mercredi 18 août 2010

Le Pegme de Pierre Cousteau (1555).


Poursuivons notre saga de l’été sur les livres d’emblèmes, ce type particulier d’ouvrages, très à la mode au XVIe siècle, qui associe une image, une épigramme et une devise plus ou moins mystérieuse. Nous avions introduit le sujet avec le premier d’entre eux, les Emblemata d’André Alciat (BM 17 Mai 2010), je vous propose de découvrir aujourd’hui un illustre successeur, lui aussi jurisconsulte : Pierre Cousteau.

Fig 1 Reliure de parchemin, les livres d’emblèmes étaient presque toujours des petits in-8, format qui permettait d’avoir sur une seule page et donc, d’embrasser d’un seul coup d’œil, l’image, le titre et l’épigramme.


Nous savons peu de choses sur Pierre Cousteau, sinon qu’il est né à Paris, qu’après des études de droit il est passé par Vienne puis par Lyon où il a rencontré Macé Bonhomme, libraire-éditeur qui publiera en 1555 l’ouvrage intitulé : Pegma. (Un pegme est une petite planchette de bois sur laquelle on prend ses notes, dans le langage des écoliers). Il a écrit exclusivement en latin, sous deux noms différents, Petrus Costalius pour les livres aux sujets juridiques et pour ces emblèmes, Petrus Costus pour les livres aux sujets religieux.

Fig 2 Page de Titre


Le privilège de cette édition est daté du 7 Mars 1553 et l’achevé d’imprimer du 10 janvier 1555. Délai plutôt long. Le privilège nous apprend que l’entreprise nécessitât d’investir des fonds importants dans la gravure des blocs et la traduction du texte en langue vulgaire. En effet la version française de Lanteaume de Romieu est parue presque simultanément en 1555; On peut imaginer que la composition de 95 bois, probablement par Pierre Eskrisch, dit la Cruche, le graveur préféré de Bonhomme, a du prendre un bail.

Macé Bonhomme avait procédé de la même façon avec le livre d’emblème de Barthélémy Aneau, l’imagination poétique, publié simultanément en Français et en latin en 1552. Ici, les deux éditions ne sont pas identiques puisque Lanteaume de Romieu n’a pas traduit les narrations philosophiques, ces petits textes de deux à trois pages qui accompagnent et prolongent chacun des emblèmes proprement dit. Macé Bonhomme a regretté sans doute d’avoir négligé les « Narrationes » et il les fera traduire lors de la réédition de la version française, en 1560. L’original en latin ne fera l’objet d’aucune réédition. (2)

Fig 3 Protogène

Le Pegme franchit une nouvelle étape dans la structure des livres d’emblèmes. Là où Alciat nous proposait des devinettes, arrangées dans un ordre aléatoire, Aneau déjà, dans sa traduction d’Alciat de 1549, les avaient regroupées par thèmes, transformant le recueil en une sorte de catalogue de principes moraux destinés à être mémorisés par l’image et utilisés dans un exercice oratoire. Mais les commentaires étaient très réduits, destinés à expliquer un passage que la traduction avait obscurci. L’innovation apportée pour la première fois par le Pegme de Pierre Cousteau est ce développement philosophique qui suit et complémente l’emblème et qu’on retrouvera par la suite dans d’autres livres d’emblème sous ce nom de Narratio philosophica. Ces petits essais (au sens où l’entendait Montaigne) sont des compléments discursifs de l’emblème plus qu’une interprétation à proprement parlé. Il laisse encore une bonne place à la perplexité.

Fig 4 Au portrait de Sybarithe en rue contre un tas de braves.


