Être
bibliomane c’est lire ses livres ! Et je le soutiendrai jusqu’à ma mort.
Mais je dirais que c’est aussi lire des livres que tout le monde ne lit pas. Je
dirais même plus. C’est sans aucun doute lire surtout des livres que les autres
ne lisent pas. Pas par esprit de forfanterie ou par esprit d’hautainisme (oui je sais le mot n’existe
pas, et alors ?), non, simplement parce que le bibliomane a cette
curiosité qui l’entraine sur les chemins de traverse, au risque même de s’y
perdre, souvent. Et quand on est libraire et bibliomane, il faut lire ses
livres en essayant de trouver un intérêt pour chacun des livres que l’on compte
proposer à la vente. Le libraire est un commerçant, mais un commerçant qui doit
au moins montrer qu’il s’intéresse un minimum aux produits qu’il vend. Alors il
faut débusquer dans la moindre petite chose imprimée ou manuscrite, ce qui
suscitera à coup sûr, de l’intérêt chez le futur lecteur. Car point de doute
là-dessus, les livres vendus seront lus ! Ainsi soit-il !
L’avantage des
vers sur la prose, comme dirait M. Jourdain, c’est qu’on ne peut pas en faire
sans le savoir, encore que … peut-on tout au plus en faire quelques uns lâchés
au cours d’une soirée pour impressionner une assemblée la plupart du temps
soumise et conciliante. Mais vous voyez-vous déclamer trois cent dix vers à la
suite ?! Et tous sur le même thème !? La bonne chère ! La mise
au pinacle de la table d’Epicure ! Les fastes de Bacchus et de Comus réunis
pour un soir ! Et pourtant cela s’est fait.
Vers le
milieu du XVIIe siècle, du temps des Sévigné, des Rabutin et autres princes de
Conti, pour ne parler que de ceux qui étaient de la fête (une majorité de la
population à cette époque préférant bêtement patauger dans la boue des cours de
fermes et autres marécages nauséabonds des Dombes ou du Morvan), un
versificateur resté anonyme a donné trois cent dix vers consacrés à ses deux
muses : La dive bouteille et la bonne chère des ragoûts.
On trouve
cette longue pièce en vers dans un recueil de poésies des auteurs du temps
publié à Paris en 1670 … Recueil de poésies de divers autheurs etc (Paris,
Augustin Besoigne, 1670). Ce recueil a paru pour la première fois divisé en
trois parties en 1655. Cependant on ne trouve pas cet Hostel des ragousts dans
cette première éditions de 1655. Il a dû être ajouté ultérieurement à d’autres
éditions parues entre ces deux dates. Ou alors il parait ici, en 1670, pour la
première fois. C’est un point que je n’ai pas encore réussi à éclaircir.
Voici l’histoire :
« Un cabaret, à Paris, avait pris
le nom par excellence d’Hostel des ragoûts. Je ne sais lequel ce pouvait
être ; mais, d’après ce que nous avons appris, je croirais volontiers que
c’était celui de la Guerbois (situé sur la butte St-Roch). Quel qu’il fût, on y
faisait bonne chère, si bien qu’un chansonnier du temps ne trouva pas indigne
de ses stances la description de l’ordre observé dans cette gourmanderie
illustre. » in
Histoire des hotelleries, cabarets, hôtels garnis, restaurants et cafés, et des
anciennes communautés et confréries d’hôteliers, de marchands de vins, de
restaurateurs, de limonadiers, etc., etc., par Francisque Michel et Edouard
Fournier. Tome second, Paris, Librairie Seré, 1851. (*)
Voici ce long
poème in extenso (pp. 47-57 de l’édition de 1670) :
L’HOSTEL DES RAGOUSTS.
STANCES
STANCES
1.L’Hoste, donne
une table ronde,
2.Une nappe &
douze couverts,
3.Et qu’aucun
rimailleur de vers
4.Ne s’en approche
& ne la tonde ;
5.A ce rond qui n’a
point de bout,
6.La place
d’honneur est par tout,
7.Tréve de la
cérémonie,
8.Ne choquons point
la volonté,
9.Que la contrainte
soit bannie,
10.Et que chacun de
nous vive en sa liberté.
