour boire. A Paris, par Pierre Ballard, imprimeur du Roy pour la Musique, demeurant rue St-Iean de Beauvais, à l'enseigne du mont Parnasse. 1638. Avec Privilège de sa majesté.
C'est un volume petit in-8 (Hauteur : 155 mm) de 47 feuillets et 1 feuillet non chiffré (table et privilège). Curieux et joli petit volume folioté et non paginé, dans la tradition des livres imprimés du XVIe siècle. Le premier feuillet est illustré sur son recto d'un joli bois gravé en médaillon représentant une série de déesses jouant de divers instruments (luth, viole, harpe, etc). Le bois, visiblement fait de deux parties montre une cassure horizontale en son milieu. Chaque chanson s'ouvre sur une belle lettrine historiée de taille variable et se termine par un joli cul de lampe. Au début de chaque chanson, l'air est donné avec portée musicale et notes. On compte 34 chansons à danser. Ensuite vient une épitre "Au père Flotte" signée de Rosiers Beaulieu. 12 chansons à boire viennent clore ce recueil.
Ce XIe recueil de chansons à danser et à boire parait dans le courant de 1638 si l'on en croit la date présente sur le titre (les lettres patentes sont en date du 29 avril 1637). Louis XIV nait à Saint-Germain-en-Laye le 5 septembre 1638.
Vous imaginez bien que s'il s'agit du XIe recueil de ce genre... c'est qu'il en existe au moins dix autres qui l'ont précédé. Me voilà donc parti à la recherche des dix premiers livres de Chansons à danser et à boire... et de ceux qui suivirent ce XIe recueil ! Car il y en eu bien d'autres encore les années qui suivirent.
Évidemment ces petites chansonnettes fort grivoises et incitant à la bouteille m'ont intrigué. L'éditeur Pierre Ballard encore plus ! J'ai donc commencé à chercher de ce côté. Qui était ce Pierre Ballard, imprimeur du Roy pour la musique ?
Inutile d'aller chercher la vérité dans La Caille (Histoire de l'imprimerie et de la librairie, 1689), on sait que les informations qu'il donne sont aujourd'hui obsolètes. J'ai tout de même lu dans cet ouvrage quelques intéressantes informations sur les Ballard. Une histoire de père en fils...
A l'heure d'aujourd'hui il est plus simple d'interroger le "Grand Babu" Google et son cousin érudit Google Books... ce que j'ai fais.
Je suis tombé sur un document rédigé il y a quelques années et dont je donne ici quelques extraits. Toute l'histoire des Ballard y est très bien résumée. Je donne en lien le document d'origine.
Voici ce qu'on y apprend sur cette famille Ballard :
"En 1551, Robert Ier Ballard (v. 1525-1588) fonde une imprimerie avec Adrian Le Roy. Ils reçoivent le privilège d’imprimeur en 1551 et une charge d’« imprimeurs de la musique du roi » en 1553, en remplacement de Pierre Attaignant (mort v. 1551). Par leurs relations familiales et professionnelles, Ballard et Le Roy sont introduits à la Cour et peuvent ainsi obtenir le monopole d’imprimerie de la musique. Parmi les oeuvres qu’ils impriment figurent celles de Lassus et Janequin. Robert Ballard épouse Lucrèce Dugué, fille d’un organiste du roi, en 1559. Devenue veuve, celle-ci renouvelle l’association avec Le Roy et, à la mort de celui-ci (1598), reprend l’entreprise. Après s’être brièvement associé avec sa mère, Pierre Ier Ballard (v. 1575-1639) prend réellement la tête de l’imprimerie en 1606 et reçoit la charge paternelle en 1607. Un décret de 1637 vient encore renforcer son monopole, en soumettant à son consentement l’attribution de tout nouveau privilège. Il édite notamment les oeuvres de Claude Lejeune, d’Eustache du Caurroy et l’Harmonie universelle (1634-1635) de Marin Mersenne. En 1635, il gagne un procès intenté à Nicolas Métru, qui avait obtenu des lettres patentes pour faire imprimer sa musique chez le libraire ou l’imprimeur de son choix (1633). Comme beaucoup de bourgeois qui trouvaient dans l’achat de charges le moyen de gravir l’échelle sociale, il achète un office de commissaire de l’artillerie vers 1621. Robert III Ballard (v. 1610-1673), son fils, débute comme libraire avant de lui succéder en 1639. Face aux attaques des Sanlecque, père et fils, inventeurs d’une nouvelle méthode d’impression, il leur intente un procès en 1640, dans le but de leur interdire l’exercice du métier ; mais le Parlement lui donne tort1. Il édite notamment les oeuvres d’Henry Du Mont et la Pathodia sacra de Constantijn Huyghens, mais aussi des édits royaux ou l’Imitation de Jésus-Christ (dont il rachète la privilège en 1654). Entre 1652 et 1657, il est syndic de la Communauté des imprimeurs et libraires de Paris, rôle dans lequel il s’illustre par sa collaboration avec le pouvoir contre les mazarinades et par sa « tolérance » dans l’affaire des Provinciales de Pascal. A cette occasion, il est attaqué par les jésuites, qui poussent ses pairs à réclamer sa destitution2. Consul (1650) puis juge-consul (1666) de Paris, receveur général des « Pauvres de la ville et faubourgs de Paris » (v. 1664-1667), il achète également une charge de noteur de la Chapelle du roi3 en 1666. Christophe Ballard (1641-1715), d’abord libraire, lui aussi, reçoit le titre de « seul imprimeur de la musique du roi » en 1673. Il intente un procès à Pierre II, son frère, qui tente de lancer une entreprise concurrente. Un arrêt de 1696 