Aujourd’hui, présentons un petit ouvrage qui n’est pas tape-à-l’œil pour deux sous. (Amateurs de la Chronique de Nuremberg, passez votre chemin !). C’est une édition vénitienne de 1478, sortie des presses de mon imprimeur préféré, Franciscum Renner de Heilbronn (ou encore Renner ou Rainer de Hailbrun).
Son titre est imprimé à l’encre rouge : Eloquentissimi uiri domini Antonij Becharie ueronensis Proemiu in Dionysij traductionem De situ orbis habitabilis ad clarissimu physicu magistru Hieronymu de leonardis. (1)
Les infatigables voyageurs grecs ont sillonné les terres habitées et fourni les premières descriptions du Monde. Parmi eux on connait Hérodote, bien sur, et aussi Strabon ou Pausanias, mais probablement un peu moins Denys le Périégète, (littéralement Denys du Périple) qui fut l’auteur d’une Description de la Terre Habitée, en vers hexamètres, écrit dans un style dense et élégant, d’abord en grec, puis traduit en latin, ici par le véronais Antoine Beccharie. (ca 1400 - 1474).
Une tradition de poèmes didactiques s’est développée en Grèce. A l’origine de ce courant, les Travaux et les jours d’Hésiode (VIIIème siècle av.JC) renferme un manuel pratique de techniques agricoles auquel se mêlent des considérations religieuses et philosophiques sur la condition des hommes. A l’époque hellénistique et gréco-romaine, alors que la prose s’est depuis longtemps imposée pour les textes savants, certains auteurs choisissent encore la forme de la poésie didactique. Il s’agit parfois d’un jeu littéraire où le poète affronte avec virtuosité un sujet technique. Mais parfois, on trouve un contenu scientifique réel traversé par une méditation philosophique. Tel est le cas des Phénomènes d’Aratus, déjà présentés (vers 315- 240 av JC ) qui adaptent un traité d’astronomie, ou la Description de la Terre Habitée de Denys le Périégète qui condense en moins de mille deux cent vers les acquis de la géographie alexandrine.
Denys d’Alexandrie est un contemporain de Claude Ptolémée ou Marin de Tyr; il composa sa description du Monde habité vers 124 après JC, (Tout au moins c’est ce qu’on suppose car, en fait, nous ne connaissons que peu de choses de ses origines et même pas la date exacte de sa naissance qui pourrait se situer à l’époque d’Hadrien, (Ier siècle) mais que certains situent plutôt au IIIème siècle après J.C. !)
C’est un traité de vulgarisation de la géographie, mêlant descriptions topographiques, mythologies et minéralogie, avec des annotations historiques et ethnographiques. Il était sans doute accompagné de cartes, aujourd’hui perdues. Le passage sur l’Asie est plus détaillé que les autres régions. Ce sera une des sources importantes de la géographie au Moyen-âge, traduit en latin par Rufus Festus Avienus dès le IVe siècle; et il continuera à jouir d’une grande popularité pendant tout le Moyen-âge parmi les étudiants ; on le trouvait en tête de gondole dans les meilleurs librarii du quartier latin, au côté du « de Situ Orbis » de Pomponius Mela.
Mais voilà, les étudiants ont déserté la rue du Fouarre, les Mac Do ont remplacé les librarii et cet ouvrage est devenu rare … et même très rare puisqu’on ne recense en France que 5 exemplaires de cette édition, en comptant celui-ci.
Fig 2 Reliure. (Avec un air de déjà vu, normal, le plat inférieur figurait dans l’article De Sphera Mundi, les 2 ouvrages ayant été reliés ensemble, par l’étudiant, dian dian, dont on parlait plus haut)
La Bibliothèque curieuse, historique et critique ou Catalogue raisonné de livres difficiles à trouver de David Clément (1762) décrit cet ouvrage de la façon suivante : « Monsieur Bunneman conserve cette édition rarissime qui est peu connue. Elle n’a ni titre, ni chiffre, ni réclame, ni signature. (Ce qui n’est pas exact pour la signature). Elle commence par l’inscription que j’ai copiée en tête de cet article, & est fort bien imprimée en beaux caractères romains. Conrad Gesner n’est pas content de cette version, dans sa Bibliotheca, Tiguri, 1545…. Monsieur Gesner et ses continuateurs n’ont connu que l’édition de 1534, quoique cette version ait été imprimée diverses fois dans le cours du XVème siècle. Notre édition n’est pas la première, Mr Goetze en indique une édition plus ancienne dans ses Merckwüdigkeiten des Konigl. Bibliotheck zu Dresden, vol II p 106 »
Il est exact qu’une édition imprimée également à Venise par Bernhard Maler, Erhard Ratdoldt, et Peter Löslein, en 42 pages précède d’un an celle de Renner de Heilbronn. On trouve ensuite des réimpressions de la traduction de Beccarie en 1498 (Venise, de Pensis) et 1499 (Paris, Kerver) ainsi que des versions de la traduction de Priscianus en 1497 (Rome), 1499 (Cologne et Deventer).
