Quitte à
faire un pèlerinage pour se recueillir sur les lieux saints, j’ai choisi
Venise, la Sérénissime, ses palais aux vastes portiques, ses canaux, ses
marbres, et son temple de la typographie : l’imprimerie des Alde. Venise
n’est pas si éloignée, c’est la destination d’un long week-end : une heure
et demie d’avion suivie d’une heure de vaporetto. Evidemment, il serait
préférable de prendre une caravelle au départ d’Aigues-Mortes mais c’est plus
long : il faut attendre une crue centenaire et il y a seize jours de
voyage.
Fig 1 L’ancre aldine invite au voyage
Le bateau
arrive sur le quai des Slavons (Riva degli Schiavoni) ; le premier hôtel qui se
présente est l’hôtel Danieli, jouxtant le Palais des Doges. C’est là qu’il faut
descendre : d’une part il est bien situé au centre de la ville, et d’autre
part, il a trouvé refuge dans le Palais Dandolo du XVème siècle qui permet de
se plonger immédiatement dans l’ambiance et l’époque des incunables, façon
Songe de Poliphile. Demandez une chambre avec vue sur la Lagune, elles sont
plus grandes.
Fig 2 Un Salon du Danieli
Fig 3 Alde Manuce le vieux toujours omniprésent à Venise
C’est là que
les choses sérieuses commencent et qu’on regrette de ne pas avoir préparé
suffisamment son voyage. Ne croyez pas qu’il suffit de sauter dans une gondole
en lançant « Manuzio ! Manuzio ! », car c’est le plus sur
moyen pour que le gondolier vous emmène dans un atelier de soufflage du verre, croyant
avoir compris : « Murano Glass ! Murano Glass ! ».
Il faut donc
se documenter un peu : Avant d’avoir
été Alde l’Ancien, Theobaldo, dit Aldo pour les copains, avait été un jeune
étudiant en lettres classiques, apprenant le latin dans le Latium et le grec
dans les restaurants à moussaka de Ferrare. Il se destinait à l’enseignement et
voulait devenir riche et célèbre. Si une chose l’agaçait par-dessus tout,
c’était bien la piètre qualité des manuscrits qui lui était donnés de lire. Les
moinillons-copistes étaient aussi distraits qu’ignorants et les textes en
circulation truffés de fautes. N’avait-il pas lu dans le De Bello Gallico un
passage où César, triomphant au stade, lança au peuple : « Je vous ai
compris ! » avant d’affranchir le rubicond ?
L’imprimerie
aurait pu pallier ces défauts mais les imprimeurs affairistes ne cherchaient
que la rentabilité immédiate sans souci d’honnêteté intellectuelle. Le
dominicain Filippo di Strata s’en plaint amèrement au Doge Niccolo Marcello : « les imprimeurs ne sont que
des fainéants, des domestiques chassés aussi ignorants qu’ambitieux, qui
passent leurs journées dans les fumées de l’ivresse à rêver de profits
fabuleux, des intrus venus d’Allemagne pour priver d’emploi les honnêtes
copistes italiens. Ils donnent un mauvais ton à la vie intellectuelle. La ville
est maintenant remplie de livres au point qu’on ne peut plus faire trois pas
dans la rue sans s’en faire proposer des brassées entières, comme chats en
poche, pour deux ou trois sous. Les textes imprimés sont désespérant
d’inexactitudes car préparés par d’ignares imbéciles et jamais corrigés. L’existence
de ces imprimeurs suffit à faire disparaître du marché les bons manuscrits et
encourage les sots à se donner des airs de savants ». Heureusement que frère
Filippo n’a pas connu Wikipédia !
Alde n’était
pas loin de partager cet avis radical. Il fit le projet de partir pour Venise,
capitale mondiale de l’imprimerie, pour fonder sa propre officine. C’est alors
que tomba à pic de la Mirandole qui finança son projet (Alde était le tuteur de
ses neveux). Il débarqua à Venise en 1490 et jeta l’ancre (sic !) dans le
quartier San Stae. La première édition sortie de ses presses date de 1494, le
temps d’installation avait été long. Il faut dire que l’entreprise coutait cher
et d’ailleurs Alde n’avait que 10% de l’affaire et ses associés, Pierfrancesco Barbarigo (fils
de Marco et neveux d’Agostino, tous deux successivement Doges de Venise) et Andrea
Torresano di Asola, élève de Nicolas Jenson, le reste du capital.
Si Alde
Manuce n’était pas le propriétaire de l’imprimerie, son génie consistait à
savoir bien s’entourer : un typographe coléreux, Francesco Griffo, le véritable
inventeur des caractères aldins, des correcteurs et des érudits tels qu’
Alberto Pio ou Pietro Bembo, qui fut l'artisan des
éditions de Pétrarque et de Dante, ou encore Giorgio Valla, le franciscain
Urbano Valeriani, l'anglais Thomas Linacre qui participa à l'un des rares textes
purement scientifiques imprimé en 1499,
et aussi des experts grecs employé à collecter et relire les textes classiques. Alde profita de
l’importante communauté grecque exilée à Venise depuis la prise de
Constantinople par les turcs. En 1500, tous ces érudits fondèrent l’Académie
Aldine, qui se consacra à la publication de la littérature grecque.
Sachant tout
cela, il restait à retrouver l’atelier. Quand on connait tant soit peu le
labyrinthe des rues de Venise, on se dit que la tache allait s’avérer
difficile. C’est un peu par hasard au détour d’une ruelle étroite que je suis
tombé sur le Rio Terà Secondo,
juste au niveau de l’imprimerie recherchée. (En sortant de la Calle del Scaleter, bien prendre le
Rio Terà Secondo sur votre gauche, car à droite le Rio Terà arrive en impasse
sur le Rio San Boldo). Sur la
plaque de la maison du N°2311, l'inscription : "MANUCIA GENS ERUDITOR NEM IGNOTA HOC LOCI ARTE
TIPOGRAPHICA EXCELLUIT" vous confirme que vous touchez au but.
Fig 4 La maison d’Alde Manuce
Fig 5 Une première plaque en italien
Fig 6 Les touristes ne manquent pas de photographier la
maison
Le palais est caractéristique des demeures
patriciennes du XIVème siècle avec ses hautes fenêtres vénéto-gothiques. Il est
émouvant de penser qu’Alde accueillit en ces lieux son ami Erasme, venu
préparer une nouvelle édition des Adages, publiée en 1508. Par la suite, c’est Jehan
Grolier qui franchit cette même porte pour visiter l’atelier, en 1512. Les éditions aldines représentent 119
titres en 134 volumes dans la collection de Grolier, dont plusieurs Songe de
Poliphile. L’instant a été immortalisé
par le peintre François Flameng (bien plus tard !).
Aujourd’hui la porte est close et le
palais ne se visite pas, mais il est sans doute préférable de ne pas entrer de
peur de ne pas y retrouver les presses, les manuscrits et les reliures.
Ceci dit, en collant l’oreille
contre le battant de la porte-cochère en bois, j’ai entendu distinctement le
grincement de la vis et les cliquetis de la frisquette sur le tympan, c’est le
De Aetna qu’on imprime en ce moment, c’est sur…
Fig 7 Les baies gothiques du premier étage
Fig 8 Une autre plaque commémorative en latin
Bonne Journée
Textor