A votre avis, de qui est ce texte ciselé à la perfection au coin du bon sens ?
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Un
esprit très aiguisé et à la fois très bienveillant, — ce qui se rencontre, par
aventure, — s'étonnait, l'an dernier, en parlant du volume de la Vie à Paris,
que nous eussions pu citer tant de noms, en ces pages, sans soulever ni
protestations ni colères. Le fait est qu'il semble très difficile, pour ne pas
dire impossible, de parler des gens sans les blesser. Et pourtant quoi de plus
aisé ? Il suffit tout simplement d'être poli. La politesse en littérature
passe, il est vrai, souvent pour une certaine faiblesse. De même que, pour les
femmes, un homme qui tire l'épée est nécessairement un brave, et un homme qui
joue de la guitare ou du piano est nécessairement un poète, pour les hommes un
écrivain poli, bienveillant ou dédaigneux, — car la bienveillance est aussi une
des formes du dédain, — est fatalement un être désarmé. J'en causais hier avec
un des plus affinés parmi les plus célèbres de ce temps. Il était tenté
d'écrire un Essai sur la Politesse Littéraire. Mais quoi ! L'essai est chose
usée et démodée, aussi passée de mode que la politesse elle-même ! Je sais
cependant bien des gens, et non des moindres, qui ne renonceraient pas
facilement à se montrer polis, dussent-ils être taxés de faiblesse par les
goujats. On n'est point faible inévitablement parce qu'on est bien élevé et
qu'on croit plus digne de faire son chemin en allant tout droit, qu'en marchant
lourdement sur les pieds des autres. Je n'ignore pas non plus que, lorsqu'on
écrase quelques cors, on fait retourner les gens et on court la chance heureuse
de devenir le centre d'un attroupement qui fait accourir les badauds. Mais tout
être un peu fier doit, je pense, mesurer à sa juste valeur le bruit produit par
la badauderie. Un rustaud qui déchirerait le tapis en entrant dans un salon se
ferait sûrement remarquer. Mieux vaut n'être point remarqué et ne pas déchirer
le tapis. Faire du bruit est, au temps présent, le divertissement le plus
facile que je connaisse. Il suffit de se promener avec un gong et d'en
assourdir les passants. Celui qui, du jour au lendemain, voudra devenir célèbre
n'a qu'à user de ce moyen, qui n'est pas fort cher. Je m'étonne, en vérité,
qu'avec cette boulimie de renseignements que le public éprouve lorsque surgit,
du soir au matin, une personnalité, — « champignon poussé en une nuit », disait
le marquis de Mirabeau, — quelque affamé de gloire un peu pressé ne se donne
point cette volupté de se dévêtir, un soir de première représentation, devant «
tout Paris », comme on dit. Le lendemain, il sera célèbre et, pour peu que le
garde municipal le pousse devant lui, en l'arrêtant, il sera populaire. On a
vu, sous bien des régimes, des ministres avoir un passé moins glorieux à leur
actif. Eh bien, en dépit de cet amour forcené du bruit, du tapage, de la
réclame, du scandale, de tout ce qui est la maladie endémique de notre pays, je
connais nombre de gens qui aiment encore le calme, la probité littéraire, la
politesse et le goût. Ce sont tout simplement des esprits français demeurés
très français au milieu de l'envahisse- ment yankee et de la Courtille
étrangère qui nous assourdit de son internationalisme. C'est pour ceux-là que
j'écris et rien ne m'est plus doux, je l'avoue, que l'envoi d'une lettre de ces
lecteurs du Temps qui me disent : « Je vous ai compris. » Cela console un peu
des basses injures de quelques malotrus ou, parfois — car tout homme a des
ennemis inconnus — des lettres anonymes de lâches. Je n'ai jamais oublié les
recommandations que me fit, voilà vingt ans, un écrivain des plus remarquables,
qui vit toujours et me rencontra, en ce temps-là, dans un bureau de journal où
je portais timidement mes premiers manuscrits. « — Ne soyez pas timide, me
dit-il. Dans un temps livré aux audacieux et aux farceurs la timidité n'est
