Amis
bibliophiles, lisez-vous vos livres ? Pas plus que moi, j’imagine, et pas
moins. C’est une question qui me taraude souvent. Ce livre aux marges
généreuses que j’ai sous les yeux, si propre et si blanc, a-t-il été lu avant
moi ?
S’il
ne fait pas de doute que le livre non coupé n’a jamais été lu, le doute
subsiste pour tous les autres. A moins qu’un signe évident de lecture n’apparaisse,
et ce signe c’est l’annotation du lecteur.
« J’ai acheté les œuvres de Varron,
imprimées par Henri Estienne, en 1573, avec les annotations de Scaliger, etc. Y
sont notées dans la marge, d’une main inconnue, des leçons différentes et
d’autres petites choses qui abîment un peu cet exemplaire. Mais je ne suis pas
jaloux des livres; ils doivent servir à leurs maitres qui ont tout le droit de
les tacher en écrivant dans la marge ce qu’ils veulent pour leur commodité.
Ceux qui tiennent les livres en respect font comme ceux qui ne sortent pas
quand il pleut pour ne pas abîmer leurs chaussures. » (Giuseppe Pelis
Bencivenni – Efemeridi, 28 Nov 1759, série I Vol. I p.189)
Cette
citation en exergue de l’article d’Emmanuelle Chapron, « Lire la plume à
la main » (1) m’a frappé (d’autant plus qu’il pleut depuis 4 jours, ici en
Bretagne, et que je ne peux pas sortir). Il m’a donné envie de revenir sur le
sujet des notes de lecture. L’aspect le plus attirant de la bibliophilie c’est
ce ménage à trois que nous entretenons en ouvrant un livre ancien. Il y l’auteur
qui nous transmet sa pensée. Il y a Nous, Candida Lector, apostrophé par l’auteur dans son
avant-propos. Et il y a ce troisième larron, le lecteur du passé qui a ajouté
sa patte dans le texte imprimé. Un jeu à trois à travers le temps.
Fig
1 Annotations manuscrites sur la page de table d’une édition vénitienne de
Plutarque de 1496. (f.1v.). Les notes, d’une belle écriture humanistique, bien
lisible, constituent une sorte de notice de présentation du contenu du livre.
En
effet, les Marginalia, ces notes qui remplissent la marge ou, plus souvent
encore, les pages de garde des vieux ouvrages viennent ajouter à la pensée
première de l’auteur une pensée seconde. L’analyse de ces notes, que les
experts commencent à étudier depuis une douzaine d’années, nous apprennent des
tas de choses sur les pratiques de lectures, mais plus encore sur les premiers
possesseurs du livre, ceux-là mêmes qui
nous rendent attachant l’exemplaire que nous avons entre les mains.
Les
annotations dans le livre ont plusieurs origines qu’il est souvent facile de deviner.
Dans une première catégorie figurent l’usage scolaire. C’est de loin la
principale cause des mentions manuscrite pour les ouvrages des auteurs
classiques latins et grecs qui étaient au programme des Scolae et pour lesquels,
d’ailleurs, le maitre faisait imprimer spécialement un fascicule à grandes
marges et à larges interlignes. C’est seulement quand l’élève était
particulièrement scrupuleux que nous avons la certitude que les notes ont été
prises pendant le cours. Ainsi, François Mangonis, élève auditeur d’un cours
sur la pensée de Saint Tomas confrontée au système d’Alexandre de Halès,
mentionna-t-il, jour après jour, la progression de la lecture de son professeur,
en datant ses notes. Au folio 29v :" Hanc
distinctionem quindecimam interpretari magistri nostri ? milley 1548 mensis
julii quarta decima me fratre Franscisco Mangonis discipulo audiente »
(Notre maitre (a débuté) l’interprétation de cette distinction 15 le 14 Juillet
1548 à laquelle j’assiste, moi, frère François Mangonis, son élève). Le 24 Mai
précédent, le professeur entamait le folio 14…. Une trentaine de pages en
presque deux mois, le sujet n’a pas été bâclé ! Mais l’histoire ne dit pas
si François Magonis avait cours tous les jours.
Le
livre de Dun Scott qu’il avait entre les mains était déjà un livre d’occasion
puisque des annotations plus anciennes, non datées mais pouvant se situer au
début du XVIe siècle, agrémentent les marges. On imagine bien Francois Mangonis se
rendre sur le Petit Pont chez Bertrandus, à l’enseigne de l’Angelus quid
Bouquinus, pour acquérir à prix d’or son précieux exemplaire. Ces notes rendent
l’exemplaire vivant.
Fig
2 Notes prises pendant le cours du 14 juillet 1548 par l’élève auditeur
François Mangonis.
Fig
3 Dans ce livre des Epigrammes de Martial de 1526, le lecteur a traduit les
mots obscurs par des synonymes, en ajoutant en marge des commentaires sur les
mœurs des romains qui vont ravir Bertrand.
