lundi 7 février 2011

La bibliothèque de Charles Le Goux de la Berchère (1649-1719)




L'acquisition de nouveaux ouvrages est pour moi, et doit l'être certainement pour la plupart des bibliophiles et des libraires, l'occasion de faire l'historique de tel ou tel exemplaire. C'est ce qui est arrivé avant hier lorsque j'ai reçu un colis contenant trois grands volumes reliés en veau aux armes, achetés, je dois bien le dire, à l'aveugle, c'est à dire en sachant que les volumes étaient armoriés, sans autre information. D'ailleurs le vendeur ne signalait même pas que les volumes étaient reliés aux armes, il fallait regarder les photographies qui étaient à la disposition de tous, mais pas suffisamment nettes pour s'en faire une idée précise. Il y a des moments où il faut risquer... tout dépend du niveau de risque qu'on prend.

Il s'agit de trois forts volumes in-4 (voir photo), reliés en veau brun, dos ornées aux petits fers. Voici le titre de l'ouvrage : "Histoire des révolutions d'Angleterre depuis le commencement de la monarchie. Par le Père d'Orléans de la Compagnie de Jésus." ... Encore un jésuite me direz-vous ! Oui... mais bon... apparement cette histoire des révolutions d'Angleterre est estimée pour l'exactitude avec laquelle le Père d'Orléans a été puiser aux sources manuscrites les plus diverses et les plus inédites. Pour ce qui est de l'édition, il s'agit de l'édition originale publiée chez Claude Barbin à Paris, en 1693 pour les deux premiers volumes et en 1694 pour le troisième et dernier. D'ailleurs en passant, un détail curieux à noter concernant le premier volume. La permission est datée du 22 juin 1689 et le privilège du roi du 4 mai 1689. Rien de bien exceptionnel me direz-vous ! Là où cela se corse c'est que l'achevé d'imprimer pour la première fois est daté du 23 septembre 1689 ! Ah ? Alors le titre porte la date de 1693 et l'achevé d'imprimer date de quatre années auparavant !?? On en déduirait donc que ce volume n'est pas l'édition originale mais que la première édition date de 1689 ... ce qui est faux ! Ce volume daté 1693 est bien celui de l'édition originale, il n'y en a pas eu d'autre avant cette date. Le dernier volume, quant à lui, porte la date de 1694 et un achevé d'imprimer en date du 14 août 1694. Voilà qui est plus simple à comprendre. A priori personne dans les catalogues de bibliothèque que j'ai pu consulté n'avait à ce jour relevé cette incohérence entre la date du titre et celle de l'achevé d'imprimer au premier volume ... si quelqu'un a une idée ?


Ce qui m'a fait acheter cet ouvrage, c'est la bonne tenue de l'ouvrage en reliure de l'époque et la présence des armes sur les plats. Bonne tenue somme toute relative comme vous allez le voir. En effet, les trois volumes, bien que dans un assez bel état de conservation, ont subi au cours des siècles quelques réparations (je n'ose pas employer le mot de restauration vous allez comprendre pourquoi en regardant les photos). Mais avant de décrire les reliures et leurs défauts, intéressons-nous à ces armes sur les plats. Lorsque j'ai reçu les volumes, une fois l'inspection externe de routine (les coins, les coiffes, les mors, l'aspect général et la solidité des reliures), j'ai ouvert le premier volume et pu lire sur la page de titre, à l'encre et d'une écriture du XVIIIe siècle : "Mgr de Beauvau archevêque de Narbonne". Cette mention reprise sur chacun des trois titres. J'avais déjà eu en mains il y a quelques temps des volumes portant la même inscription ... je n'étais donc pas en totale terre inconnue... Google books aidant... il a été plus qu'aisé de savoir tout ou presque sur la provenance de ces volumes. Ces volumes sortaient donc de la bibliothèque d'un prélat de Narbonne, Monseigneur de Beauvau, archevêque de la ville de Narbonne. Quelques minutes plus tard je savais que ces volumes reliés aux armes, venaient en fait, au départ, de la bibliothèque de Charles Le Goux de la Berchère, également prélat, grand amateur de livres et dont la bibliothèque de plusieurs milliers de volumes, finit par atterrir dans l'escarcelle de Monseigneur de Beauvau ! Toute l'histoire est assez simple et est fort bien résumée dans un petite texte que j'ai retrouvé enfoui dans la Petite Revue des Bibliophiles Dauphinois (tome II, Grenoble, Allier Frères, 1908, pp. 77 à 86), article que vous pouvez lire en mode image en fin de billet.