plus une vertu. Si vous ne vous sentez point le courage, qui est grand, de
braver, après les déboires du début, les épreuves du succès, restez au coin de
votre feu parmi vos livres ou faites le métier de votre père et n'écrivez que
pour vous- même. C'est le plus rude des états que celui d'écrivain et le plus
calomnié par ceux-là mêmes qui le devraient honorer et qui l'avilissent. Si
vous n'êtes pas disposé à harasser votre corps et à torturer votre esprit à la
recherche d'une idée, d'une phrase, d'un roman, d'une comédie, d'un article
même — car il y a souvent tout un livre dans un article de journal ; — si vous
n'avez pas autour de votre poitrine le « triple airain » dont parle Horace ; si
vous ne savez pas que la vie littéraire est une lutte d'Indiens Pawnies, une
bataille autour d'un peu de gloire ou d'un peu de pain, une poussée farouche où
l'on s'entre-déchire comme des cannibales et où le vert laurier de tout
vainqueur est rouge des gouttelettes du sang des vaincus ; si vous ne vous imaginez pas que l'existence
de l'homme de lettres est celle du manœuvre penché sur son papier comme le
carrier sur son bloc de grès ; si vous croyez que la vie de Paris est pour le
littérateur, composée de visites au foyer de la danse et de lippées joyeuses
après les premières à tapage, ne vous donnez point la tristesse d'une
désillusion et renoncez à ce collier de misère. Mais s'il vous plaît de braver
courageusement, avec le gai sourire de notre race, les jours difficiles, les
travaux qui courbent l'épine dorsale et font couler la cervelle jusqu'au bout
du bec de plume ; si vous vous sentez assez fort pour narguer la niaiserie des
sots, la rage des envieux, la calomnie des rivaux, alors en route et haut votre
cœur ! « Cherchez, luttez, étudiez, voyez, vivez, travaillez. Puis, après
des années et des années de labeur, lorsque votre existence sans compromissions
vous donnera le droit de parler de votre loyauté littéraire ; quand vous aurez
dépensé votre jeunesse à plaider
la cause du droit, à parler de pitié aux égoïstes d'en haut et de devoir aux
révoltés d'en bas ; quand vous pourrez vous rendre cette justice que, dans
votre œuvre, il n'est rien qui puisse avoir corrompu une âme et jeté un corps
au mal ; quand vous aurez consacré vingt ans de votre vie à faire aimer ce qui
est beau et à célébrer ce qui est bien, — l'art, la bonté, le courage,
l'honnêteté, la patrie, — alors attendez-vous à rencontrer les moustiques et
les maringouins dont parle Beaumarchais, les ennemis qui vous connaissent et
les imbéciles qui vous méconnaissent, les jaloux qui supputent la somme de vos
labeurs, et les paresseux qui regardent comme une part à eux volée le travail
qui vous plaît et qui est, avec votre joie, votre pain du jour. Attendez-vous à
entendre calomnier chaque action de votre existence et chaque page de votre
œuvre. Produisez-vous peu ? C'est impuissance. Beau-coup ? C'est incontinence.
Vous outragez, en tra-vaillant, tout ce qui ne travaille pas. Toute œuvre
qu'achève un homme a contre elle tous ceux qui ne l'ont pas faite. Vous criez
au pessimisme ? Il n'y a pas de pessimisme ici, il y a la constatation pure et
simple d'un fait. Et habituez-vous de bonne heure aux piqûres des frelons et au
venin des vipériaux. Prenez le poison chaque matin, comme Mithridate. Quand on
y est fait, l'arsenic, dit-on, n'est plus redoutable. Faites-vous d'ailleurs ce
raisonnement qu'on n'insulte que ce qui s'élève et que toute insulte ne part
que de très bas. La calomnie est une des preuves du succès. « Quand « on me
dit, » — a raconté Victor Hugo : « Vous « êtes « éreinté aujourd'hui dans tel
journal ! » je réponds (c'est Victor Hugo qui parle) : « Laissez-moi « croire,
pour mon orgueil personnel, que je suis « insulté et éreinté, comme vous dites,
dans plus a d'un journal à la fois ! » Il est des gens qui font ce métier-là.