Fig
4 Prise de note pendant un cours sur Juvenal.
L’apport
du jeune lecteur n’est pas toujours sérieux et bien souvent la page sert de
support aux graffitis ou aux petits dessins ludiques d’un élève qui veut tuer
l’ennui. Je parierais volontiers que ce portrait croqué sur une page d’une
édition incunable, représentant un homme aux cheveux bouclés, portant une
fraise à la mode Henri II, est celle du professeur, tandis que ce pigeon
voyageur a du se poser sur le rebord de la fenêtre pendant le cours apportant
des nouvelles de l’amoureuse restée au Château.
Fig
5 Croquis d’élève ?
Fig
6 Esquisse d’oiseau.
Il
y a une seconde catégorie d’annotations qu’Emmanuelle Chapron qualifie d’usage
savant, et qui consiste pour le lecteur à capitaliser l’information par
référence à d’autres lectures. Les pratiques sont variées selon les lecteurs,
certains introduisent un outil de repérage qui permet de retrouver une idée ou
une mention dans le tressage typographique serré de la page médiévale, pendant
que d’autres établissent une table des matières manquante, ou relèvent des concordances thématiques et posent les
références d’une autre glose.
Fig
7 Dans cette édition des Douze Césars de
Suétone, par Simon Colines, le lecteur s’est contenté d’un nom : Beroaldus
in commentaris Suetonii, faisant référence au commentaire qu’il avait sans
doute lu sous la plume de Philippe Béroalde l’ancien.
Fig
8 Références savantes à propos des
arbres exotiques.
Enfin,
une dernière catégorie, plus intéressante pour nous, est celle des citations
qu’inspire la lecture. On aborde plus directement la pensée du lecteur qui
réagit sur un passage en mettant un commentaire ou une idée de son cru. Le
lecteur se met en scène; ces pensées intimes, protégées par le livre relié bien
plus que si elles avaient été notées sur une feuille volante, sont bien destinées
à être lues par les futurs propriétaires du livre.
A
cet égard, l’édition de 1540 des Apophtegmes d’Erasme, qui appartint pendant
plusieurs générations à une même famille du Bordelais, les sieurs de Fumel, en est
une bonne illustration. Des feuillets ajoutés au moment de la reliure, ainsi
que les gardes en vélin, sont couverts de sentences et de pièces de poésie. Le
premier possesseur avait juste laissé son nom : « Mademoiselle Blanche de
Fumel », dans une écriture typique du milieu du XVIe siècle. Après
quoi, au moins deux autres mains, ont inscrit des pensées à la suite de
l’ex-libris. Le style graphique est celui du XVIIe siècle. Peut-être
le fils de Blanche, ou son petit-fils. Il semble s’adresser à Blanche dans cet
aphorisme : « Mon tainct toujours durera, votre blancheur se flétrira ».
Plus loin une réflexion politique : « Il vaut trop mieux peu faire
avec istoire, que faire plus dont il ne soit mémoire ». Plus étonnant,
cette confession (qui laisse supposer que Madame Fumel ne savait pas lire ou
n’avait pas accès à la bibliothèque !) : « J’ay voulleu faire
preuve d’entrer en amour neuve, mais toujours je rebrenne la première
pointure ». Ou, plus loin : « Quy est la peine plus dure que
celle que j’endure, de prendre en pacience, mais ceste expérience naguery ma
blessure ». Visiblement le mariage pesait sur B. de Fumel !
Fig
9 Garde d’un ouvrage copieusement annoté par les de Fumel. En haut à droite,
l’ex-libris de Blanche, plus bas le monogramme et des morceaux variés de B. de
Fumel.
Fig
10 Autre mention sur le même ouvrage.
Les seigneurs de Fumel apparaissent en bonne
place dans le Nobiliaire de Guyenne Gascogne ; Une Blanche de Fumel, épouse
d'Antoine de Vezins, vicomte de la
Grave , se maria vers l'époque de la parution de ce livre et
pourrait correspondre au premier ex-libris. En ce qui concerne le « B. de
Fumel » qui a laissé son monogramme une bonne dizaine de fois sur les
gardes de parchemin, il n’est pas encore identifié. Le monogramme semble être BE et non BF, or les
de Fumel se nommaient ou ajoutaient à leurs prénoms Esclamat. On trouve ainsi
un Guillaume Escalamat de Fumel.
En
laissant ces pensées intimes, B. de Fumel avait sans doute l’intuition qu’il
ferait un jour le buzz sur internet …Bon, il se fait tard, l’heure est venue
d’aller annoter mon exemplaire des Essais de Montaigne.
Bonne
Soirée.
Textor
(1)
Emmanuelle Chapron, Lire la plume à la main, RFHL n° 131 (2010) p 45.