11.Nous soûpirons
plus pour Silvie,
12.Laissons ce beau
titre d’Amant,
13.Ce soin qui
gesne incessamment
14.Trouble l’estat
de notre vie,
15.Puis l’image de
ses appas
16.Nous vient
troubler dans le repas ;
17.Et le nombre de
ses merveilles,
18.Par une aimable
illusion,
19.Se mettre parmy
nos bouteilles.
20.Et nous invite à
boire à cette passion.
21.Ces empressemens
sont infames,
22.De s’atacher si
fortement,
23.Qu’on n’aye pas
un seul moment
24.Qu’on ne soit au
cul de ses femmes :
25.L’amou legitime
me plaist ;
26.Mais je trouve
l’autre si laid,
27Et ses loix me
sont si severes,
28.Que j’ay plaisir
à oublier :
29.Si j’aime,
j’ayme ces Commeres
30.Qu’on a coiffé
de chanvre, & revestu d’ozier,
31.Ne charbonnons
point la muraille ;
32.Ce n’est que le
papier des foux,
33.Ou le registre
des Filous,
34.Des gourmans
& de la canaille ;
35.Garçon,
apporte-nous du pain,
36.Donne de l’eau
lavons la main ;
37.Je voy que
l’Hoste s’achemine,
38.Il est midy, ça
plaçons-nous ;
39.Ces bouteilles
ont bonne mine,
40.Garçon, mets
nous à part & ce gris & ce doux.
41.De cette machine
sanglante
42.Nous pouvons
faire un bon repas,
43.Mais qu’on ne
nous refuse pas
44.Cette grande
pièce tremblante ;
45.Bœuf, magazin de
nos écots,
46.Donne la moëlle
de tes os,
47.Le goust de ta
chair étouffée,
48.De ta langue
& de tes filets,
49.Te feront
dresser un trophée,
50.Si pour le
célébrer tu prestes tes palets.
51.Plats des plats
le plus souhaitable.
52.Mais aussi le
plat le plus cher
53.D’où l’avare
n’ose opprocher
54.Que franc d’écot
à nostre table ;
55.Ordonnée
confusion
56.De précieuse
expression,
57.Magnifique &
riche assemblage
58.De jus, de
crestes, d’intestins,
59.Placez-vous,
parfumé potage,
60.Bisque
pompeusement venez à nos festins.
61.Quintessence
toûjous plaisante,
62.Beaume charmant
de nostre cœur,
63.Brazier coulant,
douce liqueur,
64.Boisson musquée
& ravissante,
65.Source de liesse
& d’appas,
66.Souverain Prince
du repas,
67.Sucre, present
de la Nature,
68.Beau Frontignan,
que de mortels
69.Font de leurs
corps ta sepulture,
70.Quand de mille
biscuits ils ont fait tes Autels !
71.Foureau de
graisse assez commune,
72.Belles
entrailles de pourceau,
73.Joly pacquet,
friand rouleau,
74.Tres-ravissant
quand on déjeune,
75.Bien farcis
d’anis & de thin,
76.Venez-vous-en de
bon matin,
77.Vous trouverez
chez nous la joye.
78.Des plus
excellens Biberons ;
79.Aimables
Andoüilles de Troye,
80.Venez, pour vous
manger, nous vous dépoüillerons.
81.Epaisse liqueur
de nos Vignes,
82.Beau mélange
d’ingrediens,
83.Compagnes de
morceaux friands,
84.Et de nos
ragousts plus insignes
85.Impercevables
petits grains,
86.Pardonnez-moy,
si je me crains
87.D’un coup dont
on ne prend pas garde,
88.Auquel vous
estes destinez,
89.C’est en effet
bonne moutarde,
90.Qu’il en est peu
que vous ne preniez par le nez,
91.Orgueilleuse
& belle éminence.
92.Superbes mets,
Gigot fessu,
93.Present digne
d’estre receu,
94.Glorieux Jambon
de Mayence,
95.Admirable &
riche aliment,
96.Des festins le
bel ornement,
97.Jambons de Soule
& de Bayonne,
98.A la façon des
vieux Guerriers,
99.Suivez Bacchus,
fuyez Bellonne.