Métier facile. Ne le faites pas. Il est peu lucratif d'abord, et la bave ne
nourrit point son homme. Et puis il est vilain, des plus vilains. Surtout ne
répondez jamais à ces hurleurs : ils n'en valent point la peine. Ce sont des
déclassés ou des ratés, des jouisseurs impatients ou des bohèmes vieillis. On
aperçoit leur vanité et leur envie à travers les trous de leurs chaussures ou
les boutonnières de leurs gants, car quelques-uns ont des gants. Vireloque a
pour compère l'Arétin. Tels sont mes conseils à vous qui débutez. Pour moi, je
me suis imposé une règle fixe en prenant la plume. On peut parler de moi
librement puisque je prends le droit de librement parler des autres. Je ne
reconnais à aucun insulteur la possibilité de m'atteindre. Qui calomnie grandit
le calomnié ; qui outrage se salit. Le journalisme est le plus vil des métiers
quand il n'en est pas le plus honorable ; mais je remarque qu'ailleurs qu'il ne
pourrait pas plus défaire la réputation d'un honnête homme qu'il ne saurait,
même après des années de tentatives, assurer quelque estime à un gredin. Le
public, en fin de compte, n'est pas si niais qu'il prenne longtemps au sérieux
les marchands d'injures et les crieurs de calomnies. « Je vous le répète donc ;
n'ayant causé aucun préjudice à personne, ma vie appartient à tout le monde
après avoir été consacrée à rendre plus d'un service à quelques-uns. Ce qu'on
dit de moi m'importe peu ; je ne m'inquiète que de ce que je dis des
autres. Sur ce point, encore une fois, je m'efforce de ne point blesser,
trouvant odieuses les personnalités haineuses, et basses les petites allusions
perfides. Que mes ennemis (à lire certains parleurs, je pourrais avoir la
fatuité de croire que j'en ai), oui, que mes ennemis sachent en quel complet
mépris je tiens leurs insultes. Je ne dis pas que je m'en honore : cela est
tout simple. Je dis que je les dédaigne. La réputation d'un homme ne dépend
nullement, je le répète, de ce que disent de lui trois ou quatre grimauds, mais
tout simplement de ce qu'en pensent les honnêtes gens. Et si, dédaignant les
attaques, je puis avoir atteint quelqu'un, je serai toujours à sa disposition
pour effacer le coup de plume si j'ai blessé involontairement, ou pour
souligner le mot d'un coup d'épée s'il a été écrit avec intention. Je trouve du
reste parfaitement inutiles et souvent absurdes les duels littéraires. Mais
s'il est permis de mépriser qui outrage, c'est à la condition seule qu'on appartiendra
à celui qu'on aura blessé. Au total, voici ma profession de foi : je
n'appartiens pas à qui parle de moi, mais j'appartiens à celui dont j'ai parlé.
C'est une simple règle de courtoisie et je ne sais rien de plus galant et de
plus français qu'un homme qui se pique d'être courtois, surtout au moment où
presque tous les gens ne le sont plus. » J'ai souvent pensé à cette mercuriale
de mon vieil ami. Je n'en ai oublié aucun trait et, maintenant que j'ai presque
l'âge qu'il avait alors, je la répéterais volontiers à tout débutant qui me
viendrait demander conseil. « Bien faire, laisser dire et ne rien dire qu'on ne
soit prêt à soutenir jusqu'au bout. Etre poli, respecter les gens qui ont du
talent, aider ceux qui en auront peut-être et mépriser ceux qui, en injuriant
et grossissant la voix, croient en faire montre. Laisser parfois le papier
blanc pour endosser la veste d'escrime et quitter la plume pour le fleuret, qui
est un excellent instrument de gymnastique et peut, au besoin, tenir lieu d'un
ami. Ne blesser personne volontairement et rire des blessures qu'on essaye de
vous faire. » C'est la règle de conduite hygiénique et morale que me dictait
mon ami d'il y a vingt ans. Elle m'a constamment tenu en haleine et, — malgré
bien des tristesses, — en bonne humeur, après tout, et comme en jeunesse. C'est
pourquoi je la crois excellente, je la recommande aux autres et continuerai à
la pratiquer pour moi-même. Un proverbe danois dit avec raison : « L'homme
d'honneur ne s'embarrasse ni des louanges ni des injures ! » Que l'école du
scandale se le tienne pour dit. Ici l'on s'amuse, ici l'on juge les hommes, on
feuillette les livres, on étudie la vie de Paris, on en saisit, au passage, les
folies ou les ridicules : - ici l'on raille ; mais ici l'on n'insulte pas.
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La réponse demain si personne n'a trouvé.
Bonne journée,
Bertrand