En deux mots disons que Charles Le Goux de La Berchère était de souche bourguignonne, qu'il est né en Dauphiné par accident (situation de son père au Parlement de Grenoble au moment de sa naissance), qu'il est retourné enfant à Dijon où il suivit les études qui l'amenèrent au siège archiépiscopal d'Aix, puis d'Albi (1687), puis enfin de Narbonne (1703). Il était Président des Etats de Languedoc et associé honoraire de la Société des Sciences de Montpellier. Il présida en 1715 l'assemblée du clergé de France et mourut le 2 juin 1719. Il avait 70 ans. "Sa bibliothèque était un arsenal sacré qu'il voulut avoir dans l'enceinte de son palais" écrit le Père Cotonay le 19 janvier 1720 dans son oraison funèbre prononcée à Toulouse. Ses volumes étaient reliés à ses armes aussi bien en veau qu'en maroquin, tous bien conditionnés.


Qu'en est-il de ses volumes ? Il ont fait partie des volumes passés aux mains de Monseigneur de Beauvau en 1730. Ce dernier étant mort sans postérité connue et reconnue (on sourit... merci) en 1739, c'est le libraire Martin de Paris qui dressa le catalogue des quelques 5.500 livres de cette bibliothèque quelque peu spoliée... Les volumes décrits ci-dessus sont très probablement listés dans ce rare catalogue que je n'ai pu consulter à ce jour.

L'article de la Petite Revue des Bibliophiles Dauphinois de 1908 indique : On trouvait, il y a encore quelques années, chez les bouquinistes des livres de cette provenance ; aujourd'hui ils sont devenus fort rares." Je vous laisse vous reporter à l'article en images en question en fin de billet pour y lire la description des différents fers armoriés que ce bibliophile avait fait faire, dont il existe au moins six variantes.

Examinons de plus près maintenant les volumes reliés tels qu'ils nous sont parvenus en ce début de XXIe siècle après plus de trois cent ans de pérégrinations ...


Les volumes ont été endommagés au cours du temps, et ce, semble-t-il assez tôt. On note en effet des réparations aux coiffes pour les trois volumes. Je dis bien réparation car sans vouloir faire mon grincheux, on ne peut pas dire que le travail ait été d'une finesse à toutes épreuves... La réparation des coiffes, si j'en crois le décor au fer doré à la grotesque et le cuir utilisé, me ferait penché pour un travail exécuté au XIXe siècle, mais sans certitude, peut-être avant, à la fin du XVIIIe siècle ?? ... Quoi qu'il en soit, le "réparateur" a cru bon, pour masquer des manques de cuirs assez importants aux coiffes et dans les caissons aux extrémités des dos, de recouvrir une bonne partie des décors existants par ce décor à la grotesque qui fait "pansement" ... c'est original ! c'est unique ! c'est la première fois que je vois un travail pareil ! c'est spécial ! Et vous ? qu'en pensez-vous ? Avez-vous vu pareil réparation ancienne ? De plus, je ne sais pas si le réparateur était aussi bibliophile et s'il a fait ça tout seul... mais on lit, en pied des dos, dans le décor à la grotesque, la signature en lettres dorées capitales : "C. GONIN" ?? Qui peut bien être ce C. GONIN qui signe ici, soit une appartenance ? soit son travail de réparateur ? Je ne sais pas. Je vous laisse me dire ce que vous trouverez sur le sujet. Je n'ai rien trouvé de probant. Quelques autres réparations de fortune des coins ont été faites, avec du chagrin brun du plus mauvais effet et un peu à l'emporte pièce. Ces restaurations des coins doivent dater du XXe siècle, le cuir utilisé me semblant plus récent, mais sans certitude. Voilà ce qu'on pouvait dire de cet exemplaire si l'on souhaitait s'y intéresser de près.


Je ne sais pas si comme les bibliographes le disent Charles Le Goux de La Berchère était un éminent bibliophile, mais ce que je peux dire c'est qu'après avoir collationné l'exemplaire, je me suis aperçu que dans le tome second, un feuillet au début avait été relié en double et qu'il en manquait donc un ... Soit Charles Le Goux de La Berchère s'était accomodé de ce manque... soit il ne lisait pas ses livres autant qu'on a bien voulu le dire... je vous laisse vous faire votre propre idée, j'ai la mienne.

Bonne soirée,
Bertrand Bibliomane moderne







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