100.Et venez nous
trouver tous chargez de Lauriers.
101.Douce amertume
de Provence
102.Surnageante
& legere humeur,
103.Solide corps,
verte liqueur,
104.Fruit
pacifique, aimable essence,
105.Lenitif sacré
des humains,
106.Qui rend nos
corps souples & sains,
107.Olives &
fermes & meures,
108.Boutons en cœur
roulez chez nous,
109.Symboles de nos
avantures,
110.Puis qu’on
trouve chez nous & l’amer & le doux.
111.Innocent
morceau de Village,
112.Que les Juifs
ne mangent jamais,
113.Jeune animal,
& tendre mets
114.De nopces &
de compérage,
115.Petit grondeur,
joly Pourceau,
116.Apporte-nous ta
rousse peau,
117.Ton petit
groin, tes deux oreilles,
118.Et de tes
quatre pieds rostis
119.Faits de rages
& des merveilles ;
120.Car sans toy
nos festins ne sont point assortis.
121.Prémices de nos
Jardinages,
122.Petits
chefs-d’œuvres du Printemps,
123.Que mes yeux se
trouvent contens,
124.Quand vous
couronnez nos potages !
125.Poinçons molets
& savoureux,
126.Doux javelots
des amoureux,
127.Asperges les
Reynes des herbes,
128.Qu’à plaisir
nous vous épargnons,
129.Quand vous
venez à belles gerbes
130.Vous placer sur
la bisque en forme de rayons.
131.Toy qui rends
nostre couche mole,
132.Qui de ta robe
faits nos lits,
133.Et qui plus
blanche que les Lys
134.Serviez de
garde au Capitole ;
135.Toy qui donne
aux Escrivains
136.Le leger meuble
de leurs mains,
137.Accours &
viens à nostre joye,
138.Oyseau d’un
éternel caquet,
139.Te goustant,
& ta petite oye,
140.Je diray que
Monoye a fait tout ce banquet.
141.Belle farce de
viande hachée,
142.Estuy plein
d’épice & de chair,
143.Où l’artifice
fait cacher
144.Une excellence
dessechée
145.Gros Saucisson,
fumé Boudin,
146.Puissant chable
à tirer le vin,
147.Délicatesse
bien aimée,
148.Beaux Cervelats
tant desirez ;
149.Enfin, apres
vostre fumée,
150.Nous sentons
que vos feux nous ont bien alterez.
151.Ennemis de
l’Agriculture,
152.Dangereuse
production,
153.Visible
malediction,
154.Poison caché de
la Nature,
155.Potiron rouge,
noir & blanc,
156.Corrupteur du
foye & du sang,
157.Champignon
qu’on ne sçait connestre,
158.Quand vous
serez bien fricassez,
159.Qu’on vous
jette par la fenestre,
160.Encor par des
frians vous serez ramassez.
161.Fruit des
fruits le plus agreable,
162.Pomme d’or,
ouvrage des Cieux,
163.Fruit venu du
banquet des Dieux,
164.Pour regner
dessus nostre table ;
165.Admirable objet
de nos sens,
166.Dont les
ragoust si ravissans
167.Nous rendent de
si bons offices,
168.Qu’ils raniment
les demy-morts,
169.Pour arriver à
nos délices,
170.Orange, venez
nous donner nos passe-ports,
171.Gibier que pas
un ne seconde,
172.D’un vol fier
& précipité,
173.Venez à nostre
gayeté
174.Dans ce repas
ou tout abonde,
175.Nous benirons
ce digne jour
176.Que vous fustes
par nostre amour
177.Aussi bien
volée que prises ;
178.Mais en
Montjoye élevez-vous,
179.Grosses Perdrix
rouges & grises,
180.Et vous
rapporterez tout l’honneur des ragousts.
