Une fois n’est pas coutume, je vous présente aujourd’hui un ouvrage du XIXe siècle ; une rareté textoresque, si j’ose dire, puisque ma bibliothèque compte très peu d’ouvrages de cette période !!
Un libraire de Bécherel me l’avait cédé, il y a quelques années pour quelques euros, sans pouvoir me dire qui était l’auteur, le graveur ou quoi ou qu’est-ce. C’est une méchante petite chemise, contenant quelques pages ni reliées ni brochées. Son titre : « Vues de différentes habitations de J.J.Rousseau avec son portrait et le fac-similé d’un air de musique de sa composition, pour faire suite à ses œuvres, Paris, de l’imprimerie lithographique de C.de L…., rue du Bac n°58, 1819 » (1)
Cet ouvrage m’avait plu car il contient 2 gravures des Charmettes, qui fut une des villégiatures de Rousseau, au dessus de Chambéry, endroit agreste et bucolique (romantique devrai-je dire) où l’on imagine bien l’auteur des Rêveries d’un Promeneur Solitaire herboriser ici et là dans la montagne savoyarde.
Le livre est resté longtemps dans mon catalogue avec pour seule mention, gravures de C. de Last. (Et d’ailleurs c’est sous ce nom qu’on le trouve parfois en vente sur internet ! Ce qui n’est pas vraiment faux, mais juste incomplet....). Il aurait certainement continué à vivre là dans sa condition misérable de brochure anonyme, sans espérer jamais connaître les joies médiatiques du Bibliomane Moderne, si, par le plus grand des hasards, je n’étais tombé sur un exemplaire similaire (mais moins bien conservé !). Et devinez où ? Dans la vitrine d’un libraire du carré VIP, au salon du Grand Palais !!
Alors là ! Que faisait ma brochure entre 2 manuscrits à 250 000 euros … ? Mystère ! Je sors illico mon ouvrage. (En prenant mille précautions, cette fois-ci) et j’entame de sérieuses recherches.
Fig 1 Chemise de papier recouvrant l’ouvrage, non relié ni broché, tel qu’envoyé en livraison aux souscripteurs. L’adresse mentionne rue Taranne n°12
En fait, c’est une des premières productions d’une technique d’impression nouvelle, dernière étape avant les productions industrielles offset : la lithographie, dont l’un des pionniers est l’auteur de ce livre : le comte Charles-Philibert de Lasteyrie.
La lithographie est une technique d'impression et de reproduction des textes et des images mise au point fortuitement, entre 1796 et 1799, par Aloys Senefelder, un auteur dramatique allemand qui cherchait à diffuser ses œuvres à moindres coûts.
Le procédé est connu ; il repose sur deux éléments : l'emploi d'une encre ou d'un crayon gras pour dessiner sur une pierre enduite préalablement d'une solution composée de gomme arabique et d'acide nitrique. Les parties non dessinées restent humides grâce aux qualités hydrophiles de la gomme, si bien qu'au moment de l'encrage, ces parties « rejettent » l'encre. A l'inverse, les parties grasses (les parties dessinées) retiennent l'encre.
Par rapport à l'estampe traditionnelle, la lithographie est un procédé assez facile à mettre en œuvre et qui ne demande pas l'intermédiaire d'un graveur professionnel. Aloys Senefelder lui voyait un grand avenir pour un certain nombre de travaux commerciaux: tableaux, lettres, circulaires, lettres de change, factures, cartes de visite, etc. Lui-même produit des partitions musicales, suscitant bientôt l'intérêt d'un marchand de musique de la ville d'Offenbach, Johann André.
En 1800, les 2 compères s'associent. Les premiers essais de lithographie artistique remontent à cette date : Philippe André, parent du précédant, s'installe à Londres et envoie des pierres à tous les artistes importants avec des instructions. Une lithographie de Benjamin West est datée de 1801; en 1803, André publie les Specimens of Polyautography ; des Lithographische Kunstprodukte paraissent à Munich en 1805. La France ne s'ouvrit que plus tardivement à la nouvelle technique : les premiers essais furent limités à la production de partitions musicales, puis progressivement des illustrations lithographiques apparurent, notamment pour le Voyage dans les départements du Midi de la France d'Aubin-Louis Millin.
Ce n'est qu'en 1816, quand Engelmann et Lasteyrie ouvrirent leurs ateliers, que la lithographie se développa.
Godefroy Engelmann, fils d'un négociant mulhousien, est un esprit pragmatique, qui a l'expérience de la fabrication des tissus imprimés. Parti se former à la lithographie auprès de Senefelder en 1814, il crée, à son retour en Alsace l'année suivante, la « Société lithotypique du Haut-Rhin».
Charles de Lasteyrie ouvre son atelier à Paris en avril 1816. La lithographie est alors à la mode, des membres de la famille d'Orléans s'y étaient essayés, et d’ailleurs, en 1819, il se qualifie de Lithographe du Roi et de S.A.R. le duc d’Angoulême.
« Je me levais tous les matins avant le soleil ; je montais par un verger voisin dans un très joli chemin qui était au dessus de la vigne, et suivait la côte de Chambéry. Là, tout en me promenant, je faisais ma prière, qui ne consistait pas en un vain balbutiement des lèvres, mais en une sincère élévation de cœur à l’auteur de cette aimable nature … » (Confessions, part I, liv. VI p 93)
A partir de là, tout va très vite. Dès 1820, les chefs-d'œuvre se multiplient. Le baron Taylor l'adopte pour l'illustration de ses fameux Voyages pittoresques (en collaboration avec Nodier), qui commencent à paraître en 1820. Les imprimeurs lithographes deviennent nombreux.
Beaucoup d'artistes s'essaient à la pierre, et certains en font leur profession, comme Charlet, qui jouit d'une grande popularité. Goya explore audacieusement les possibilités de cette technique dans les Taureaux de Bordeaux (1825), la génération de 1830, Delacroix en tête, est tout acquise à la lithographie, dont la floraison est stupéfiante.
« Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, terre de Mr de Conzié, à la porte de Chambéry, mais retiré et solitaire, comme si l’on était à cent lieues. …. J’étais transporté le premier soir que nous y couchâmes. O Maman ! dis-je à cette chère amie en l’embrassant et l’inondant de larmes d’attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l’innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l’un et l’autre, il ne les faut chercher nulle part. » (Confessions, part I, liv V, page 75)
Les vues des maisons de J.-J. Rousseau ne sont pas des chef-d’œuvres, loin s’en faut, mais elles ont du pittoresque et sont bien dans le style de cette période. Enfin, je vous laisserai me donner votre avis d’expert, sur ces figures mais aussi sur les productions de Charles de Lasteyrie que vous auriez pu rencontrer dans vos quêtes inlassables de vieux livres.
Bonne journée
Textor
(1) 27 pp., fac-similé, portrait et 11 planches lithographiées hors-texte. Manque à Johnson, French Lithography et à Twyman, Early lithographed books. Manque à la Bn. Édition originale. Vignette de titre, 8 culs-de-lampe gravés sur bois, partition de Rousseau en fac-similé, portrait de Rousseau en pieds herborisant par Mayer et 11 belles vues d'architecture par Lameau (sauf une signée A. R.) montrant ses différents logis, lithographiés hors texte par le comte de Lasteyrie.