donne raison à Christophe. Il édite la musique de Lulli, Brossard, Campra, Charpentier, Lalande, Hotteterre, Couperin ou encore Dandrieu, et les livrets d’opéra de Quinault. Il doit pourtant faire face au développement de la musique imprimée à partir de plaques gravées, qui concurrencent sérieusement les caractères du XVIe siècle qu’utilise encore son entreprise4. Ainsi en 1713, Leclair et d’autres musiciens gagnent leur procès contre Christophe Ballard, qui voulait étendre son monopole à cette nouvelle technique. Il est syndic des imprimeurs libraires entre 1698 et 1701 et valet de la Chambre du roi. Jean-Baptiste Christophe Ballard (1663-1750), lui aussi libraire et imprimeur, reprend la maison et la charge familiale en 1715. Il édite Lulli, Destouches, Campra et Rameau (Traité 1722, Nouveau système 1726), mais ne peut résister au succès de la musique gravée. Son fils, Christophe Jean François Ier Ballard (v. 1701-1765), libraire jusqu’en 1741, reprend la maison en 1742 et y introduit l’usage de la gravure en taille douce. S’il conserve la faveur royale, puisque le roi l’autorise à faire porter sa livrée à ses domestiques, l’entreprise familiale commence pourtant déjà à décliner. Ne pouvant plus se consacrer uniquement à la musique, Christophe Jean François se tourne alors vers d’autres types d’ouvrages comme L’Almanach historique, généalogique et chronologique de l’abbé d’Estrée ou une Géographie historique de 1760. Avec Pierre Robert Christophe Ballard (1743-1812), la Révolution sonne définitivement le glas du règne des Ballard sur l’imprimerie musicale, avec l’abolition du système des privilèges d’impressions et des charges (1791). Ainsi, s’il est encore « seul Imprimeur pour la musique de la Chambre, Menus-Plaisirs et Grande Chapelle de Sa Majesté » avant la Révolution, il doit rapidement se diversifier. Imprimeur du comte et de la comtesse d’Artois dès 1781, il apparaît ensuite comme imprimeur du département de Paris (dès 1793) et des « théâtres de la République des arts » (dès 1800). Il édite ainsi des traités d’astronomie, des affiches pour Dufourny, président du Conseil général de la Seine, et pour le comte d’Artois, des décrets de la Convention et du département de la Seine et des ouvrages comme La relation du voyage des Nantais à Paris. Il est élu lieutenant de la Garde nationale en septembre 1789. La lignée s’éteint avec son fils Christophe Jean François II Ballard (1772-1825) qui reprend l’imprimerie en 1813 et meurt sans laisser d’héritier. Il édite notamment des ouvrages scientifiques comme les Tables de Martin ou le Dictionnaire universel des divisions et des multiplications. Son épouse Thérèse Bauche, veuve d’Antoine Vinchon, reprend l’imprimerie familiale après la mort de son époux et la lègue à Jean-Baptiste Vinchon, fils de son premier mariage. Avec huit générations d’imprimeurs, et en dépit de leur attachement à une typographie rapidement dépassée et de leur acharnement à défendre un monopole de plus en plus contesté, les Ballard font preuve d’une constance professionnelle remarquable, incarnée aussi par la stabilité de leur implantation. En effet, Robert Ier et ses descendants (au moins jusqu’à Jean Baptiste Christophe) conservent la même adresse : rue St-Jean-de-Beauvais à l’enseigne du Mont Parnasse. Pierre Robert Christophe, lui, est installé au 8 rue des Mathurins, au moins entre 1768 et 1793, et Christophe Jean François II Ballard au 8 rue Jean-Jacques Rousseau. Les enquêtes des syndics de leur profession sur les outils et le personnel de l’imprimerie Ballard montre la puissance de l’entreprise, qui compte entre 3 et 4 presses pendant le XVIIe siècle. Emblématiques d’une bourgeoisie prospère et industrieuse, ils achètent des maisons et des rentes à Paris ou dans les environs5, s’impliquent dans la fabrique de leur paroisse, dans la gestion d’établissements hospitaliers ou de confréries (Confrérie de St-Jean-l’Evangéliste) et payent leurs impôts avec régularité."
(Aubin LEROY, stagiaire de l’Institut national du Patrimoine sous la direction de Régine MALVEAU chargée d’études documentaires A R C H I V E S D É P A R T E M E N T A L E S D ' I N D R E - E T - L O I R E TOURS 2005 - Document original avec les notes téléchargeable à cette adresse : http://archives.cg37.fr/UploadFile/GED/SerieJ/1178540575.pdf)
Sur ces livres de Chansons, je vous invite à lire également l'extrait de l'ouvrage qui se trouve ICI.
Le Catalogue Ballard Pierre I Ballard et Robert III Ballard Imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673) est disponible ICI.
Passionnant non ? Je n'aurais pas imaginé trouver aussi rapidement un résumé de trois siècles d'activité de librairie et d'imprimerie. Reste maintenant à creuser, détailler, apprendre, comprendre, enfin, bref, tout ce qui fait le sel de la bibliophilie et de la librairie ancienne.
Je vous laisse, il faut que j'aille mettre en pratique quelques unes de ces dernières chansons pour l'entraînement au lever de coude... au XXIe siècle...
La bibliophilie nous emmène souvent bien loin de là où nous étions au départ...
Avez-vous déjà croisé ces recueils ? Les collectionnez-vous ? Que pensez-vous de ces impressions musicales du XVIIe siècle ?
Bonne journée,
Bertrand