181.Il faudrait
garder le silence,
182.Sur tout ne se
vanter jamais,
183.De l’excellence
de ces mets,
184.Que sont une si
belle essence ;
185.La Nature &
l’Art sont icy,
186.Pour soulager
nostre soucy,
187.Les Veuves, les
Femmes, les Filles,
188.Soûpirent pour
ces alimens
189.Qui composent
nos beatilles,
190.Comme les vrais
témoins de leurs contentemens.
191.Unique, claire
& nette glace,
192.Petit abregé de
la Mer,
193.Où l’on ne voit
jamais ramer
194.Que les
cueillers de bonne grace,
195.Exquis aliment
de cristal,
196.Elixir de maint
animal,
197.Transparant
bassin de gelée,
198.Riche miroir,
approchez-vous,
199.Et paroissez
dans la meslée
200.Le ragoust le
plus beau & le plus sain de tous.
201.A ce glou glou
de nos bouteilles,
202.Nous employons
un riche temps ;
203.Mais pour être
mieux écoutans,
204.Pourceau,
preste nous tes oreilles,
205.Que ta bajoüe y
soit aussi,
206.Que la fumée
aye noircy ;
207.Preste nous
aussi ton échine,
208.Tes saucisses
& ton museau,
209.Les ragousts de
nostre cuisine,
210.Ne sçauroient
faire un pas säs tes pieds de Pourceau.
211.Nos machoires
n’ont point d’entraves,
212.Ny nostre
gosier interdit,
213.Mesme depuis
qu’on nous a dit
214.Que c’est icy
du Vin de Graves,
215.Je n’en voy pas
d’ébahy
216.Depuis qu’on
boit du Vin d’Ay ;
217.L’Hoste, est-ce
point de Barsuraube,
218.Monsieur, c’est
du clos d’Avenet,
219.Il est
excellent, Dieu me saube,
220.Jamais Dieu
bibans je n’en bis de si net.
221.Galimafrées
succulentes,
222.Pots pourris,
aigus Artichaux,
223.Vous ornemens
de nos écots,
224.Tortües
toûjours excellentes,
225.Ortolans,
Tourtres, Perdreaux,
226.Lapreaux,
Cailles, Faisandeaux,
227.Outardes,
ravissante proye,
228.Eguillettes
d’Harans sorets,
229.Vous luisant
passement d’Enchoye,
230.Venez pour
assortir nos plus riches banquets.
231.Petits habitans
de montagnes
232.Qui vous
paissez de serpolet,
233.Qui cachez sous
un poil folet
234.Le meilleur
morceau de campagne,
235.Venez petits
Caprioleurs,
236.Vestus de vos
grises couleurs,
237.Quittez la
grotte souterraine,
238.Où vous courrez
dix mille hazards,
239.Venez bons
Lapins de Garene,
240.Pour éviter icy
les ruses des Renards.
241.Familier
aliment d’yvrogne,
242.Remede contre
le dégoust,
243.Sublime pointe
du ragoust,
244.Theriaque de la
Gascogne,
245.Seul antidote
des Manans,
246.Qui multipliez
tous les ans,
247.Teste de feu,
flame massive,
248.Aimant du blanc
& du clairet,
249.Ail penetrant,
fournaise vive,
250.Venez nous
échauffer dedans le Cabaret.
251.Paste de lait,
masse caillée,
252.Gasteau cremé,
morceau Royal,
253.Superbe mets
& sans égal,
254.D’une forme
bien travaillée,
255.Belle figure du
Soleil,
256.Goust ravissant
& nompareil,
257.Volume sorty de
la presse,
258.Formage qui
s’anéantit,
259.Rocquefort, que
je caresse,
260.Meule, viens
t’en chez nous éguiser l’appétit.
261.Belle prise de
nostre chasse,
262.Muraille faite
sans ciment,
263.Prison de paste
de froment,
264.Bastion fait de
bonne grace,
265.Corps fuyard
anatomisé,
266.Cachot
dextrement déguisé,
267.Pasté, mobile
sepulture,
268.Lièvre de
goust-tres-rehaussé,
269.Fais-nous
gouster un peu l’injure
270.Et le tort
qu’on ta fait de t’avoir des-osse.