Si cet ouvrage m’intéresse particulièrement ce n’est pas seulement pour sa belle typographie, mais parce qu’après avoir décrit les terres en partant de l’Est (Normal quand on habite Alexandrie !), notre Denys arrive aux confins du monde habité, c'est-à-dire le nôtre. Il représente le Monde connu comme une ile, entièrement située au dessus de l'équateur, s'étendant de Thulé (Islande?) à la Libye (Afrique) et limitée par l'Inde et les rives du Gange à l'Est, en citant les Chinois et Tibétains.
Il s’intéresse à l'existence des Celtes, au delà des Pyrénées. La mer d'Ibérie se présente tout d'abord... Puis lui succèdent les ondes Galatiques, où s'étend la terre de Massalie, avec son port contourné. À la suite se déploie, la mer Ligystique, et des terres habitées de peuplades aux rites étranges... Il décrit les coutumes des assemblées de femmes et d'enfants sous les peupliers et le ramassage de l'ambre couleur de l'or. A lire Denys, on ne dirait pas que les romains sont passés par là !
Tout au long de son ouvrage, il donne la localisation de nombreux minéraux et pierres fines, d'Europe et d'Asie mineure.
Mais, le mieux est encore de le lire :
« Après eux (les Ibères), ce sont les Pyrénées et les demeures des Celtes, près des sources de l'Éridan aux belles eaux. Sur ses bords jadis dans la nuit solitaire, les Héliades gémissantes pleuraient Phaéton, et là, les enfants des Celtes, assis sous les peupliers, recueillent les larmes de l'ambre qui a l'éclat de l'or. À la suite sont les demeures de la terre Tyrsénide (Tyrrhénienne), à l'orient de laquelle on voit commencer les Alpes, et du milieu d'elle les eaux du Rhin roulent au bout (du monde), vers les flots de la boréale Amphitrite. »
C’est aussi dans cet ouvrage que l’on apprend pourquoi, nous autres Gaulois, nous sommes portés sur la cervoise tiède :
« Près (des îles Bretonnes), il est un autre groupe d'îlots, et sur la côte opposée, les femmes des braves Amnites célèbrent en des transports conformes au rite les fêtes de Bacchus, elles sont couronnées de corymbes de lierre, et c'est pendant la nuit, et de là, s'élève un bruit, des sons éclatants. Non, même dans la Thrace, sur les rives de l'Absinthe, les Bistonides n'invoquent pas ainsi le frémissant lraphiotès; non, le long du Gange aux noirs tourbillons, les Indiens avec leurs enfants ne mènent pas la danse sacrée du frémissant Dionysos, comme en cette contrée les femmes crient : Evan ! »
Bertrand, les rives de l’Absinthe, cela ne vous rappelle rien ?
Bonne Journée !
Textor
(1) Collation: In-8 de 36 ff (Sign. a-c 8, d-e 6) a1r Propos liminaires adressés à Hieronymus de Leonardis,a3r texte, e5r colophon, e5v table, e6v blanc. Titre-incipit de 4 lignes imprimées en rouge, 26 lignes par page, table sur 2 colonnes, notes imprimées en marge, initiales noires sur fond blanc. Type: 5:109bR. Trous de vers, touchant qq lettres mais ne gênant pas la lecture.
Références : H *6227; GW 8427; BMC V, 195 (IA. 19865); BSB-Ink. D-178; Hoffmann I, 594; Klebs 340.2; Goff D-254