La lecture est une réinvention du texte, qui en modifie son objet. Le lecteur, en s’appropriant l’histoire, invente autre chose que ce que l’auteur avait l’intention d’y mettre, en fonction de paramètres qui lui sont propres, à l’instar de Pierre Menard, auteur d’un Quichotte, qui réécrit le texte de Cervantès, avec les mêmes mots, « mot à mot et ligne à ligne », et en fait un autre livre. L’auteur du livre d’emblème n’ignore pas ce phénomène et même, il le provoque, en laissant une place à la capacité d’imagination du lecteur. « L’art de l’emblème consiste non pas à délivrer en pleine clarté des significations, d’ordre généralement moral, prêtes à être passivement reçues par le lecteur, mais à inciter ce dernier à retrouver, en reconstituant la logique qui a présidé à l’association singulière d’une figure ou d’une épigramme, l’évidence du sens qui en porte absence et présence » (3)

Certaines associations nous sont familières comme celle du puits de Démocrite.

Fig 5 Au puits où disait Démocrite Vérité être cachée


En vain tu taches à faire remonter La vérité au fond du puy cachée Force luy fut d’avec nous s’absenter Etant ainsi par les hommes faschée.

Ou bien celle-ci, qui associe les paris spéculatifs des traders et la fortune des courtisans,

Fig 6 Au changeur. Contre ceux qui ont le vent en poupe.

Quand le changeur quelques comptes veut faire Souvent mettra un jeton en levant, Qui vaudra mille et s’il vient à soustraire, Se trouvera moins valoir que devant Le courtisan encor que bien avant Soit en honneurs et dignités monté, Souvent plus bas qu’un esclave ou servant On le verra des petits surmonté.


Mais le problème, c’est que beaucoup d’associations d’idées, évidentes pour les humanistes du XVIe siècle pétris de symboles, nous paraissent absconses de nos jours. (D’où l’expression « être comme un canard qui aurait trouvé un Cousteau » ! Hum, pardon, je reprends…)

En voici quelques unes qui m’ont plongé dans un abime de perplexité.

Fig 7 Sur Stesichore, poète grec. Ni en bien ni en mal ne faut parler des femmes.


Je sais bien que les grecs de l’Antiquité étaient peu portés sur la gente féminine mais à ce point-là !

Fig 8 Ne dépendre point de fortune.


Fig 9 Sur le tombeau de Chiron. Quel mal, Chiron, trouvas-tu en la vie qui t’a jadis à mourir incité ?


Et pour ceux que les devinettes agacent il reste encore la possibilité d’admirer les bois de Pierre Eskrisch, cet artiste d’origine allemande qui fait partie des grands graveurs de la Renaissance, flirtant déjà avec le maniérisme, et qui mériterait un article à lui seul !

Fig 10 Contre ceux qui ont maniement des choses. – Certaines scènes sont traitées avec un art consommé du dessin.


A l’image des Neures qui ont faces humaines puis deviennent des loups cruels, les gens qui ont maniement de justice mangent souvent leur brebis et la laine qui est d’un loup le naturel office !

Fig 11 Contre ceux qui méprisent les docteurs de droit. – L’architecture de la Renaissance donne un cadre de choix à de nombreux bois dont l’action se déroule sur une place entourée de maisons ou de monuments.


Bonne journée
Textor


(1) Coll. : (7) ff 336 pp (4) ff. 95 bois en premier tirage pour 122 emblèmes. Les feuillets Eiii et Eiv proviennent d’un autre exemplaire plus court de marge. Ex-libris armorié gravé : Bibliothèque de Rochebrune, 1847
(2) Le catalogue de la vente Wilhem Trübner, Lucerne 17 Nov 1937, lot 16, donne les commentaires et références suivants sur l’édition de 1560. : « Livre d’emblèmes devenu rare. Brunet II, 341, C’est l’édition avec les Narrations philosophiques. Baudrier II 183/4 et X 262/3. A.F.Didot Essai 232, Cat Rais N°563. Cet ouvrage est un de ceux où se révèle le style lyonnais proprement dit, soit dans les bordures, soit dans les vignettes, Le dernier feuillet (souscription) manque. Est 60 FS. »
(3) Jean Marc Chatelain, Mise en texte de l’emblème et art de méditer au XVIIe siècle.

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