271.Toy qui porte
laisse si forte,
272.Qui dans la
bouë & les marets,
273.Avec tes fuzils
& tes rets,
274.Te laisse
prendre ou vive ou morte,
275.Que sans faire
nos chiens roder,
276.Souffre qu’on
te puisse brider,
277.Et t’enlever de
bonne grace,
278.Pour faire
juger de ton goust,
279.Viande noire,
triste Becasse,
280.Viens avecque
tes sœurs faire un nouveau ragoust.
281.Pour cette
claire friandise,
282.De ce Medecin
tant vanté,
283.Après avoir un
peu chanté,
284.Nous en ferons
plus d’une prise,
285.De cet Ypocras
blanc & gris
286.Que chacun
boive à sa Cloris,
287.Aussi bien la
Crapule est faite,
288.J’apperçoy que
les Plats sont nets,
289.Et que pour
sonner la retraite
290.On vient de
nous servir un bassin de cornets.
291.S’il restoit
quelque chose à dire
292.Pour
l’excellence du banquet,
293.Que sur la fin
nostre caquet
294.Soit éloigné de
la Satyre,
295.Encore qu’il
soit bien permis
296.De railler un
peu ses amis ;
297.Mais que ce
soit de telle sorte,
298.Que le vin, ny
la passion,
299.Ne nous trouble
& ne nous emporte,
300.Et que le
jugement fasse nostre action.
301.Parmy ces cheres
magnifiques,
302.Mon cher Baron,
je vous promets
303.Que je n’en
puis gouster les mets :
304.Si j’y vois ces
Academiques,
305.Ces Esprits à
censurer tout
306.Ne furent
jamais de mon goust.
307.Si mes vers
sentent la Gascogne,
308.Et ne sont pas
assez polis,
309.Je les dédie à
quelque yvrogne,
310.Lequel rotant,
dira, ces Vers sont bien jolis.
Evidemment
cela paraîtra à la plupart d’entre vous d’un indigeste crasse voire désuet,
mais il me paraissait amusant de reprendre dans son intégralité une pièce en
vers aussi conséquente, entièrement tournée vers les arts de la table, qui plus
est au XVIIe siècle, en sachant qu’à ma connaissance, ni Gérard Oberlé, ni
Vicaire dans leurs si intéressantes bibliographies de la « bonne bouffe »
n’en font mention. J’ai pu ne pas les voir, Gérard Oberlé, s’il nous lit, aura
plaisir à me détromper et à nous donner son avis sur ces vers.
Je suis
certain cependant que la mise en ligne des ces vers gourmands plaira à une
petite minorité d’amateurs avertis de la question des plaisirs de bouche. Alors
mon travail de recopiage n’aura pas été complètement inutile.
Bon appétit bien
sur !
Bertrand
Bibliomane moderne
(*) « N’allez pas croire que le cabaret de la
Guerbois fût un cours permanent où la bonne chère ne servait que de prétexte à
de doctes méditations. La gourmandise n’y était en aucune façon ni pédante ni
gourmée. On y savourait avec théorie d’accord, mais on n’y mangeait aussi avec
la vigueur d’un bon appétit pratique. Quelquefois même l’ivresse franche et
joyeuse, l’ivresse du peuple, la bonne, pouvait s’y gagner ; et alors,
vraiment, la noble taverne devenait aussi bruyante, aussi pleine de tumulte, de
chants joyeux et de jurons que la plus triviale guinguette des faubourgs.
Un soir, le prince Henri de Bourbon,
fils du grand Condé, y fit pareille débauche, avec quelques seigneurs ses
familiers. Au dessert, tout le monde déraisonnait : les uns parlaient de
la cour, les autres du théâtre ; les uns des dames de la reine, les autres
des filles de la rue du Chantre ; ceux-ci de leurs valets, ceux-là de leurs
chiens. Mais ce qui dominait le désordre de toutes ces conversations croisées,
c’était une dissertation verbeuse de M. de Conti sur l’appétit de ses bassets.
(…) » (ces
propos ont été rapportés dans une rarissime plaquette imprimée à Dijon en 1693
intitulée : L’art admirable de la
Guiche pour manger méthodiquement un membre de mouton pendant que douze heures
sonnent.)